CHARLES DE GAULLE
PAR FRANÇOIS MAURIAC
Parmi les grands hommes
contemporains, aucun n'a autant fasciné et intrigué le monde que Charles de
Gaulle. Souvent incompris des Français eux-mêmes, il l'était encore davantage
des étrangers. Ceux-ci n'arrivaient à le classer dans aucun des clans politiques
ou des partis traditionnels qui le soutenaient souvent contre leur gr é pour ne
pas perdre la faveur des masses. Les uns l'admiraient pour sa foi inébranlabl e
dans les destinée s de la France, mêm e aux heures les plus sombres de son
histoire, les autres le détestaient pour ce qu'ils considéraient comme sa
morgue, surtout quand les intérêts de leur pays s'opposaient à ceux de la
France. Churchill lui-mêm e trouvait en lui tantôt un conseiller précieux , 1'«
homme du destin », tantôt un défenseur de sa patrie d'une intransigeance
exaspérant e ; d'où sa célèbr e boutade : « Parmi toutes les croix que j'ai dû
porter, la plus lourde a ét é celle de Lorraine. » Homme aux nombreuses
contradictions, à la tête d'un pays plein de contradictions, Charles de Gaulle restait
aux yeux des étranger s le symbole de la France éternelle , certes, mais aussi
celui qui guidait malgr é elle cette « vieille terre rongé e par les âge s »
vers un destin dont bon nombre de Français ne voulaient pas d'abord. Nul
n'était mieux placé que François Mauriac pour expliquer de Gaulle aux
étrangers. Car s'il ne l'avait pas tout à fait bien compris, comme le pensent
certains, l'admiration qu'il lui portait depuis la Libération — ne
l'appelait-il pas alors « le -premier des nôtres » ? — et le soutien
inconditionnel qu'il lui avait toujours accordé par la suite, sauf à l'époque
du R.P.F., lui donnaient le droit d'en parler à cœu r ouvert. D'ailleurs,
l'admiration de Charles de Gaulle pour le grand écrivain faisait pendant à
celle de François Mauriac pour l'homme politique. « Quant à moi, écrivait le
généra l en 1970, je lui voue une reconnaissance extrême pour m'avoir si
souvent enchanté , pour être un des plus beaux fleurons de la couronne de notre
pays, pour m'avoir honor é et aidé dans mon effort national, de son ardente
adhésion, de sa généreus e amitié , de son immuable fidélité. Cette admiration de François Mauriac pour
Charles de Gaulle lui permettait-elle de le juger sereinement ? Nous laisserons
le soin aux lecteurs d'en décide r par l'article suivant, qui était destiné à
paraître en 1960 dans une revue américaine , mais qui, en fait, est resté
inédit (2). Cet article, tout en étant un clair expos é de la politique
gaulliste et un portrait saisissant du grand homme d'Etat, est en mêm e temps,
par son caractère prophétique , un éloquent témoignag e de la perspicacit é de
François Mauriac qui, dès 1960, avait bien compris qu'un jour le général se
retirerait à Colombeyles-Deux-Eglises.
KEITH GOESCH
(1)
Lettre du général de Gaulle à Mme François Mauriac en date du 1"
septembre 1970, reproduite par Jean Mauriac dans Mort du général de Gaulle
(Grasset, 1972), p. 134. (2) Le manuscrit de ce texte a ét é offert en 1968,
par François Mauriac, à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
(2)
Le manuscrit de ce texte a ét é offert en 1968, par François Mauriac, à
la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme
politique français plus difficile à comprendre pour des étrangers que le
général Charles de Gaulle. Il est impossible qu'un Américain, lorsqu'il
considère ce qui s'est passé en France au lendemain du 13 mai 1958, ne fasse
pas un rapprochement avec l'histoire de Mussolini, avec celle d'Hitler ou de
Salazar, ou du général Franco. Beaucoup de Français eux-mêmes s'y sont trompés,
à commencer par les comploteurs du 13 mai qui ont cru se servir de de Gaulle,
mais qui en fait ont été évincés par lui. Que nos amis Américains le
comprennent enfin : non seulement de Gaulle n'est pas un dictateur, mais je
serais presque tenté de dire qu'il est le dernier libéral — un libéral du vieux
temps comme il n'existe presque plus chez nous ; et la meilleure preuve, c'est
que ce prétendu dictateur, devenu le maître du pouvoir, est combattu
ouvertement ou sournoisement par la grande presse d'information, et qu'il ne
fait rien pour y mettre le holà. Imaginez Hitler ou Mussolini acceptant cette
opposition de la presse.
Je suis l'un des très
rares journalistes qui soient résolument à son côté. Toute la droite, au moment
où j'écris cet article, est pour Pinay contre de Gaulle, sinon pour Massu
contre de Gaulle. Quant à la gauche elle le considère comme son premier adversaire.
Certes, la masse du pays le soutient; mais que pèserait cette adhésion quasi
unanime (dont le maréchal Pétain lui-même avait paru bénéficier), le jour où
l'armée révoltée, en liaison avec les ultras d'Alger et des politiciens de
Paris, tenterait un nouveau 13 mai ? Si le général de Gaulle, soutenu par tout
le monde, a tant de monde contre lui, c'est qu'il
concentre dans sa
personne toutes les contradictions qui reflètent celles mêmes de l'histoire de
la France et du monde en ce premier mois de l'an 1960. Les partis de gauche
n'ont pas tort de considérer de Gaulle comme un ennemi du gouvernement
démocratique, parce que
pour eux la démocratie se confond avec le régime parlementaire tel que nous
l'avons pratiqué en France depuis 1870, et que le général de Gaulle en effet
n'a eu de cesse qu'il l'ait réduit à l'impuissance. Et si peu qu'il en reste aujourd'hui,
de ce système, le général de Gaulle doit trouver encore que c'est trop.
***
Eh bien ! je crois être
démocrate et sur ce point, je l'approuve. Il est faux, et les Etats-Unis en
donnent l'exemple, qu'une vraie démocratie exige que l'exécutif soit bridé et
rendu impuissant par le législatif souverain. Cette opinion paraît normale et
sage à un Américain, qu'il soit républicain ou démocrate ; mais elle fait
horreur en France aux socialistes, aux radicaux, aux démocrates populaires, aux
indépendants, à tous les membres de tous les partis qui sont la projection sur
l'écran politique de ce fameux individualisme français dont nous avons eu à
nous louer beaucoup en art et en littérature, mais qui fait de nous sur le plan
politique un pays divisé contre lui-même, un pays ingouvernable, et où le vrai
pouvoir est finalement détenu par les intérêts particuliers. Il faut comprendre
que le général de Gaulle, en prenant le pouvoir, a interrompu un système mortel
pour nous, mais qui correspondait à la multiplicité des coteries et des clans,
lesquels recommencent de s'agiter à mesure que les obstacles qui s'opposent à
de Gaulle deviennent plus menaçants.
En somme le paradoxe est
celui-ci : ce général, porté au pouvoir par ce qu'il faut bien appeler un coup
d'Etat de l'armée, a éliminé les hommes qui avaient fait le coup, et a fait
appel à d'anciens politiciens de la République défunte et à ses amis personnels
pour former le gouvernement. Mais lui-même, il a été pris à son propre jeu : le
pays, croyant voter gaulliste, a envoyé au Palais-Bourbon une chambre qui, élue
par la seule vertu du nom de de Gaulle, est en grande majorité d'extrême
droite, au sens le plus étroit du mot. Or, ces tenants d'un état de choses
périmé pour tout ce qui touche à notre ancien Empire et à l'Algérie, ne
mettaient pas en doute que de Gaulle, ce général, ce catholique, pensait comme
eux.
***
Or, quelle surprise de le voir, en particulier
en Algérie, mener un jeu d'abord volontairement confus, mais qui, à mesure
qu'il se dégage et s'exprime en termes clairs, en propositions ouvertes de
pourparlers, et avant même que le mot d'autodétermination ait été prononcé,
manifestait assez que sa politique allait à Vencontre de tout ce que l'armée
préconise, et de ce qu'exigent les ultras d'Algérie. Le Parlement, sourdement
hostile lui aussi à cette politique, est réduit à l'impuissance par la
Constitution. Mais l'armée, elle, est sur place et elle détient la force. Rien
ne peut se faire contre elle. Nous touchons ici à ce qui est le drame de de
Gaulle. Son génie politique aperçoit clairement dans tous les ordres ce qu'il
croit qu'il doit faire.
Sur le plan
international, il a les mains à peu près libres, et nous l'avons vu en peu de
temps rétablir les positions françaises. Mais en Algérie, ce général français
heurte violemment à la fois les intérêts européens et la volonté d'une armée
qui, après le désastre de Bien Bien Phu, a juré de n'être plus jamais ce
qu'elle considère qu'elle fut alors : la victime des politiciens. De Gaulle
avance, il recule, il négocie. Les hommes qu'il a mis en place à Alger ne s'y
maintiennent qu'en ménageant l'adversaire, sinon en pactisant avec lui. A mon
sens, de Gaidle avait ses plus grandes chances de réussir par surprise ; et le
malheur est que les hommes du F.L.N. qui étaient désireux de ne pas laisser
passer cette chance que représente de Gaulle pour tous les Algériens, musulmans
et Français, n'ont pas osé ou n'ont pas pu la saisir.
***
À u moment où j'écris
ceci, les activistes d'Alger, et les éléments - ¿ 1 de l'armée qui ont résolu
de barrer la suprême tentative de paix que de Gaulle prépare viennent de lui
jeter dans les jambes cette interview du général Massu, lequel n'est à coup sûr
que l'instrument d'hommes plus habiles et plus puissants que lui. Ici, éclate
la tragique ambiguïté d'un grand destin : ce général dont le nom même est un
symbole, qui à l'époque la plus honteuse de notre histoire a été, si j'ose
dire, à lui seul spirituellement et même physiquement la France, cet
aristocrate, ce catholique, qui s'est forgé de sa patrie une certaine idée
empruntée toute à l'histoire la plus traditionnelle, cherche pourtant à
délivrer la nation de cette gangue colonialiste où elle risque l'étouffement,
et dans laquelle s'efforcent de la maintenir toutes les puissances qui tiennent
chez nous sous cette étiquette : « la droite ». La gauche n'en traite pas moins
en adversaire cet homme qui pourtant, devenu le maître, lui laisse le champ libre.
De Gaulle n'est en rien responsable de la décadence en France des forces de
gauche. Je ne puis aborder ici ce sujet. Et il faut conclure. Depuis dix-huit
mois le prestige immense du général de Gaulle lui a permis de se maintenir
au-dessus de toutes ses contradictions — non de les réduire.
Depuis le jour où il a
défini le principe d'autodétermination en Algérie, il est sorti de l'ambiguïté
et a heurté de front les ultras et l'armée, et en France même, au Parlement,
tous ceux pour qui toute la politique du monde tient en deux mots : « Algérie
française ». Il demeure porté, sans aucun doute, par la volonté de la
nation, qui compte sur lui pour en finir avec
le drame algérien et pour éviter un coup de force intérieur. Mais il semble
bien que nous ayons atteint un point où ce périlleux équilibre ne peut plus
être maintenu. L'incident Massu est grave. Si le général de Gaulle ne sévit
pas, il aura capitulé devant l'idole des ultras ; et s'il sévit, il tombe dans
le piège qui lui a été tendu : car c'est bien ce qu'attendent de lui, ce que
désirent les activistes d'Alger pour soulever de nouveau la ville et pour
préparer un nouveau 13 mai.
II reste que de Gaulle
est de Gaulle, qu'il n'est pas un personnage plus ou moins gonflé par les
circonstances, mais un homme tel qu'il n'y en a pas eu dans notre histoire
depuis un siècle ; il reste que beaucoup de Français en gardent le sentiment,
et que beaucoup parmi ceux mêmes qui ne l'aiment pas redoutent ce qui viendrait
après lui. Pour moi, j'ai une foi entière en l'homme. Ce que je crains, c'est
cette fragilité de toute vie ; celle-ci, qui touche au déclin, peut être
interrompue à chaque instant. Il reste aussi ce dégoût auquel de Gaulle a cédé
une fois déjà. Je tremble toujours de le voir se lever soudain et jeter un «
adieu, Messieurs ! » à la meute qui l'entoure à distance respectueuse, et
rentrer dans le silence de Colombey-les-Deux-Eglises, pour ne plus contempler
que la France éternelle, sans rien plus vouloir connaître des Français
d'aujourd'hui.
FRANÇOIS MAURIAC de l'Académie française
© 01.02.2024