Où va l’Europe ?
« L’enjeu essentiel, c’est la paix pour l’Europe »
par Christine Alfarge,
L’Europe, sujet d’actualité considérable, qui suscite une interrogation de taille. Quelle est cette Europe ? Mais à quoi sert cette Europe, où va-t-elle ? Ce sont autant de points obscurs qui inquiètent parce que l’on ne comprend pas sa réalité. L’Europe est rentrée dans une crise existentielle aux niveaux politique, économique, social et éthique. Nous assistons à une forme d’impuissance qui devient de plus en plus grave. Rarement comme aujourd’hui, les peuples et les dirigeants européens n’ont paru aussi peu maîtres de leur destin.
Le "bien commun" de l'humanité.
À l’origine, il y a l’incontournable mythe de l’Europe, cela correspond à la volonté de distinguer des groupes humains qui vont être synonymes de culture, de raffinement, la nymphe Europe vient d’Orient, raffinée, belle et puis il y a ce malheureux taureau plus puissant mais pas très raffiné, plutôt grossier, c’est le mariage des deux qui va faire l’Europe. Dès ce moment-là, on parlera d’Europe par opposition aux barbares.
Le concept européen.
Lorsqu’au XVIIIe siècle et notamment en France, la pensée philosophique des Lumières va se répandre, c’est autour de cette idée que la pensée européenne est construite, sur la raison, sur la réflexion, sur les valeurs, les Droits de l’Homme, la démocratie jusqu’à une période récente. Dans le concept même d’Europe, il y a l’idée que l’on se distingue de notre entourage.
Quant à l’Europe sociale qu’il s’agisse de l’emploi ou des conditions de travail, de nombreux progrès restent à faire car il ne peut y avoir une dualité entre l’économique et le social, ce dernier devant être un élément essentiel du bon fonctionnement de l’économique. La crise mondiale, c’est d’abord une crise due à l’ultra concurrence, au libre-échange, on ne voit pas l’Europe prendre des mesures de protection, c’est le facteur majeur peut-être décisif de la crise et nous en restons à appliquer les règles de la concurrence que nous impose la Commission européenne et qui sont absolument catastrophiques sur le plan industriel, sur le plan agricole et par voie de conséquence, sur le plan social. Interrogeons-nous sur l’échec de l’hypothèse fédéraliste, déjà inscrite dans la philosophie des Lumières qui montre à travers la démonstration de Kant, le fait qu’il ne pouvait pas y avoir de fédération sauf sur le mode autoritaire, lorsque la contrainte disparaît, la fédération éclate. Quant à l’Europe sociale, elle sera toujours une Europe à minima, la justice sociale de même que la démocratie ne peut se réaliser que dans le cadre des états nationaux. Cependant, la notion de projet politique concernant l’Europe, doit être précisée. Ce projet existe depuis que l’Europe existe, il désigne la paix dans le concert des nations prêtes à coopérer en vue de réalisations communes, l’Europe ne peut se développer qu’à l’échelle continentale et avec ses nations.
L’Europe va-t-elle dans l’impasse ?
L’Union européenne construite sur un modèle de mise en concurrence confronté en 2008 à une crise violente, déstabilisante mondialement, annoncera la fin d’un système passé au bord du précipice avec l’Europe comme épicentre. L’idée était un grand marché tirant les coûts de travail par un remède dépressif conduisant à des cures d’austérité imposées avec des conséquences sur le taux du chômage et la précarité.
Dans les grands pays développés, les inégalités sont importantes, les plus riches ont accaparé 54 % de l’augmentation de richesse de toute l’Europe entre les années 2000 et 2015. On assiste au cumul d’inégalités dans toute l’Europe et son incapacité à traiter les enjeux de demain, la crise des réfugiés en est une parfaite illustration. En matière de productivité, c’est l’inefficacité. L’Europe, où il n’y a plus de système bancaire indépendant, est devenue un désert productif dépendant de l’Allemagne. Cette crise politique grave, contestée dans l’Union européenne, a mis en avant les peuples de l’Est et un ultralibéralisme.
Une crise politique et démocratique.
En 2005, les peuples français et néerlandais avaient refusé par référendum le projet de traité constitutionnel européen. En 2007, le Traité de Lisbonne est remis en cause. Malgré l’alerte niée, l’Union européenne a dénaturé ses instruments dans le but de dessaisir progressivement les nations.
Le Traité constitutionnel est devenu un modèle confisqué. De manière visible, le budget en France est soumis aux autorités européennes avant de venir dans le débat parlementaire. Illustrant tout à fait cette dépendance vis-à-vis de Bruxelles, par exemple, le projet de loi sur la réforme du droit du travail a été négocié de la même façon avec les autorités européennes avant de venir dans le débat parlementaire français. Les règles sont établies selon que nous sommes forts ou faibles.
Une crise éthique ou crise des valeurs
Nul ne conteste aujourd’hui que la menace d’implosion pesant sur la zone euro trouve ses racines dans une double faute historique. La première est d’avoir créé une monnaie unique oubliant de l’enraciner dans un espace économique et fiscal commun. La seconde, ce sont des déficits cumulés d’année en année par les Etats membres, construisant avec une telle inconscience voire insouciance le mur de la dette sur lequel se fragilisent aujourd’hui leurs économies.
Est-il besoin de rappeler que l’origine de la crise est due à un surendettement des pays occidentaux, notamment pour effacer les effets de la mondialisation dans les pays riches. Pour éviter de se confronter à leurs opinions, les politiques ont laissé se développer une politique sans contrôle, sans régulation. N’en sommes-nous pas en partie responsables par notre mode de vie et de consommation ? S’il existe une responsabilité collective des pays riches, leurs Etats, il y a aussi une responsabilité des citoyens à l’exception des plus pauvres. Cela implique d’avoir une politique rigoureuse avec le souci des plus démunis, attentive à la classe moyenne subissant de plus en plus des écarts de revenus creusant les inégalités. Il y a un autre chemin que la haine, la violence et l’affaiblissement du pays. Repenser notre mode de vie est un défi majeur face aux réactions extrêmes pouvant devenir de plus en plus dangereuses. On ne peut pas parler d’une fin de crise tant que les taux sont aussi bas, cela montre l’impérieuse nécessité de sortir de la spirale infernale de la dette et du chômage.
Les pouvoirs attribués à l'assemblée européenne pour une politique harmonisée.
Il est d’autant plus difficile pour un citoyen de déchiffrer qui fait quoi, d’où une réelle incompréhension voire méfiance à l’égard de l’Europe, la manière dont elle est gouvernée notamment par des institutions tels que la Commission ou le Parlement dont tout le monde s’accorde à dire et à souhaiter qu’il faut bien en redéfinir les contours, leur rôle respectif étant devenu de plus en plus politique.
Politique extérieure européenne.
Au XXe siècle, on continuera à parler de l’Europe, de la pensée européenne, de la culture européenne, mais on ne se lancera dans la construction européenne qu’après la Seconde Guerre mondiale. Cette construction européenne se fera par rapport à l’entourage international, aux totalitarismes qui ont caractérisé l’entre-deux guerres, le nazisme, le fascisme, le stalinisme, le franquisme.
À cette époque, les pères fondateurs de l’Europe veulent se distinguer des totalitarismes et l’Europe qu’ils veulent construire sera basée sur des valeurs humanistes, les Droits de l’Homme, la tolérance, la lutte contre la xénophobie, contre le racisme, l’antisémitisme. On retrouve aussi l’influence d’un grand voisin, l’Union soviétique qui a contribué sans le vouloir à la construction européenne, objectivement oui, car c’est la menace soviétique qui a poussé les européens à construire un ensemble qui deviendra l’Union européenne.
Qu’il s’agisse du concept d’Europe avec ses racines très lointaines ou de la construction européenne à une période plus récente, il y a toujours eu une influence du contexte international, l’Europe s’est développée par ce contexte international.
Quelles ont été les évolutions en Europe ?
Le premier bouleversement que nous avons vécu, c’est la chute du mur de Berlin, la réunification du continent européen dont il faut mesurer l’évènement considérable que cela fut pour les européens mais aussi pour le monde entier et les conséquences que l’on n’a pas fini de connaître qui résultent de la chute du mur de Berlin et de ce qui a suivi immédiatement.
À partir du 9 novembre 1989, c’est la fin du monde bipolaire, la fin du communisme, la fin des idéologies à ne pas confondre avec les idées, c’est aussi l’émergence d’une super puissance, les États-Unis d’Amérique qui n’ont plus le contrepoids de l’Union Soviétique et qui sont apparus dans les années qui ont suivi 1989, l’hyper puissance cumulant tous les pouvoirs économiques et militaires. Le deuxième phénomène dont on prend conscience à la même époque, c’est le phénomène de la mondialisation, la libéralisation des échanges dans tous les domaines, l’émergence de moyens techniques comme Internet qui permet d’échanger des idées, de l’information dans le monde entier.
La libéralisation des échanges a eu des causes multiples, des conséquences très nombreuses qu’on n’a pas fini d’énumérer. La troisième période, l’émergence de nouvelles puissances qui n’étaient pas dans le jeu international ou très peu dans les siècles antérieurs, nous pensons évidemment à la Chine qui est en train de s’acheminer vers la place de premier sur un certain nombre de points, l’Inde et dans une certaine mesure le Brésil qui n’a pas fini sa croissance et qui devient un partenaire extrêmement important. Enfin, les crises qui sont apparues dans toute leur violence même s’il y avait des signes avant-coureurs comme la crise financière, Lehmann Brothers, la crise économique et sociale et dans certains pays, la crise politique.
Derrière ces crises, c’est notre système économico-social qui est remis en cause, le XIXe siècle a découvert les moyens de produire massivement, le XXe siècle a été le siècle du consumérisme, aujourd’hui nous avons tellement produit et tellement consommé que notre planète est en péril que ce soit les sources énergétiques ou autres. C’est ce modèle de production et de consommation effrénées qui a des conséquences insupportables.
Le maître mot qui régit tout à l’heure actuelle est « l’affaiblissement » qu’il soit économique, militaire ou institutionnel. Sous ces aspects, une Europe affaiblie conduit à notre propre affaiblissement et nous impose des choix stratégiques et vitaux sur nos modes de vie et de consommation en pensant à l’avenir des générations qui vont suivre.
L’Europe est-elle encore utile ?
Quelle dimension pertinente faut-il pour faire face à de tels bouleversements ? Les États en Europe sont de dimension telle qu’ils ne sont sans doute pas à l’échelle des problèmes. À travers notre poids démographique, économique, nos États n’ont pas la force suffisante pour défendre ce que l’on veut défendre. Cependant, il y a ceux qui pensent que le niveau européen est devenu obsolète car les règles à l’échelle mondiale sont bâties sur une hétérogénéité telle que l’on ne peut pas avoir beaucoup de décisions à la hauteur des problèmes qu’il faut résoudre.
Les Nations unies le montrent, le Conseil de sécurité le montre, dans l’avenir peut-être qu’à l’échelle mondiale on pourra avoir des règles, des mécanismes de décision efficaces, pour l’instant c’est prématuré de raisonner à ce stade, c’est pourquoi la dimension européenne est probablement encore à un niveau pertinent, l’Europe en réunissant ses populations, ses capacités de production, de recherche a les moyens de jouer un rôle d’influence à l’échelle mondiale. À ce titre, la présidence française européenne en 2008 avec volontarisme et cohérence dans ses ambitions a montré les prémisses de ce que serait la future Europe s’appuyant sur les coopérations entre États membres, la régulation financière et économique avec un projet social et environnemental.
Quelle Europe avons-nous ?
Sur le plan économique, nous sommes toujours dans la même crise. En 2009, il s'agissait aussi d'une crise de la dette, mais privée, qui touchait des banques et provoquait leur faillite. Aujourd'hui, la croissance n’est pas au rendez-vous et ce sont les États qui font faillite.Cette dette est devenue ingérable, elle traduit le fait que l'Occident vit au-dessus de ses moyens. Nous sommes au cœur du débat montrant deux visions différentes qui continuent de diviser les européens, d’un côté la tendance des fédéralistes pour une Europe supranationale, de l’autre la tendance des souverainistes qui veulent que les États gardent le maximum d’autonomie, de compétence, de pouvoir et au niveau européen, coopèrent en gardant leur liberté d’actions. La question n’est pas de trancher entre fédéralistes et souverainistes, nous sommes actuellement un peu dans l’entre deux, beaucoup de choses se font par la simple coopération entre États, une organisation intergouvernementale telle que le Conseil de l’Europe ne porte nullement atteinte à la souveraineté des États et fonctionne sur la base d’une coopération intergouvernementale, il ne faut pas oublier qu’il a été créé à la demande de la France dans les années 70, sous l’impulsion de Valéry Giscard d’Estaing, la politique étrangère et de défense étant une priorité traditionnelle de la France.
Les crises, alimentaire, énergétique, écologique et financière successives, ont suscité un certain nombre de questions. Qui peut-y répondre légitimement ? Commission, Conseil, Parlement européen, Banque centrale européenne, gouvernements nationaux? L’Allemagne voudrait être dans l’espace pacifié mais la France dans tout cela? Elle n’a plus de politique industrielle, une croissance en berne, la possibilité de réduire y compris dans les problèmes de défense. Quels sont ses atouts? Il existe de bonnes multinationales et une bonne recherche. La France est le deuxième pays d’Europe, en 2050 il sera le plus peuplé des pays européens. Dans le sens de l’intérêt général, l’urgence est de retrouver la souveraineté financière par des réformes majeures nécessaires au redressement du pays notamment sur les déficits publics.
L’architecture européenne connaît des limites qu’il faudra bien redéfinir, les institutions actuelles sont trop impuissantes et trop contestées. L’amélioration du fonctionnement des institutions européennes est nécessaire à la réconciliation des opinions publiques de ses Etats membres avec le projet européen. Comment valoriser l’identité européenne restant pour beaucoup une notion indéfinissable? De nombreux intellectuels pensent que«l’avenir passe par l’épanouissement d’une double identité à la fois nationale et européenne, géographique et politique ». Autant l’espace local, régional, national, reste une boussole, autant l’identification semble irréalisable dans un espace à géométrie variable, dont le nombre de pays membres est passé de six à vingt-huit en plusieurs années.
Chaque citoyen doit être conscient que « la question européenne » détermine aujourd’hui la plupart des choix politiques. Aujourd’hui, c’est un double défi national et européen que nous devons réussir en ayant confiance dans nos propres capacités mais également dans des actions communes où les pays européens puissent se reconnaître et se réunir. Cependant, reste à savoir si la représentation de la France par l’Allemagne au dernier Conseil européen du 19 décembre, est de bon augure sur la place de la France en Europe et dans le monde, alors que l’ordre du jour portait sur les relations extérieures, avec en dehors de l’Ukraine, une discussion stratégique sur « l’UE dans le monde ».
Il s’agit pour la France d’être omniprésente, d’une ambition qu’il faut avoir et d’une réalité qui ne peut être ignorée. Dans ses Mémoires d’espoir, le général De Gaulle écrivait : « Construire l’Europe, c’est-à-dire l’unir, est pour nous un but essentiel, pour cela il convient de procéder non pas d’après des rêves, mais suivant des réalités. Or quelles sont les réalités de l’Europe… ?En vérité ce sont les États… ».
*Christine ALFARGE Secrétaire générale de l'Académie du Gaullisme.
© 02.01.2025