Le naufrage des politiciens et l’exigence d’un chef
Par Henri Guaino
Tous les élus, tous les responsables politiques ne sont pas des politiciens, et bien d’habiles politiques ont su le moment venu s’élever au-dessus de leur condition. Mais les politiciens demeurent, ils ne changent pas et leur naufrage réveille toujours l’attente du personnage paré des vertus dont ils sont dépourvus. Ils prospèrent dans l’engourdissement des temps ordinaires, ceux de la routine des gestionnaires, des bureaucrates, des bons élèves qui n’appliquent que les doctrines bien apprises. Que les courants profonds qui travaillent les sociétés remontent brutalement à la surface, que l’imprévu survienne, que les événements s’emballent, et le désastre s’annonce, d’autant plus certain, d’autant plus grand que les politiciens occupent tous les postes. Alors recommence la quête fébrile du sauveur. Nul ne sait d’où viendra ce sauveur, mais les politiciens ont fait tant de dégâts que toutes les conditions sont réunies pour son avènement.
À la question : « Êtes-vous d’accord avec l’affirmation : ‘‘On a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre’’ ? » posée chaque année par l’institut Ipsos, le taux de réponses positives oscille depuis 2013 entre 79 % et 88 %. En novembre dernier, il était de 81 %. Certes, il y a toutes sortes de chefs et chacun s’en fait sa propre idée. Mais derrière toutes les figures du chef, il y a toujours celle, idéalisée, du chef de guerre qui sait insuffler à chacun l’envie, le courage, la force de faire mieux. Se bousculent dans l’imaginaire les jeunes généraux de la Révolution qui faisaient « marcher sur le monde ébloui » les soldats de l’an II, le capitaine Danjou à Camerone, le lieutenant Tom Morel aux Glières, Bonaparte qui prend le commandement d’une armée d’Italie démoralisée et la conduit à la victoire, de Gaulle qui fait naître la France libre au cœur du désastre.
Autour du politicien, c’est le vide des grandes intelligences et des grands caractères.
Le sauveur fait la politique de l’histoire, celle qui s’inscrit dans le destin des peuples et qui le forge. Il cherche à dominer les événements quand le politicien baisse la tête dans la tempête et attend que ça passe, à l’instar d’un Paul Reynaud, président du Conseil, homme estimable mais qui préfère en juin 1940 quitter la scène que tenter de forcer le destin, d’un Albert Lebrun, dernier président de la IIIe République, dont de Gaulle dira : « Chef de l’État, il ne lui manqua que deux choses : qu’il y eût un État et qu’il fût un chef », ou d’un Édouard Herriot, dernier président de la Chambre des députés de la IIIe République, répondant en 1944 à de Gaulle qui lui disait « Venez avec moi reconstruire la France » : « Je dois d’abord reconstruire le Parti radical. »
Mais il y a pire, le politicien qui cherche à profiter du malheur de la nation pour tirer son épingle du jeu : Pierre Laval, Adrien Marquet et tant d’autres qui grenouillent à Bordeaux en juin 1940 pendant que la France se meurt et finiront dans la collaboration. L’espèce n’est pas éteinte. Le chef, sauveur attendu, espéré, incarne les vertus qui sont à l’opposé des défauts des politiciens en déroute. Autour du politicien, c’est le vide des grandes intelligences et des grands caractères : il a trop peur qu’ils lui fassent de l’ombre quand le chef, lui, cherche à s’entourer des meilleurs, convaincu qu’il n’en sera que meilleur lui-même.
Le politicien veut être élu. Mais pour quoi faire ? Quand le politicien dit : « Moi, je fais de la politique ! », il faut comprendre : « Je veux être élu, le reste ne compte pas. » Quel serait le chef qui ne saurait pas où il veut amener ceux qu’il ambitionne de gouverner ? En 1914, Joffre commence la guerre sans avoir de plan, on frôle le désastre. Dans la guerre, Clemenceau sait ce qu’il veut, Churchill aussi, ils y ont réfléchi depuis longtemps. De Gaulle, en arrivant à Londres en juin 1940, a une vision claire de cette guerre : elle sera mondiale. Et il a un but : la France à la table des vainqueurs. Il en a un aussi quand il revient en 1958.
Bonimenteurs et manipulateurs.
Avant les élections, le politicien dit : « Si je suis élu, vous allez voir ce que vous allez voir ! » Après les élections, on ne voit rien. Et le politicien dit : « Ce n’est pas moi qui décide, ce sont les juges, l’Europe, l’OMC, les marchés… » Il ne le savait pas avant ? Qu’a-t-il proposé ? Rien ! Il promet de faire ce qu’il sait qu’il ne fera pas. Le politicien ment. Jamais pour la bonne cause, uniquement pour lui-même. Il ment par omission, par prétérition, de toutes les façons possibles. Il ment pour se donner le beau rôle même contre l’intérêt national. Le politicien est un bonimenteur et un manipulateur. Le chef, lui, sait que le commandement est une épreuve de vérité. Le politicien fait semblant, le chef jamais. Le politicien n’est qu’habileté. Le chef n’est que volonté. Le politicien se laisse porter par les événements. Le chef cherche à les dominer. Le politicien excite les passions. Le chef cherche à les canaliser. Le politicien vante un courage qu’il n’a pas. Le chef montre le sien.
La plupart des grands désastres sont en premier lieu des défaites intellectuelles de ceux qui occupent les postes de responsabilité. Marc Bloch le démontre à propos de la défaite de 1940 et de Gaulle dit qu’il n’y a pas de chef véritable dont les décisions ne soient le fruit de l’effort conjugué de l’intelligence et de l’instinct. A-t-on jamais vu un politicien prendre le temps et le recul de la réflexion pour autre chose que l’intrigue ? Pour le politicien, tout est blanc ou noir, bien ou mal : pas de doute ni d’état d’âme, pas de cas de conscience, que de la bonne conscience qui ne le fait pas souffrir, efface sa culpabilité, l’exonère moralement des conséquences de ses actes. Le politicien a un problème avec la responsabilité politique : il la fuit parce qu’il a un problème avec la responsabilité tout court.
Le chef est habité par la conscience du tragique : il sait que les décisions qu’il devra prendre le mettront face à de terribles cas de conscience et qu’il est condamné à en souffrir. Le chef partage le succès et assume seul l’échec. « Je ne sais pas, dit Joffre, qui a gagné la bataille de la Marne, mais, si elle avait été perdue, je sais qui aurait été responsable. » Régis Debray dit que l’homme d’État veut les conséquences de ce qu’il veut quand le politicien ne veut rien d’autre que sa place. Que sa politique échoue et il cherche des boucs émissaires.
Le politicien divise pour régner. Le chef unit : Henri-IV les protestants et les catholiques, Napoléon la France déchirée par la Révolution, Tom Morel ses maquisards, Jean Moulin le Conseil national de la Résistance, Charles de Gaulle la France libre en accueillant tout le monde et en tendant la main aux communistes à la Libération.
La confiance rompue, le vrai chef s’en va.
Le chef délibère avec lui-même : solitude du chef, seul avec sa conscience au moment de décider. Jaurès ne dit-il pas de Napoléon qu’il « avait donné aux âmes humaines l’exemple et le signal de la solitude » ? Mais la « sérénité silencieuse du commandement » ne va pas sans le partage et la solidarité.
Le vrai chef ressemble à Tom Morel « qui connaît son métier et ses hommes » et qui sait que « pour être chef, il faut avoir du prestige » et que « ce prestige il faut l’acquérir par la générosité, de l’entraide mutuelle, du dévouement ». Réciproquement, dit de Gaulle : « La confiance des petits exalte l’homme de caractère. Il se sent obligé par cette humble justice qu’on lui rend. Sa fermeté croît à mesure mais aussi sa bienveillance. »
La confiance rompue, le vrai chef s’en va. Le politicien s’incruste. À défaut de pouvoir dissoudre le peuple, il se dit qu’il l’aura à l’usure. Un politicien des IIIe et IVe Républiques qui a servi de modèle à deux présidents de notre Ve République n’a-t-il pas dit : « Il n’est aucun problème assez urgent en politique qu’une absence de décision ne puisse résoudre » ?
Faire partager une espérance.
Quel politicien comprend que le prestige du chef vient de la capacité d’exiger autant de lui-même qu’il exige des autres et mesure ce qu’il y a de considération et de fraternité dans la manière dont le chef de la France libre accueille à Londres les premiers volontaires : « Je ne vous féliciterai pas d’être venus. Vous n’avez fait que votre devoir » ? Le vrai chef n’a que des devoirs, le politicien ne s’en reconnaît aucun mais passe son temps à rappeler les leurs aux autres.
Le véritable chef se considère en charge d’âmes. Le politicien n’a que des clientèles. Pour commander des gens, il faut les aimer. Le politicien n’aime que lui. Nommé ou élu, il se déclare aussitôt légitime à ordonner. Le chef sait que la légitimité et l’autorité se méritent et sont, comme la nation pour Renan, les fruits d’un plébiscite de tous les jours. Qu’elles s’évanouissent et le soldat se mutine, le citoyen se révolte.
Ce n’est pas une défaite qui arrête Alexandre sur les rives d’un sous-affluent de l’Indus, mais le refus de ses soldats de le suivre plus loin parce qu’il n’arrive plus à leur faire partager son rêve devenu trop grand pour eux. Combien de fois César dut-il haranguer ses légions fatiguées pour qu’elles continuent de le suivre ? Combien de boucheries inutiles ont provoqué les mutineries de 1917 ? « L’homme révolté est un homme qui dit ‘‘non’’ et qu’y a-t-il dans ce ‘‘non’’ ? Il y a : ‘‘Vous avez franchi une limite.’’ » Quel politicien comprend le sens de ces mots ? C’est quand tout semble compromis par les politiciens que le besoin du chef se fait sentir.
« Le dauphin doutait d’être dauphin, la France d’être la France, l’armée d’être une armée. » Jeanne parut. Soudain, l’espoir ! Le vrai chef cultive la vertu d’espérance pour la faire partager aux autres. « Vertu héroïque », dit Bernanos. Deux mots qui ne s’accordent pas avec celui de « politicien ». Le « non » du 18 juin fait écho à celui de Jeanne d’Arc, parce qu’il exprime une foi dans la volonté humaine, dans l’histoire contre tout ce qui menace d’asservir un peuple ou un homme. Mais il arrive que le sauveur qui répond à l’appel se fasse une tout autre idée de l’homme.
Quand on appelle un chef, ce n’est pas toujours le bon qui répond. Les chefs n’ont pas tous le visage de Jeanne d’Arc, de Tom Morel, de De Gaulle ou de Churchill.
« Derrière Alexandre, il y a toujours Aristote », derrière Jeanne, il y a Dieu, derrière Napoléon, il y a les Lumières, derrière Napoléon III, le saint-simonisme. Mais derrière Boulanger ? Derrière Pétain ? Derrière Hitler ? Derrière Staline ? Le chef qui répond à l’appel peut se révéler habité par une sombre mystique, l’unité devenir totalitaire, la dévotion au chef virer au fanatisme et, chez le chef, à l’ivresse du pouvoir. Faut-il pour autant suivre les politiciens qui, en 1958, font défiler les imbéciles en criant « Le fascisme ne passera pas » contre de Gaulle ou qui, en mai 68, se pressent à Charléty en espérant que le pouvoir va leur tomber dans les mains ?
Qui est le plus républicain ? Robespierre avec la loi des suspects ou Napoléon avec le Code civil ? Le gaulliste Philippe Séguin qui réhabilite Napoléon III ou le politicien qui accuse de Gaulle de forfaiture quand il veut que ce soit le peuple qui décide si le président de la République doit être élu au suffrage universel ? De Gaulle qui s’en va quand le peuple lui dit « non » ou le politicien qui dénonce le coup d’État permanent et qui, parvenu au pouvoir, dit que la Ve République était dangereuse avant lui et le redeviendra après lui ? Ô spectres du Rubicon, du 18 brumaire, du 2 décembre et du 13 mai que des Brutus de pacotille agitent périodiquement non pour sauver la République mais pour maintenir au pouvoir une oligarchie dont ils font partie !
Qu’une tête de sauveur dépasse des autres et, ennemis la veille, les voilà qu’ils s’unissent pour la couper : Jeanne d’Arc vendue aux Anglais, Turgot renvoyé, Gambetta trahi, Clemenceau battu, Lyautey limogé, Tardieu renversé, Blum poussé dehors, Mendès France chassé ou de Gaulle isolé, en 1946, par les politiciens qui veulent le régime des partis.
C’est dans les urnes que les Français iront, comme depuis deux cents ans, chercher le retour à l’ordre.
Mais imaginons le Directoire l’emportant sur Bonaparte, Cavaignac à la place de Louis Napoléon, de Gaulle ne revenant pas après le 13 mai, les généraux putschistes de 1961 prenant le pouvoir, de Gaulle partant en mai 68, que serait-il advenu de la France ? Il y a des institutions, celles du Directoire, de la IIe République, de la IIIe ou de la IVe, qui ne laissent aux crises qu’elles contribuent elles-mêmes à produire aucune autre issue que l’appel au sauveur. Il y en a d’autres, comme celles de la Ve République, conçues pour conjurer ce risque avec un exécutif fort qui peut en appeler au peuple. Mais elles peuvent être dévoyées par les politiciens quand ils occupent tous les postes, comme à la fin de la IVe République, comme aujourd’hui, avec un bloc central minoritaire qui verrouille ce que de Gaulle appelait le « système ».
Si le « système » ne répond au profond malaise de la société que par les mots creux de la communication, des alliances électorales de pure opportunité, des réformes de scrutin qui ramèneront le régime des partis, des boucs émissaires, si, comme aujourd’hui, il ne peut trouver en lui-même les ressources intellectuelles et morales, les caractères et les volontés nécessaires, si les rendez-vous démocratiques de 2027 sont encore manqués comme ils l’ont été en 2017, et plus encore en 2022 et en 2024, la violence finira par tout dévorer.
Quand elle sera devenue intolérable, ce sera ailleurs que dans les urnes que les Français iront, comme depuis deux cents ans, chercher le retour à l’ordre. Ils y trouveront le meilleur ou le pire, un vrai sauveur ou un intrigant déguisé en sauveur, un Boulanger, ou un Trump à la française dont on ne sait pas quelles limites il sera capable de se fixer à lui-même, ou un fossoyeur, un Pétain à Vichy, ou bien un tyran. Quand la Révolution est arrivée, dit Michelet, on ne l’attendait plus. Et d’ajouter : « De loin, le Mont-Blanc, on le voit, de près, on ne le voit pas. »
*Henri Guaino, est un haut fonctionnaire et homme politique français.
© 01.10.2025