De Gaulle et Nietzsche: le jeu divin du héros
par Yves de Gaulle,
Charles de Gaulle était traversé par la culture, qui,
chez lui, couvrait tout l’espace du savoir. L’esprit de Michelet, Barrès et
Péguy, Chateaubriand et Bergson imprégnait son écriture. Il avait dévoré les
auteurs classiques, grecs et latins (Héraclite, Aristote, Tacite, Epictète et
les stoïciens); il s’était pénétré des moralistes français comme La
Rochefoucauld, Vauvenargues, Bossuet et Chamfort; il ruminait Maurras, sans lui
être acquis; il avait lu Descartes, Kant, Hegel et Schopenhauer, Machiavel,
Auguste Comte, Gustave Le Bon et Émile Boutroux. Nourri des grands classiques
de toutes origines, il n’oublia pas les écrivains de son temps, français et
étrangers, avec une particulière inclination pour Chateaubriand, Valéry,
Montherlant, Malraux, Bernanos, Mauriac, jusqu’aux délices des romans et
ouvrages inattendus comme le Pétersbourg d’Andréï Biély. Il faudrait en citer
bien d’autres, tels Goethe, Vigny, Psichari, et bien évidemment les plumes «
militaires » comme Ardant du Picq, Guibert et Clausewitz. Ses Lettres, notes et
carnets donnent une idée sur la manière dont se formait le savoir chez cette
machine à lire. Comme l’exprime bien Régis Debray dans À demain de Gaulle, « le
Général voyageait dans la pensée sans y penser ».
De ces milliers de pages écrites en désordre pendant le
chemin d’une vie pleine de tumulte, il paraît tentant de déduire qu’un parcours
intellectuel où l’incertitude, née de la fatale ambiguïté du monde, conduit à
la vanité de tout, au « Rien ne vaut rien… » du philosophe de Sils-Maria
recopié dans la dédicace des Mémoires de guerre offerts en 1969 à l’ambassadeur
de France en Irlande.
Mais que peut-il y avoir de vraiment nietzschéen chez ce
militaire humaniste et chrétien que l’on dit, comme il l’a d’ailleurs affirmé
lui-même dans Le Fil de l’épée, disciple et proche de Bergson ? Les biographes
se sont peu penchés sur le sujet. Certains ont même douté que le Général ait lu
le philosophe prussien. Cette thèse est évidemment erronée. Il savait
l’allemand, connaissait dès sa jeunesse le Zarathoustra du philosophe, puis eut
le temps de méditer et d’approfondir Nietzsche, et bien d’autres, notamment
lorsqu’il était prisonnier à Ingolstadt en 1917.
Oser savoir ce qu’il a intégré de ses interprétations de
lecture dans sa philosophie de l’action est un exercice périlleux tant le
personnage, aux contours multiples, ne s’appréhende que par touches
successives, pli après pli, sans assimilation possible à un maître à penser unique,
encore moins à un corps de doctrine. Et puis, que peuvent avoir en commun un
homme de l’histoire qui se savait tel, créateur d’événements, capable de
courber l’espace des réalités qui l’entourent pour que vive la France, et ce «
philosophe au marteau », solitaire, fulgurant, ne parvenant pas clairement, au
moins pour le profane, à transmuter sa démarche au point de proposer une autre
morale qui soit, non au-delà, mais au-dessus de toutes les autres, différente
de cette « moraline » qu’il a voulu abattre ?
Combien paraît loin le Zarathoustra aux paroles souvent
obscures descendant de sa montagne du créateur d’univers qu’était de Gaulle,
forgé par l’action et resté homme parmi les hommes! Si l’on veut chercher une
inspiration commune, il faut faire quelques détours, largement arbitraires,
pour trouver ce qui n’est finalement qu’analogie ou correspondance.
La guerre a forgé les deux personnages. Nietzsche était
infirmier en 1870, Charles de Gaulle jeune officier en 1914. Le premier voit
alors l’avenir comme un siècle de barbarie qui commence avec la science à son
service et l’idéologie qui l’accompagne, le scientisme, dont la conséquence,
après la déconstruction complète de toutes les valeurs desquelles il procède,
est la « mort de Dieu », non d’ailleurs de l’Être suprême, mais des fondements
prétendus supérieurs qui constituent la morale chrétienne.
Ce qui en résulte est l’avènement du nihilisme, avec tous
ses « à quoi bon ? » sur tous les sujets, qui laissent l’être humain sans
réponse devant l’absurdité de son existence, d’où la nécessité d’un homme
nouveau, supérieur, sans entraves, capable de vie et d’amour du monde tel qu’il
est, avec réalisme et indifférence aux autres, par-delà le bien et le mal. De
Gaulle, au cœur du néant qu’il vient d’entrevoir pendant l’horreur des
tranchées, ne cesse au contraire de croire en l’action libératrice de l’homme
comme en sa volonté pouvant forger le futur, avec l’espoir de Dieu, dont le
royaume n’est pas de ce monde.
Le premier pense et détruit par la pensée ; le second ne
cesse de vouloir construire, par l’action, pour améliorer, même un peu, un
monde imparfait. Au fond, tout les sépare autant que peuvent être différentes
les philosophies de la pensée et celles de l’action, même s’il y a, en creux,
une attitude commune chez ces deux solitaires: décaper le réel, le débarrasser
des apparences trompeuses après en avoir entrevu le néant, écarter les pièges
et contradictions figées de la doctrine et du prêt-à-penser pour cerner, au
plus près, la vie jaillissante, le vouloir qui l’anime, la violence primitive
qui forgent le ressort de l’histoire, tout cela sans s’interrompre jamais. «
Sans la force, pourrait-on concevoir la vie ? Qu’on empêche de naître, qu’on
stérilise les esprits, qu’on glace les âmes, qu’on endorme les besoins, alors,
sans doute, la force disparaîtra d’un monde immobile », écrivait de Gaulle dans
Le Fil de l’épée ; « On ne produit qu’à la condition d’être riche en
antagonismes; on ne reste jeune qu’à la condition que l’âme ne se détende pas…
Il faut vivre dangereusement! » affirmait Nietzsche.
L’homme de caractère donne à l’action sa noblesse.
C’est peut-être dans Le Fil de l’épée, où Charles de Gaulle
décrit l’homme de caractère comme donnant à l’action sa noblesse, celle du «
jeu divin du héros », que l’on peut éventuellement trouver des analogies
esthétiques, sinon des convergences, avec le penseur de Sils-Maria. La figure
d’un héros « divinisé » n’a cependant rien à faire avec la foi. Nietzsche le
dit bien dans son Antéchrist: « Si une chose n’est pas évangélique, c’est
l’idée de héros. » Le héros chrétien reste humble, serviteur et preux. Il faut
retourner à Homère pour retrouver une « divinité » chez des personnages qui
s’affrontent sans idéal à défendre, sans autre objet que de s’affirmer
eux-mêmes.
Mais Charles de Gaulle est plus prosaïque car il pense à
l’homme exceptionnel, en rupture radicale avec le cours ordinaire des choses,
dans ces moments de rupture où une « contingence » particulière va permettre à
son instinct, plus qu’à sa raison, d’imprimer l’histoire. Encore faudra-t-il
s’être préparé à cette occurrence, méditer longuement en soi-même loin du bruit
et des rumeurs, « voyager dans la pensée » afin d’acquérir cet « empire sur les
âmes » allant au-delà du simple prestige accordé à la fonction de chef. Tout
cela ne vaut qu’à une condition: agir en ayant, par l’intuition, intégré tous
les caractères de la contingence, car l’événement affronté aurait pu se
produire autrement, ou même ne jamais survenir. La vraie tragédie chez de
Gaulle est ce qui empêche d’agir.
Pourquoi ? Une possible méconnaissance du « vrai profond »,
à un moment donné, ou des circonstances de « terrain » qui brident, interdisent
ou retardent l’action et laissent l’homme exceptionnel sans destin. Derrière sa
vision de l’action comme vecteur fondateur du héros, le Général est surtout le
disciple de Bergson, en concevant le mouvement comme condition dévoilant ce qui
est stable, ces réalités supérieures habituellement cachées, derrière la
colline, à ceux qui ne sont pas « exceptionnels ». Le combat est un moment de
révélation où apparaît l’ordre véritable, où « la France redevient la France ».
Le héros nietzschéen est différent: ce n’est pas un « homme
parmi les hommes » que son ascendant guide vers une réalité supérieure, mais
d’abord un être affranchi de la religion et de la morale, des valeurs et des
superstitions, rendu aux passions fortes qui ont fait la grandeur de l’humanité
en sa jeunesse grecque. Ce n’est pas un homme d’action mais un guerrier de la
connaissance qui aime la paix comme un moyen de guerres nouvelles.
Ce n’est pas un guide d’exception mais, selon Zarathoustra,
un homme qui « doit être surmonté », dont l’« égoïsme dévastateur » ou l’esprit
« méchant » font faire à l’humanité les plus grands progrès. Ce n’est pas non
plus un homme du destin suprêmement conscient pour lequel, en bon disciple de
Bergson, le temps est un acte unissant et reconstituant les moments de son
histoire, mais un surhomme devant décaper cette notion nauséeuse qui s’appelle
la conscience et n’est qu’un développement maladif de la volonté de puissance.
Il y a bien d’autres divergences au-delà d’une apparente
communauté d’attitudes.
Après le référendum perdu d’avril 1969, dans la grande allée
sombre qui descend du portail vers la maison, au cours d’un « tour du jardin »,
l’un de ceux, innombrables, que Charles de Gaulle a faits dans le parc de La
Boisserie, nous parlions du bout du chemin, de la fin, de la vie qui s’achève
alors que rien n’est consommé et qu’il reste tant à accomplir. Il m’a cité, de
mémoire, un passage de Nietzsche évoquant la tragédie :
« Il faut que l’homme se voue à une tâche qui le dépasse
: c’est la loi de la tragédie. Il lui faut désapprendre la terrible angoisse
que lui causent la mort et le temps, car dans le plus bref instant, dans la
particule la plus infime de sa vie peut survenir un événement sacré qui
compensera bien au-delà toutes les luttes et toutes les misères. Voilà l’état
d’âme tragique. » Cette citation m’étonna et je le lui dis, d’autant
que ce philosophe allemand ne paraissait pas occuper dans sa pensée la même
place que d’autres, tels Aristote, Kant et Bergson.
Il n’est d’ailleurs pas bien présent dans sa bibliothèque,
sinon par une vieille édition au Mercure de France de Zarathoustra ainsi que
par le livre d’Émile Faguet En lisant Nietzsche. Je me souvenais aussi du long
développement qu’il avait écrit contre le commandement allemand lors de la
Grande Guerre, cassant et figé, qui se prenait pour le surhomme du philosophe.
Prenant un peu de temps pour répondre, il m’expliqua, tandis
que sa canne frappait le gravier au rythme des pas, que cette longue phrase lui
correspondait mieux qu’une autre, plus et trop souvent citée, y compris par
lui-même, notamment en Irlande lors de son dernier voyage : « Rien ne vaut
rien, il ne se passe jamais rien et cependant tout arrive, mais cela est
indifférent! » Je lui demandai pourquoi il avait cité cette dernière phrase, et
il me répondit qu’elle était simplement de circonstance, celle d’un instant «
fatigué » de l’être, un moment de sa propre aventure et de l’histoire des
hommes qui nous interroge tant et nous paraît finalement incompréhensible,
vaine, dénuée de sens. « Pourtant, ajouta-t-il, l’homme change, même peu, au
cours du temps! Pourtant les civilisations qu’il construit connaissent quelques
progrès qui lui profitent. Reste l’éternelle et la seule question du but, de
l’intention. »
Nous arrivions à la maison, ce qui interrompit l’échange
prenant fin par ces mots: « Même aujourd’hui, je ne suis pas un nihiliste !
Jamais je ne l’ai été ! Il se passera toujours quelque chose… J’ai surtout
retenu de Nietzsche que sa pensée était un hymne à la vie, par-delà la
lassitude et le désespoir.
Yves de Gaulle est haut fonctionnaire. Il est l’auteur d’Un autre regard sur mon grand-père Charles de Gaulle (Plon, 2016) et de « Ma République ». Apocryphe de Charles de Gaulle (L’Observatoire, 2019). Dernier ouvrage publié : Chevalier solitaire (Plon, 2022).
© 02.01.2025