Au temps de la France libre. Yves De Gaulle - Académie du gaullisme

Académie du Gaullisme
Président Jacques Myard
Secrétaire générale Christine ALFARGE
Président-fondateur Jacques DAUER
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Au temps de la France libre
 






    par Yves de Gaulle,
Dans la matinée du 31 juillet 1944, Antoine de Saint-­Exupéry disparaît au large de Marseille. Il effectuait une mission de reconnaissance des côtes françaises, en préparation du débarquement des alliés en Provence. Parti vers 9 heures de l’aérodrome de Borgo, près de Bastia, en direction des Hautes-Alpes, il volait sur un P38 Lightning F-5B (N° 223), non armé, appartenant au groupe 2/33 du 3e groupe photographique de l’US Air Force. À 44 ans, il était bien au-delà de la limite d’âge (35 ans) pour piloter un avion de combat rapide et délicat à manœuvrer.
Formé par les Américains au pilotage, Saint-Exupéry en avait été interdit le 11 août 1943, pour ne pas avoir respecté la procédure d’atterrissage sur une piste courte et s’être crashé en bout de piste. Placé puis maintenu en « réserve de commandement » par Charles de Gaulle, pourquoi a-t-il été autorisé sous commandement américain à reprendre ses missions, presque un an plus tard ? Et, plus généralement, que faisait Saint-Exupéry avant cette issue fatale ? Quelle a été, au fond, son attitude combattante pendant la guerre ?

Le plus américain des Français…
Le détail de son parcours nous éclaire sur sa démarche, sinon sur ses motivations. Après s’être rendu en août 1939 aux États-Unis, notamment pour y rencontrer Charles Lindbergh, il est mobilisé à la déclaration de guerre comme professeur de navigation aérienne sur la base de Toulouse-Montaudran. Déjà écrivain de renommée internationale, il a publié trois romans : Courrier Sud en 1929, Vol de nuit en 1931 et Terre des hommes en 1939, lauréat, en décembre de la même année, du grand prix du roman de l’Académie française. Son statut de « prof » le désespère car, proche de la quarantaine, il est jugé trop vieux pour piloter des avions de combat. L’on « me tient en réserve, comme un pot de confiture, sur les étagères de la propagande, pour être mangé après la guerre », fulminait-il. Il obtiendra d’être affecté le 26 novembre à la troisième escadrille du groupe 2/33 de grande reconnaissance, basé à Orconte, dans la Marne, sous le commandement du capitaine Schunk. Il loge dans une petite ferme glacée et s’entraîne sur des avions Potez 63 (bimoteurs de chasse). Il n’effectue pas encore de vols opérationnels, mais son escadrille, comme d’autres, enregistre de lourdes pertes, même si la guerre « tourne au ralenti ». Saint-Ex s’afflige, non de la marche sinistre des choses, mais de l’humaine condition des autres :
« Il n’y a que l’autre qui soit dramatique. Soi, ça n’est jamais, jamais, dramatique. 10 000 mètres, on y va. On explose, et il n’y a rien. Mais l’autre, on ne peut jamais le visiter. L’autre, c’est un territoire sans frontière… (1) »
En janvier 1940, son groupe aérien est transféré pour un temps à Athies-sous-Laon, puis retourne à Orconte, avant de se replier sur la région parisienne en mai au moment de l’offensive allemande. Sa première véritable mission est effectuée le 29 mars sur un Bloch 174 qui remplace le Potez. Il y en aura plusieurs, comme celle du 23 mai où il vole vers Arras, épreuve qui lui inspirera Pilote de guerre.
Le 2 juin, il reçoit la croix de guerre avec palme. Après la demande d’armistice, ce qui reste du groupe 2/33 (dix-sept avions ont été abattus sur vingt-trois) reçoit l’ordre le 20 juin de rejoindre Alger-Maison Blanche. Il y va aux commandes d’un quadrimoteur ­Forman 220 en mauvais état dans lequel il fait embarquer les pilotes qu’il peut trouver… On le démobilise en août. Dans cette ville qu’il surnomme la « poubelle du monde », il vit, sort le soir, fréquente les cabarets, va à la plage et commence à écrire Citadelle… Il s’y désole car les nouvelles sont bien mauvaises. Il se rend compte que l’armistice n’a rien réglé, et la destruction d’une partie de la flotte française à Mers el-Kébir ajoute à la désillusion générale. Les deux camps, nettement représentés par Pétain et de Gaulle, ne lui conviennent pas. Ne faisant pas preuve d’une grande lucidité sur les événements, il va même jusqu’à redouter, à ce moment, dans cette France écrasée à moitié occupée par l’armée allemande, une simple « guerre civile » entre Français… Durant l’automne, il part à Vichy obtenir un visa pour les États-Unis, puis, dans la voiture de Drieu la Rochelle, se dirige vers Paris, avant de retourner en Afrique du Nord. « Ivre de bonne volonté », comme Saint-Ex se qualifie lui-même, il finit par embarquer au début du mois de décembre à Lisbonne pour New York, sur le paquebot Siboney, en compagnie de Jean Renoir, vers le seul pays, selon lui, à être en position de l’emporter sur l’Allemagne. Le 1er janvier, le New York Times le cite :
 
« Notre pays a perdu la guerre parce que les hommes placés à la tête des armées ont été entièrement incapables de saisir la nature de la guerre moderne et parce que le pays était dans la lamentable incapacité de s’organiser. L’Allemagne a défait la France grâce à sa puissance industrielle… »
Saint-Ex s’installe d’abord à l’hôtel Ritz-Carlton. Fêté par les Américains, il reçoit le National Book Award pour avoir écrit l’année précédente le meilleur livre de littérature générale. Les librairies sont pleines de ses ouvrages. Terre des hommes vient de passer le cap des 150 000 exemplaires. Il sort beaucoup, écrit, et fréquente largement ces splendides et courageux « patriotes » de la Ve Avenue. On lui trouve un appartement au 27e étage, 240 Central Park South. Le 31 janvier, à Vichy, le maréchal Pétain le nomme au Conseil national qu’il vient de créer. Saint-Exupéry, furieux, tombe des nues et ne trouve d’autre possibilité que de refuser cette « distinction » par voie de presse, dans le New York Times du même jour. Sans doute avait-il oublié que, lorsqu’il était allé à Vichy demander un visa à Henri du Moulin de Labarthète, chef du cabinet civil du Maréchal, il l’obtint sans difficulté et accorda à son interlocuteur l’autorisation de se servir de son nom dès lors que celui-ci le jugerait utile dans l’intérêt du Maréchal (2). Ses jours s’écoulent dans l’écriture. Il travaille à son Pilote de guerre. Il répond aux sollicitations de la presse : la revue Harper’s Bazaar lui demande, par exemple, d’évoquer les livres qui lui ont laissé un souvenir particulier. Il voit beaucoup de monde. Toutes les « factions » françaises présentes à New York le sollicitent. Malheureux de ne pouvoir combattre, il reste cependant hésitant, loin, en tout cas, des « gaullistes » qui le réclament. Gaston Gallimard, à Paris, écrit en avril à l’un de ses correspondants que Saint-Exupéry va rentrer en France sous deux mois. Le 22 juin 1941, l’Allemagne envahit la Russie. Les Français libres et les Anglais se battent en Syrie et au Liban contre les Français de Vichy. Il s’en désespère. À la fin du printemps, Saint-Ex quitte New York pour Hollywood, chez Jean Renoir, afin d’y subir une intervention chirurgicale. Convalescent, il écrit et s’accroche à son œuvre sans entrain. Dans une lettre datant du mois de septembre, il déclare :
 
« Je suis arrivé à un dédain total de tout ce qui m’intéresse… Puisque je ne suis pas mort à la guerre, je m’échange contre autre chose que la guerre… La seule aide est la paix des litiges. (3) »
De retour à New York en novembre, il aurait manifesté la volonté de rentrer en France, par des voies clandestines, et s’imagine assez curieusement que seules les circonstances politiques le lui interdisent… La vie continue ! Au matin du 7 décembre 1941, le Japon bombarde Pearl Harbor et les États-Unis entrent en guerre. Dès le début de 1942, Saint-Ex travaille à la version anglaise de Pilote de guerre (Flight to Arras). C’est un succès, encore un, malgré les faiblesses romanesques de l’ouvrage, plombé par les explications sur l’inéluctabilité de la défaite française pour des raisons « numériques » face à la grande et industrieuse Allemagne. Il estime cependant que « ce livre fut le service le plus efficace rendu à la cause française sur le territoire américain ». À la fin du mois d’avril, Saint-Exupéry part pour le Canada où il donne deux conférences et y livre l’une des clés de sa pensée romanesque, selon laquelle il n’y a pas d’opposition entre le rêve et l’action car il faut vivre avant d’écrire : « J’ai horreur de la littérature pour la littérature. Pour avoir vécu ardemment, j’ai pu écrire des faits concrets. C’est le métier qui a délimité mon devoir d’écrivain. (4) » Pendant que le général Montgomery progresse vers la Libye et que les Allemands s’enlisent à Stalingrad, les Alliés débarquent en Afrique du Nord le 8 novembre 1942. Les Allemands envahissent la zone sud de la France tandis que la flotte française se saborde à Toulon le 27 novembre. Les États-Unis rompent, enfin, leurs relations diplomatiques avec le gouvernement de Vichy. L’amiral Darlan, ex-chef du gouvernement du Maréchal, ex-successeur désigné de Pétain, qui est sur place à Alger, fait d’abord tirer sur les Anglo-Américains, puis change d’avis, négocie et rejoint la dissidence. Il prend la direction d’un Conseil impérial pour le regroupement des forces françaises.
 
Le général Giraud, alors à la tête des forces françaises de Vichy en Afrique du Nord, suit le mouvement. Puis Darlan est assassiné ; Giraud prend sa suite. Saint-Exupéry, revenu à New York après un long séjour d’été à Westport (Connecticut), lance à la fin du mois de novembre un appel radiophonique qui commence par ces mots : « D’abord la France. » Il se réjouit qu’enfin, maintenant que le pays est entièrement occupé, il n’y ait plus de litiges, de tendances différentes, d’intérêts opposés puisqu’il n’y a plus qu’une seule cause : celle de la Libération. Jugeant « ridicule » le problème Giraud-de Gaulle, il n’a dès lors plus qu’une idée : rejoindre son ancien groupe aérien à Tunis. Au mois de janvier 1943, il rencontre plusieurs fois à New York le général Béthouart, représentant militaire du général Giraud. En avril, Le Petit Prince paraît en anglais puis en français. Saint-Ex, qui l’a souhaitée avec insistance, reçoit enfin sa feuille d’embarquement et part pour Oran sur un transporteur de troupes britannique : le Stirling Castle. Il arrive le 4 mai, effectue une courte mission pour Giraud puis retrouve son unité, le 2/33, et reprend ses vols d’entraînement, d’abord sur des avions Bloch 174, puis sur un Lightning P38 à Oujda. Son adresse postale est maintenant : Capitaine de Saint-Exupéry, 3RD Photo Group, APO 520, US Army. Il est promu commandant le 25 juin. Le 21 juillet a lieu sa première mission de combat. Il s’abîme à l’atterrissage le 1er août puis est interdit de vol le 11 du même mois. Le lendemain, Saint-Exupéry, déconfit par cette mise à pied, s’empare du Lightning de liaison et, dès l’aube, file sur Alger, pour voir le général Donovan (5). Il revient le soir même. Quelques jours plus tard, le major Dunn, son commandant de groupe, est muté aux États-Unis. Cela ne change rien : Saint-Exupéry est mis en réserve de commandement. Pendant près de neuf mois, il se morfond à Alger, poursuit l’écriture de son manuscrit Citadelle, s’ennuie dans ce qu’il nomme « cette voie de garage où tout se délabre. Cette gendarmerie moisie de fond de province. Cet extraordinaire ridicule des pions qui règnent » (6). Il croise André Gide… Le temps passe bien lentement pour lui. En avril 1944, le 23 et le 24, il se rend à Naples pour tenter, mais en vain, de rencontrer le général Eaker, qui commande l’aviation américaine en Méditerranée. Il y revoit ses amis du 2/33 qui y stationne depuis janvier. Puis, miracle ! En mai, il est réintégré dans son escadrille, à Alghero (Sardaigne), et reprend ses missions au-dessus de la France au mois de juin. Il en effectue plusieurs, dont certaines avortées pour des raisons techniques. Sur l’intervention de qui ? À l’ordre donné par qui, alors que le général de Gaulle, seul chef du Comité français de libération nationale à l’époque, l’avait expressément maintenu en réserve de commandement ? Saint-Exupéry écrit lui-même : « … Mais j’ai dû à la gentillesse du général américain Eaker de bien vouloir faire une exception pour moi, et me voici réintégré dans mon rôle de pilote de Lightning P38. (7) » Étrange réponse de la part d’un officier supérieur ayant désobéi à son commandant en chef français !

Plus proche de Vichy que de la France libre…
Saint-Exupéry n’aimait pas de Gaulle, ce général factieux, « candidat dictateur » ! Il n’était pas le seul, même chez ceux venus se battre à ses côtés après juin 1940. Les débuts de la « France libre » se caractérisent par l’extrême solitude du Général, qu’à peu près personne, parmi les élites du « pays de France », selon une expression de Saint-Ex, n’était venu rejoindre en Angleterre. Et pas seulement les militaires de haut rang ou les « politiques » de renom ! Il y avait des soldats, des aviateurs et des marins français inscrits dans les armées anglaises et, plus tard, des résistants en lien direct avec les services secrets britanniques. Parmi les « intellectuels », Raymond Aron lui-même, arrivé très tôt en Angleterre, se définissait comme un « non-gaulliste à Londres ». Il ne cessera de critiquer l’action du général de Gaulle, qui prétendait se mêler de politique. De son côté, le Général s’est peu préoccupé de Saint-Exupéry. À Brazzaville, le 19 avril 1941, il envoie un télégramme à René Pleven et au général Petit posant une série de questions destinées à faire le point sur les « affaires » de la France libre, dont l’une le concerne : « Où en sommes-nous aux États-Unis ? Sieyès a-t-il pu commencer sa mission d’organisation de nos comités ? Focillon nous a-t-il ralliés ? Ne peut-on rallier Saint-Exupéry ?… » Les deux hommes ne se sont pas rencontrés, même à Alger, après la mise à l’écart du général Giraud, lorsque de Gaulle devint le seul chef du Comité français de libération nationale. Dans ses écrits, Saint-Exupéry, furieux de l’interdiction par la censure gaulliste (8) de son Pilote de guerre en Afrique du Nord, comme de celle par la censure allemande en France, laisse entendre qu’il aurait sollicité une entrevue au début de 1944. Nous n’avons ni document ni témoignage confirmant ce « souhait ». Mais au-delà du personnage qu’il n’aimait pas, pourquoi Saint-Ex a-t-il étendu sa réprobation à l’ensemble des forces de la « France libre » alors qu’il n’a pas un instant hésité à retrouver les représentants de Vichy à Alger, en particulier le général Giraud, au moment où celui-ci conduisait sur place la politique du Maréchal et de son gouvernement (lois antijuives, arrestation des communistes et des résistants, etc.) ? Henri-Christian Giraud, petit-fils du général, nous en donne une interprétation cohérente dans un article : « De Gaulle/Saint-Exupéry : la grande discorde » (9). Saint-Exupéry, qui se désespérait de la division entre Français créée selon lui par l’appel du 18 juin, qui conduisait des compatriotes à tirer sur d’autres compatriotes, avait soutenu l’armistice demandé par le Maréchal au nom d’une raison morale bien connue : continuer le combat était irréaliste car la défaite était irrémédiablement acquise face à la supériorité allemande qui, selon lui, « nous aurait coûté deux millions d’hommes morts inutilement » à vouloir poursuivre la guerre. Le salut de la France n’était que dans sa survie, donc l’arrêt des combats « dans l’honneur », et dès que possible, car aucune nation au monde n’est prête à accepter le sacrifice ultime. D’où cet armistice salutaire, seule façon d’éviter le chantage à la mort des nazis contre les malheureuses populations de France. De Gaulle n’est pour lui, au mieux, que le chef d’une légion étrangère, certes légitime et courageuse, mais à la condition de ne tirer que sur l’ennemi, et qui ne confère aucunement à son chef le droit de parler au nom de la France.
 
« Le gaullisme en très résumé ? Un groupe de “particuliers” (c’était des particuliers) se bat hors la France vaincue qui a à sauver sa substance. Et c’est très bien. Il faut qu’elle soit présente au combat. Et le Général d’une telle légion étrangère m’eût eu au combat. Mais ce groupe de “particuliers” se prend pour la France… Il prétend tirer bénéfice d’un sacrifice moins grand que le leur (et il n’est de sacri-fice vrai que sans bénéfice). De ce qu’il est hors de France présent au combat, de ce qu’il constitue une bien normale “légion étrangère”, il prétend tirer comme bénéfice de gérer la France de demain ! C’est absurde, car l’essence du sacrifice, c’est qu’il ne gagne aucun droit. Ça, c’est essentiel. C’est absurde, car la France de demain doit renaître (si renaissance il y a) de sa propre substance. De celle qui a fourni les prisonniers, les otages, les enfants morts de faim. Ça aussi, c’est essentiel. Leur assemblée ? Ils jouent très bien. C’est la pièce jouée qui est ridicule. Ils se croient “la France” quand ils devraient être “de France”, c’est absolument autre chose ! [...] Ce sont des fascistes sans doctrine ! (10) »
 
Soudain, les événements viennent déchirer l’horizon mental de l’écrivain. L’invasion de la zone libre par les Allemands, le sabordage de la flotte à Toulon, la désignation par les Américains de l’amiral Darlan comme commandant en chef des armées françaises en Afrique justifient brutalement son ardeur nouvelle à retourner combattre l’ennemi sur des ailes étrangères. Lisant l’appel de Saint-Exupéry publié fin novembre, le journal Pour la victoire publie en retour, le 12 décembre 1942, une réponse cinglante de Jacques Maritain. Saint-Exupéry est pour lui bien oublieux de certaines vérités :
« C’est un fait que la division entre ceux qui pendant la grande épreuve se sont résignés à l’ordre nazi et à l’Europe totalitaire et ceux qui sont restés fidèles à la vocation de la France est le schisme le plus profond que notre histoire ait connu. Ce schisme a été créé par les mêmes hommes qui ont trahi l’esprit et le peuple de chez nous. Ce ne sont pas des appels à l’union qui le surmonteront… La France, en tout cas, devra se délivrer d’eux et de leur fantôme de Révolution nationale pour que la réconciliation des Français soit possible. »« C’est la France elle-même qui, depuis deux ans, nous somme tous de continuer le combat. Le peuple de France a continué le combat dans la détresse et dans la nuit, désarmé, affamé, au prix d’une lutte atroce non seulement contre l’ennemi, mais contre des Français qui voyaient le salut de la patrie dans l’acceptation de l’esclavage. Des garçons héroïques se sont échappés de France pour continuer le combat à ciel ouvert… Maintenant, Saint-Exupéry nous dit qu’il n’y a plus désormais qu’une place possible pour les Français mobilisables, celle de combattant. Pourquoi cette pensée ne s’impose-t-elle à lui qu’aujourd’hui ? »
Jacques Maritain déroule ensuite ses griefs et parle de confusions trop graves pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y répondre… « Vichy n’est pas la France, et [que] le peuple français ne saurait être confondu avec un pouvoir usurpé surgi de la défaite et de la honte. Vichy a pris parti pour la collaboration avec l’Allemagne. Le peuple de France a pris le parti contraire. Saint-Exupéry n’a voulu plaider que pour la France. Il a tort d’oublier que la série d’abandons et de déshonneurs qui se sont succédé depuis deux ans… ont résulté d’un premier abandon tragique, dont l’expression décisive a été l’armistice de 1940. »
« Il [Saint-Ex] ne veut pas s’ériger en juge. Mais, malgré lui, il ne peut pas ne pas juger, et il ne juge pas justement. Il ne peut demander qu’on s’abstienne de juger qu’en jetant le blâme sur ceux qui depuis deux ans n’ont pas partagé son silence et sa douloureuse expectative. [...] Il semble très peu informé du travail de résistance qui se fait en France et de l’état d’esprit des Français. [...] Il s’adresse à ses compatriotes en séjour ici, il leur ouvre les bras et leur demande l’union. Mais il ne voit dans les conflits qui partagent les Français que rivalités personnelles et ambitions. »
Et Maritain de poursuivre :
 
Saint-Exupéry fut choqué par le texte de Jacques Maritain et lui répondit par une lettre personnelle toute de dénégation :
« Je n’ai jamais eu de lien avec Vichy… [...] J’ai pensé France… [...] Nous pensions de la France officielle qu’elle refusait péniblement, sous le poids des chantages, les concessions majeures. Nous estimions qu’il valait mieux ne point léser, aussi contradictoire, incohérent, et parfois invisible qu’il fut, cet effort réel de résistance. Nous pouvions nous tromper. Nous pouvions ne pas nous tromper. Nos erreurs éventuelles n’affectaient en rien nos intentions. (11) »
 
En août 1943, alors qu’il vient de rejoindre son unité avec autorisation de voler, Saint-Exupéry ne modère en rien son jugement sur le chef de la France libre :
« Je n’aime pas plus aujourd’hui le général de Gaulle. C’est ça la menace de dictature. C’est ça le nationalsocialisme. Je n’aime pas la dictature, la haine politique, le credo du parti unique. Quand le national-socialisme meurt ailleurs, ce n’est vraiment pas raisonnable de le réinventer pour la France. Je suis très impressionné par cette bande de fous. Leur appétit de massacre entre Français, leurs souhaits en ce qui concerne la politique d’après-guerre (bloc européen) conduira une France aussi affaiblie que l’Espagne à ne plus être qu’un satellite de la Russie ou de l’Allemagne. Ce n’est pas dans cette direction que loge pour moi la vérité. Croit-on encore que le gaullisme représente la démocratie et le général Giraud la tyrannie ? Je reprocherai plutôt à Giraud d’avoir été faible comme un mouton et d’avoir cédé sur tous les points au candidat dictateur. (12) »
Dans une longue lettre non envoyée à Joseph Kessel (13), il tente encore de soutenir l’armistice :
« Nous aurions perdu deux millions d’hommes pour retarder de vingt heures l’avance allemande. Quelque chose comme le génie de l’espèce refuse cette stérile hémorragie. Deux millions de morts. Six millions de prisonniers. Trois ou quatre millions de déportés et par-dessus tout le fantôme des transferts de population. [...] Et le reste : femmes, enfants et vieux mendiants à l’envahisseur, de la graisse pour chemins de fer pour leur improbable survie. [...] Actuellement ton gaullisme prépare la guerre contre les Américains ou éventuellement contre les Anglais. [...] L’Être à sauver était la France et celui-là est déjà ruiné, menacé d’aller en morceaux à cause de vos divisions. »
En novembre 1943, il réitère une méfiance qui continue d’être surprenante :
« On fusillera beaucoup l’année prochaine et ce sera un peu mélancolique. Que servira cette récolte ? Les problèmes réels ne sont pas posés. Le pouvoir n’est que le moyen d’imposer une bible : où est la Bible ? Aussi génial que soit le général de Gaulle (et je crois assez en son génie politique), il faudra bien un jour qu’il use des passions qu’il aura soulevées. Il faudra bien qu’il pétrisse quelque chose. (14) » « Je suis d’ailleurs absolument certain qu’elle [la France] les plébiscitera [les « gaullistes »]. Par haine d’un Vichy malpropre. Et par ignorance de leur essence. Ça, c’est la misère d’un temps où manque toute lumière. On n’évitera pas la terreur. Et cette terreur fusillera au nom d’un Coran informulé. Le pire de tous. [...] Mais cette défaite aura quand même sauvé le monde. Notre écrasement accepté aura été le point de départ de la résistance au nazisme. (15) »
En janvier :
 
Que dire de cette profonde absence de lucidité politique sur l’importance de l’armistice, la situation de la France dans le conflit, sa position, la contribution du mouvement gaulliste à sa survie et sa place du côté des vainqueurs ? Est-ce uniquement par méfiance vis-à-vis de De Gaulle ? Répondre positivement serait résumer leur opposition à un simple conflit de personnes entre deux hommes qui ne se sont jamais rencontrés. Ce dernier n’a fait que constater l’hostilité de Saint-Ex et ne le mentionne pas dans son allocution d’Alger, le 30 octobre 1943, où il cite les écrivains français qui ont contribué à sauver l’esprit de la France. C’est bien le moins ! Il le met en réserve de commandement le 7 janvier 1944, décision qu’il maintiendra par la suite, non par brouille, comme cela a été trop souvent affirmé, mais parce que l’intéressé n’avait plus l’âge, ni la condition physique, de piloter un avion de combat. Saint-Exupéry, pilote expérimenté et courageux, parti dès l’armistice à New York grâce à un passeport donné par Vichy, s’est finalement consacré à ses livres, tours de cartes et exercices de mathématique, mais jamais ne s’est rapproché ni de l’Angleterre ni de la France libre, ce qui lui aurait été facile à partir des États-Unis. Après le débarquement des Alliés en Afrique du Nord, il restera, avec l’appui du général Giraud, un pilote insoumis volant sous commandement américain. Si l’ordre de rester « en réserve » donné par de Gaulle avait été obéi, notamment par l’intéressé et par certains officiers de l’US Air Force dont il faut peser l’ignorance, l’arrogance et l’irresponsabilité, Saint-Exupéry aurait survécu et poursuivi ce pour quoi il valait vraiment : l’œuvre d’un grand écrivain français. Le 3 novembre 1944, le général de Gaulle, président du gouvernement provisoire, cite à l’ordre de l’armée le commandant pilote de grande reconnaissance Antoine de Saint-Exupéry pour la qualité de ses missions cartographiques effectuées durant le mois de juin 1944, cette citation valant attribution de la croix de guerre avec palme de vermeil.
1. Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Gallimard, 1942.
2. Henri du Moulin de Labarthète, Le Temps des illusions, À l’enseigne du Cheval ailé, 1946, p. 250.
3. Antoine de Saint-Exupéry, Écrits de guerre (1939-1944), Gallimard, 1982.
4. Idem.
5. William Joseph Donovan, commandant l’OSS (Office of Strategic Services).
6. Antoine de Saint-Exupéry, Écrits de guerre (1939-1944), op. cit.
7. Idem, p. 402.
8. Gallimard n’avait pas le droit de diffuser l’ouvrage en Afrique du Nord. La raison ? Saint-Exupéry déniait à la France combattante toute importance dans une future victoire qui ne pouvait être que celle des Américains.
9. Henri-Christian Giraud, « De Gaulle/Saint-Exupéry : la grande discorde », La Nouvelle Revue d’his-
toire, n° 90, mai-juin 2017.
10. Antoine de Saint-Exupéry, Écrits de guerre (1939-1944), op. cit., p. 359.
11. Antoine de Saint-Exupéry, Écrits de guerre (1939-1944), op. cit.
12. Lettre à Curtice Hitchcock, août 1943, Écrits de guerre (1939-1944), op. cit., p. 271.
13. Antoine de Saint-Exupéry, Écrits de guerre (1939-1944), op. cit., p. 329.
14. Antoine de Saint-Exupéry, Écrits de guerre (1939-1944), op. cit.
15. Idem.
Yves de Gaulle est haut fonctionnaire. Il est l’auteur d’Un autre regard sur mon grand-père Charles de Gaulle (Plon, 2016) et de « Ma République ». Apocryphe de Charles de Gaulle (L’Observatoire, 2019). Dernier ouvrage publié : Chevalier solitaire (Plon, 2022).

© 01.12.2024

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