ENTRETIEN AVEC YVES DE GAULLE - Académie du gaullisme

Académie du Gaullisme
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« DONNER LA PAROLE AU PEUPLE SOUVERAIN EST L’UN DES SOCLES DE LA CONSTITUTION »
 




ENTRETIEN AVEC YVES DE GAULLE
PAR CLAUDINE WÉRY
 
Le 4 octobre dernier a marqué le soixante-cinquième anniversaire de la Constitution de la Ve République dont la longévité est désormais supérieure à celle de toutes les Constitutions de notre pays. Petit-fils du Général de Gaulle, Yves de Gaulle raconte l’histoire de ce texte « rédigé en quelques semaines », avec Michel Debré en « chef d’orchestre » d’une « partition » écrite par De Gaulle. S’il déplore que le quinquennat ait « abimé » la Constitution, Yves De Gaulle, membre du comité de rédaction de la Revue des Deux Mondes, approuve en revanche les pistes de modifications récemment évoquées par Emmanuel Macron pour assouplir le recours au référendum.
 
Quel regard portez-vous sur la longévité de la Constitution de 1958 ?
 
Yves de Gaulle Notre constitution actuelle est maintenant, dans l’histoire chaotique de la République française, celle qui aura duré le plus longtemps, davantage que les trois lois constitutionnelles de mars et juillet 1875 qualifiées de « constitution de la IIIème République ». Pourtant la longévité de celle-ci n’est pas comparable à celle-là. En soixante-cinq ans d’existence, la IIIe République a su relever la France après la défaite de 1870, reconstituer ses armées, faire de bonnes lois sociales, développer l’instruction et gagner la Grande Guerre presque seule.
 
Après 1918, son histoire fut ensuite celle de l’indécision et de la contradiction, en raison notamment de son caractère excessivement parlementaire, pour finir, au moment de la défaite de 1940, en dictature par le vote de ses propres élus qui donnèrent eux-mêmes les pleins pouvoirs au maréchal Pétain.
 
En 1958, c’est, pour la première fois, une république qui succède à une autre. Après l’échec de la IVe République où l’Assemblée était toute puissante, dominée par les partis politiques, leurs intérêts, leurs combinaisons, leurs désaccords, le général De Gaulle a considéré qu’il fallait enfin à la France un « dispositif », consacré par un texte de niveau constitutionnel, approuvé par le peuple tout entier, et véritablement basé sur la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif, mais avec un équilibre de cette répartition volontairement orientée dans le sens de l’Exécutif.
C’est ainsi que le président y est « le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités », comme il assure, par son arbitrage, « le fonctionnement régulier de pouvoirs publics et la continuité de l’État » (1). Il y existe aussi un gouvernement qui, procédant de son choix (2), « détermine et conduit la politique de la nation » (3), responsable devant l’Assemblée nationale qui peut le censurer (4), tandis que le Premier ministre engage sa responsabilité devant elle sur son programme. Quant au Parlement, et c’est essentiel, il vote les lois dont les projets lui sont présentés par le gouvernement ou les propositions de lois qu’il peut faire lui-même, ainsi qu’il encadre et ratifie les projets d’ordonnance. Mais le président conserve la maîtrise du jeu en pouvant rebattre les cartes si les circonstances l’exigent : dissolution de l’assemblée opposante (5), appel au pays au-dessus du Parlement par voie de référendum, et, en cas de péril public, prise de toutes les mesures qui paraissent nécessaires. La constitution de la Ve République, volontairement tourné vers le suffrage populaire, est un texte où la gestion de l’équilibre des pouvoirs lui permet l’acte de gouvernement aussi bien en eaux calmes que dans des circonstances difficiles. Elle a apporté au pays la stabilité institutionnelle qui lui manquait.
 
Michel Debré est la cheville ouvrière du texte écrit entre juin et octobre 1958, mais on dit que « l’écrivain en chef » était le Général De Gaulle et qu’il faisait beaucoup de recommandations orales. Que savez-vous des conditions de la rédaction du texte, votre grand-père vous en a-t-il parlé ?
 
Yves de Gaulle Le texte de la constitution fut mis au point très rapidement. Entre le moment où le général De Gaulle est investi par l’Assemblée nationale (le 3 juin 1958), et le vote du texte constitutionnel par référendum le 28 septembre, quelques semaines seulement auront été finalement nécessaires pour rédiger le contenu puisque le Comité consultatif constitutionnel, consulté sur le projet, a rendu son rapport sur la future constitution à la veille du 15 août, juste avant le Conseil interministériel qui l’a adopté et sa transmission pour avis au Conseil d’Etat.
Michel Debré, aidé par un petit comité de rédaction travaillant dans le secret le plus contraint, en a été le chef d’orchestre. Mais c’est De Gaulle qui a écrit la partition. D’ailleurs, l’architecture de l’ensemble vient directement du discours de Bayeux (6). Il y définissait en substance les axes suivants : les pouvoirs publics doivent être nettement séparés et fortement équilibrés, avec, au-dessus des contingences politiques, un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons (7). Si le gouvernement est collectivement responsable devant la représentation nationale tout entière, il ne saurait procéder d’elle sous peine d’aboutir à cette confusion des pouvoirs dans laquelle celui-ci ne serait bientôt plus rien qu’un assemblage de délégations (8). C’est donc du chef de l’État, élu par un large collège composé de manière à faire de lui le Président de l’Union française, que doit procéder le pouvoir exécutif, en particulier d’accorder l’intérêt général avec l’orientation qui se dégage du Parlement quant aux choix et aux nominations des ministres à commencer par le premier d’entre eux. Il estimait également, par-delà la présidence normale des Conseils du gouvernement, et les pouvoirs « classiques » accordés au Chef de l’État (Promulgation des lois, prise des décrets, garantie de l’indépendance nationale et des traités, etc…), que celui-ci, dans les moments de grave confusion, devait pouvoir inviter le pays à faire connaître par des élections ou par referendum sa décision souveraine.
Nous avons souvent abordé le sujet, plus sur le fond que sur la manière d’y parvenir à l’exception de la procédure référendaire indispensable pour conférer au texte sa validité populaire. Je lui avais demandé si la constitution nouvelle était une révolution. Sa réponse correspondait bien à sa manière de, toujours, remettre les choses en perspective : la Constitution de 1958 est déplacement plus que rupture, rééquilibrage plutôt que changement, et davantage mise en commun de dispositions venues d’ailleurs, ou d’avant, que novation, irruption ou révolution. Il nous aura fallu, disait-il, depuis la mort du roi, près de 170 ans pour que la France ait la République qu’elle mérite.
 
Vous avez eu de nombreuses discussions avec lui dont vous avez d’ailleurs tiré un livre (9). De façon globale, vous souvenez-vous d’échanges avec lui sur le texte de la Constitution ?
 
Yves de Gaulle Après les péripéties autour de la modification constitutionnelle de 1962 qui vit s’instaurer l’élection du président au suffrage universel direct, mon grand-père s’inquiétait non seulement pour l’avenir du texte mais aussi pour la manière de s’en servir. Sur l’équilibre des pouvoirs, sa crainte principale tenait à la tentation qui pourrait être introduite de réduire la durée du mandat présidentiel et de le faire élire au même moment que les membres de l’Assemblée nationale. Il lui importait de ne pas unir et donc confondre l’élection des deux pouvoirs, qui mêlerait directement la désignation du président de la République à la lutte directe des partis pour acquérir la majorité à l’Assemblée. Dans notre équilibre institutionnel, il lui était essentiel de bien distinguer les fonctions régaliennes du président de la République de celles, par nature plus éphémères, du Premier ministre. Être garant de la continuité de l’État exige de la durée et n’équivaut pas à conduire la politique de la nation. Pas davantage le recours au référendum, à la dissolution, aux pleins pouvoirs avec la gestion des problèmes du jour, la direction de l’administration et l’activité réglementaire. La nature, l’étendue, la durée de la tâche du chef de l’État impliquent qu’il ne soit pas absorbé, sans relâche et sans limite, par la conjoncture politique, parlementaire, économique et administrative (10).
Tout commandait pour lui de maintenir la distinction entre la fonction et le champ d’action du président de la République de ceux du Premier ministre, sans vouloir les rapprocher ou les confondre, à commencer par la durée du mandat présidentiel. Il craignait cette hypothèse qui, sournoisement mais directement, atteindrait le cœur de notre texte constitutionnel en installant une double confusion : d’une part, entre un président de la République investi de la légitimité conférée par le suffrage universel, détenteur et déléguant l’autorité de l’État, avec un Premier Ministre, désigné et maintenu par celui-là, siégeant autour de lui pour la détermination comme la mise en œuvre de la politique de la nation, disposant de son propre pouvoir réglementaire, et, d’autre part, celle d’un rapprochement implicite, par fusion des échéances, de la clef de voûte de nos institutions avec le pouvoir législatif dont la différence de pouvoirs, de préoccupations, de rythme et d’origine électorale est totalement claire. C’est malheureusement ce qui s’est produit.
Quant à la manière d’utiliser la constitution, le risque majeur a toujours été pour le général soit, ne pas s’en servir pleinement si les circonstances l’exigent, soit, d’en dénaturer l’esprit. Lors d’une conférence de presse donnée le 31 janvier 1964, il avait déclaré : « Une constitution, c’est un esprit, des institutions, une pratique ». Les trois termes sont liés. Jules Grévy avait, en son temps, dénaturé sa fonction et donc l’application des lois constitutionnelles de 1875 en se refusant, pour jamais, à pouvoir exercer son droit de dissolution. De Gaulle craignait d’autres occurrences comme celle de ne pas être se mettre en accord complet avec les résultats du suffrage universel. Il mettait en exergue un fait essentiel : le régime adopté par le pays en 1958 est celui de la majorité nationale, celle qui se dégage de la nation tout entière, s’exprimant en sa masse indivise et souveraine (11). Le respect de la souveraineté du peuple est l’essentiel de notre démocratie quelle que soit la manière dont il l’a manifesté. Le signe final de l’arithmétique électorale était une évidence pour De Gaulle, premier Président de la Ve République, simple à interpréter en cas de question directe, et au fond sans ambiguïté en cas d’élection des députés qui soutiennent ou pas le Gouvernement qu’il a nommé et la politique qu’il conduit. Qui peut sérieusement douter du sens à donner à l’expression de cette souveraineté ?
 
Si le texte constitutionnel ne force pas le chef de l’État à tirer des conséquences personnelles des résultats des élections générales ou des référendums, le général considérait que le peuple français, par la majorité de ses suffrages, l’obligeait en personne et directement. Il l’a prouvé en 1969. Toute autre combinaison lui était impensable. Il considérait simplement qu’un président de la République qui se risquerait à cohabiter, au-delà du terme qui lui est donné pour rebattre les cartes, avec une majorité parlementaire contraire et donc un gouvernement que ne serait pas le sien, mesurerait pleinement son impuissance réelle, par-delà les effets du discours ou les postures publiques. Si la souplesse de notre texte fondamental permet beaucoup y compris d’en briser le lien cardinal qui unit légitimité et légalité, le général avait choisi son camp.
 
La Constitution de 1958 est caractérisée par un pouvoir présidentiel fort et un monopole de l’exercice du pouvoir par les élus. Pensez-vous qu’aujourd’hui, avec l’évolution de la société, il faudrait que la voix des citoyens y ait une place plus importante ?
 
Yves de Gaulle Le désintérêt grandissant de la population pour les consultations électorales est un problème qu’il faudra essayer de résoudre. Rappelons cependant une évidence : avant que notre constitution soit « abimée » par la mise en place du quinquennat et « interprétée » quant à la pratique du référendum et ses risques, le peuple français était beaucoup plus souvent sollicité au niveau national qu’il ne l’est depuis. Après tout, aujourd’hui, entre deux élections présidentielles et législatives simultanées, le peuple français n’est plus consulté à ce niveau pendant cinq ans. De Gaulle, entre septembre 1958 et le 28 avril 1969, soit directement, soit par l’intermédiaire des élections générales, a procédé à dix consultations nationales, cinq referendums, quatre élections législatives et une élection présidentielle, soit, en moyenne, une consultation par an. L’assouplissement du dispositif de référendum d’initiative partagée (RIP) est un début de solution qui ne saurait cependant pallier les limitations apportées par les modifications, interprétations, et utilisations de la constitution. Les qualité et quantité de la participation électorale vont de pair, je le crois, avec le nombre d’occasions données au peuple français de pouvoir s’exprimer.
 
Le 4 octobre à l’occasion de l’anniversaire de la Constitution, Emmanuel Macron a justement proposé de modifier la loi fondamentale sur deux points : l’élargissement aux questions de société du champ des référendums et l’assouplissement des conditions de mise en œuvre de ces référendums. Qu’en pensez-vous ?
 
Yves de Gaulle Donner le plus souvent possible et chaque fois que nécessaire la parole au peuple souverain est l’un des socles de la constitution de 1958, tout au moins dans sa version originale. Rappelons que celle-ci a été modifiée à vingt-quatre reprises depuis 1958, une première fois le 4 juin 1960 (modification de l’article 85), et la dernière fois avec la loi constitutionnelle « fourre-tout » de 2008, mais sans que le suffrage universel soit systématiquement utilisé. Le souhait du président de la République d’élargir et moderniser le champ du référendum et ses conditions de mise en œuvre va dans le bon sens, même si, et il le rappelle également, le rapprochement des citoyens avec leurs élus et leurs institutions n’est pas réductible à cette seule pratique.
 
Entre autres difficultés, il existe deux obstacles majeurs à l’affirmation de cette volonté. Le premier, cela a été rappelé dans le discours du président le 4 octobre dernier, tient à la façon d’éviter le déficit démocratique issu, globalement sur le même sujet, entre la volonté des Français de rejeter par référendum en 2005 le projet de constitution européenne, et le revirement sur la question en 2007 par l’adoption du traité de Lisbonne voté par les parlementaires réunis en Congrès en application de l’article 89 de la constitution. La difficulté exprimée – ne pas, selon son expression, « faire bégayer la République » – n’est pas facile à résoudre et ne va pas de soi. Est-il légitime de contrarier l’expression du suffrage populaire même si celle-ci conduit à des changements législatifs fréquents ou même à des revirements ? Après tout, une nouvelle loi votée au Parlement peut librement défaire une loi précédente.
 
Le second obstacle tient plus à l’utilisation de l’article 11 qu’à l’élargissement de son champ d’application même si celui-ci peut en faciliter le recours. Rappelons qu’il existe, depuis les débuts de la Ve République, un conflit de procédures pour pouvoir modifier le texte constitutionnel. Le général de Gaulle a toujours considéré, sans écarter en rien l’article 89, qu’il pouvait utiliser l’article 11 c’est-à-dire la consultation populaire directe, à sa seule initiative, pour demander aux Français l’autorisation de modifier la loi fondamentale sur l’organisation des pouvoirs publics. Il l’a fait en 1962 et en 1969. Cette même procédure a ensuite été utilisée en 1992 lors de la ratification du traité de de Maastricht. La communauté des juristes et de beaucoup de parlementaires estiment, de leur côté, qu’il n’y a pas d’autre voie que l’article 89 pour amender la constitution. Le débat n’est pas juridiquement tranché. Il est, en outre, contraint par le Conseil Constitutionnel qui rappelle à l’envi qu’il a notamment pour mission de contrôler la validité du décret de convocation des électeurs et donc la régularité de la question posée.

 
(1) Article 5 de la Constitution (2) Article 8 de la Constitution (3) Article 20 de la Constitution (4) Article 49 de la Constitution (5) Mémoires d’espoir-tome 1-Le chef de l’État (6) Discours de Bayeux-16 juin 1946-Discours et messages-Année1946 (7) Ibid. (8) Ibid. (9) Yves de Gaulle, Un autre regard sur mon grand-père, Plon, 2016. (10) Conférence de presse du 9 septembre 1965 – DM – Année 1965. (11) Conférence de presse du 9 septembre 1965 – DM – Année 1965.

© 01.12.2023

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