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Voici la cinquième et dernière partie de l’histoire de l’école
Polytechnique. L’auteur de ce texte, initialement publié dans La science de
l’éducation républicaine (Campaigner publications
1980), et proposé par notre ami Jean-Louis Guignard est Jacques Cheminade qui
présidera le 170e dîner-débat
de l’Académie du Gaullisme
le 4 octobre (bulletin d’inscription en dernière page).
L’histoire de la Révolution française a été si mystifiée que les simples «
droits démocratiques »
et la « liberté » dont jouissent aujourd’hui les citoyens de
France et des autres nations capitalistes européennes passent pour la
principale conquête de cette période révolutionnaire, une conquête que nous
devrions aux Jacobins, aux Sans-culottes et à la prise de la Bastille. Il est
grand temps de démonter la supercherie et de jeter aux poubelles de l’histoire
ces instruments de la politique britannique, les Mirabeau, Danton et autres
Marat tenus aujourd’hui encore pour les grandes figures de la Révolution
française. II est surtout grand temps que les hommes qui ont, eux, dirigé
l’authentique Révolution française, relégués à un rang secondaire de l’histoire
ou enfouis plus profondément sous des calomnies, soient connus du grand
public pour la contribution cruciale qu’ils ont faite au développement de la
civilisation humaine.
L’expédition d’Égypte : un projet leibnizien de l’École contre
l’Angleterre
À l’origine,
l’expédition en Égypte visait à briser le dos des Turcs (l’Empire ottoman était
sous le contrôle des Britanniques), et, en dernière analyse, à arracher l’Inde
aux Anglais. Au début, l’opération ne manquait pas d’ambiguïté dans ce sens que
l’agent britannique Talleyrand, chargé des affaires étrangères, cherchait
par-là à se débarrasser de Bonaparte en vue d’établir en France une monarchie
constitutionnelle de type anglais ; Monge sut toutefois retourner cette
opération en faveur de la politique républicaine à l’aide de son élève et
collaborateur Fourier, le futur mathématicien, qui, aux côtés de Monge et de
Bonaparte, fut la troisième grande figure de l’équipe qui dirigea l’expédition.
L’expédition d’Égypte
en 1797 fut le premier véritable déploiement « sur le terrain » des
polytechniciens. C’était surtout la première opération de grande envergure que
les dirigeants républicains français lançaient contre l’Angleterre depuis 1789
et la constitution de la Coalition militaire contre la France, de même que
c’était la première application directe d’un projet proposé un siècle plus tôt
par Leibniz à Louis XIV. Dans son Grand Dessein d’une entente de Républiques
souveraines· en Europe, Leibniz avait imparti à la France la mission de
civiliser l’Afrique du Nord et la méditerranée, afin d’y étendre l’influence néo-platonicienne
au détriment de l’Angleterre. Ce projet avait été repris plus tard par le
Premier ministre de Louis XV, Choiseul, mais il avait été bloqué par l’agent
d’influence britannique que fut Mme de Pompadour, la protectrice des
physiocrates anti-industriels. Il est très probable que durant son séjour au
ministère de la marine Monge ait eu entre les mains des documents concernant ce
projet.
L’idée d’une opération
décisive contre l’Angleterre n’était pas nouvelle. Depuis 1793, il avait été
question à plusieurs reprises dans l’entourage de Carnot et Monge d’organiser
une « descente » contre la perfide Albion. En fait, la direction républicaine
de l’armée et de la marine françaises avait déjà prévu une invasion de
l’Angleterre durant la guerre américaine ; ce fut alors que les troupes
françaises mirent à l’épreuve la « grande tactique » qui allait ensuite être
utilisée par La Fayette et Rochambeau sur les champs de bataille américains, et
par Carnot en Europe contre la Coalition.
Carnot prévoyait alors de détruire d’abord
Ostende et Amsterdam afin de priver Londres de ses avant-postes bancaires les
plus importants sur le continent et de son commerce avec l’Inde. Mais les
ressources disponibles pour une attaque éventuelle contre l’Angleterre avaient dû
être mobilisées pour endiguer l’ennemi de l’intérieur, la chouannerie, et la
descente fut repoussée plusieurs fois.
En 1795, Carnot
envisageait la création d’une république hollandaise et l’occupation de la rive
gauche du Rhin pour porter un coup fatal au côté prussien de la Coalition. Le
plan de Bonaparte prévoyant une campagne en Italie pour vaincre l’Autriche fut
adopté l’année suivante. Monge, fervent partisan de l’instauration de
gouvernements républicains dans toute l’Italie, y accompagna Bonaparte à la
tête d’une Commission des Arts chargée de recenser toutes les grandes œuvres
d’art dans ce pays, notamment celles héritées de la Renaissance. Avant de
ramener à Paris en 1797 le célèbre traité de Campo Fiormo
consacrant la défaite de l’Autriche, Monge prit une part active dans
l’établissement de la République cisalpine, qui comprenait les villes de
Modène, Bologne et Ferrare. En avril 1796, la décision avait été prise
d’envoyer quelque deux cent mille soldats contre l’Angleterre une fois que
celle-ci aurait été isolée comme le dernier ennemi de la Coalition. (Au cas où
une vaste opération n’aurait pas été possible, Carnot songeait à purger l’Ouest
de la France des Chouans qui auraient été débarqués sur les côtes anglaises
avec des centaines de prisonniers de droit commun !)
Nous n’allons pas
entrer ici dans l’aspect militaire de l’expédition mais plutôt dans sa
dimension humaniste et scientifique sans précédent.
Une Commission
scientifique fut organisée par Monge et Berthollet, comprenant une cinquantaine
de membres spécialistes des sciences mathématiques et de leurs applications
(géomètres, astronomes, mécaniciens), de l’ingénierie (ingénieurs des travaux
publics, des mines, géographes), des sciences naturelles (chimistes,
botanistes, zoologistes, minéralogistes), de littérature (orientalistes), des
docteurs, chirurgiens, musiciens, architectes, dessinateurs, graveurs, etc. -
dont un tiers sortait tout juste de l’Ecole polytechnique. L’idée essentielle
qui guida la Commission et l’Institut d’Egypte établi dès l’arrivée des troupes
françaises au Caire (sous la direction de Monge, Bonaparte et Fourier), était «
la conquête de faits nouveaux pour contribuer à l’amélioration du pays » (10).
Dès que l’expédition débarqua en Egypte, les ingénieurs eurent pour mission de
dresser les plans des villes et de la côte et d’établir un « grand plan
géométrique d’Alexandrie » et des environs, qui, d’après Jomard, « aurait pu
remplir un atlas ». L’Institut du Caire, dont Monge était le président, devait
principalement s’occuper « des progrès et de la propagation des lumières en
Egypte ; de la recherche, de l’étude et de la publication des faits naturels,
industriels et historiques de l’Égypte ». Il comprenait quatre grandes sections
: mathématiques, physique, économie politique et arts (technologie). La
question de l’enseignement devant être dispensé à la population locale fut
l’une des premières étudiées.
Une vaste étude de la
région du Nil fut entreprise. Les ingénieurs réparèrent canaux, chaussées et
digues. Le canal d’Alexandrie fut curé et rétabli pour la navigation.
Bonaparte travailla
sur le projet du canal de Suez, reliant la Méditerranée à la Mer Rouge, à
partir des vestiges du canal antique découverts par les ingénieurs. Les
édifices publics furent restaurés et entretenus. Des cultures nouvelles furent
introduites et des systèmes d’irrigation construits.
L’une des premières
choses que firent les Français en arrivant fut d’installer une imprimerie d’où
sortaient des publications quotidiennes pour l’armée et la population, en
français et en arabe, sur l’évolution de la situation militaire et le cours des
divers travaux scientifiques, infrastructuraux et
artistiques engagés en Egypte. Les écrivains et journalistes qui faisaient
partie de l’expédition envoyaient rapports et livres en France pour informer la
population de la métropole. Des lieux artistiques, notamment des théâtres,
furent ouverts. Berthollet établit un laboratoire ouvert aux autochtones où ils
pouvaient assister aux dernières expériences de physique et se familiariser
avec la science. C’est ainsi que plusieurs ballons furent lancés, expérience
alors révolutionnaire, afin de « frapper l’esprit » de la population locale.
Une riche bibliothèque fut ouverte à l’Institut du Caire, tandis que des écoles
spéciales étaient créées pour l’enseignement des mathématiques et des sciences
en général. Les médecins étudièrent les maladies qui affectaient la population
indigène. La musique et la poésie locales furent « savamment approfondies » et
enrichies par la culture musicale et poétique européenne. Deux recueils
périodiques, Le Courrier de l’Egypte, et la Décade égyptienne faisaient
largement connaître tous ces travaux.
Les ingénieurs
réalisèrent toute la description géographique, topographique et statistique du
pays. La population, les infrastructures existantes, les machines et la
production furent recensées, tandis qu’était relevé l’emplacement des anciennes
cités et autres sites historiques, notamment les vestiges de la Renaissance
arabe.
Ces activités étaient
loin d’être sans danger dans cette situation de guerre. Plus d’un ingénieur ou
d’un scientifique périt aux mains des Britanniques ou de leurs marionnettes
arabes. Monge lui-même faillit succomber à une maladie très grave. Lors d’un
soulèvement contre les troupes françaises au Caire, tous les instruments
scientifiques de la Commission furent détruits - pour être immédiatement
refaits, à partir de rien pratiquement, par Conté.
Tous les soirs, la
Commission se réunissait dans les jardins de Cassini-Bey sous la direction de
Monge et de Fourier. C’est là que cette pléiade humaniste se flattait de « jeter
les fondements d’une nouvelle école d’Alexandrie, qui, partie d’un point plus avancé,
pouvait un jour effacer l’ancienne » (11). L’Ecole d’Alexandrie avait été
un célèbre foyer néo-platonicien créé par Alexandre le Grand Alexandrie, qui
fut l’un des plus grands centres commerciaux du monde, tira sa renommée
séculaire de sa bibliothèque et de son phare, symbole de la lumière répandue
par la civilisation des bâtisseurs de cités. Dans les jardins de Cassini-Bey,
plus d’un projet fut échangé dans une atmosphère de joie où furent tissés des
liens qui unirent souvent leur vie durant ce noyau de Polytechniciens et leurs
collaborateurs.
« Il n’avait pas
tort Leibniz, quand il conseillait à la France, il y a deux siècles, d’occuper
son activité à introduire dans ce beau pays d’Egypte la douceur et la politesse
de ses mœurs, la science et les arts de ses enfants ! Nous nous sommes efforcés
de donner quelque réalité au rêve d’un grand homme, et il s’est heureusement
trouvé un Bonaparte pour y présider, des auxiliaires
et des savants (...) et une école, l’Ecole polytechnique, pour l’accomplir
», déclare Jomard.
Le projet grandiose
fut militairement défait par les Anglais après la destruction de la flotte
française en 1799. Toutefois, l’influence des travaux de la Commission et de
l’Institut commencèrent à se faire sentir politiquement avec l’avènement du
gouvernement de Mohammed Ali en 1812. Les troupes de Mohammed Ali et de son
fils avaient été directement formée par les officiers de Napoléon en vue de
combattre l’Empire ottoman et d’aider la France à chasser les Barbaresques
d’Algérie et à prendre le contrôle de toute la Méditerranée. Cette politique de
développement fut ensuite reprise avec force à la fin du XIXème siècle par le
ministre des Affaires étrangères Gabriel Hanotaux et les « Colonistes
» français. Leur Grand Dessein s’inspirait à la fois de Leibniz et du projet
antérieur de Richelieu de créer une « nouvelle France » outre-mer, dont les
Oratoriens devaient assurer la direction des affaires éducatives et
religieuses. Les Etats-Unis d’Amérique, projet que parraina Richelieu, furent
explicitement conçus comme le modèle de la colonisation républicaine française
de l’Afrique, contre la conception britannique d’empire. Bien que les Colonistes ne purent mener à bien leur dessein, ils
laissèrent derrière eux des cercles humanistes qui furent instruits dans la
tradition de Monge et de Dupin, et qui représentent aujourd’hui l’élite de la
Renaissance future de ce continent.
« Elever à la dignité d’hommes tous les individus de l’espèce
humaine »
Pour les jeunes
polytechniciens, leurs maîtres et collaborateurs, nourris de principes
républicains, la tâche qui s’imposait à l’aube du XIXe siècle était de lancer
un vaste mouvement d’enseignement scientifique et technique afin de doter le
pays d’une force de travail industrielle. Les grands économistes politiques que
furent Carnot, Monge, Dupin et Chaptal savaient que la ressource première de la
société réside dans un accroissement constant de la puissance de travail. Pour
ce faire, non seulement des scientifiques, ingénieurs et techniciens doivent
être formés en nombre grandissant, mais la force de travail toute entière doit
avoir accès au niveau de savoir lui permettant d’assimiler productivement les
nouvelles technologies introduites dans l’industrie. Ceci se traduisit par un
double effort éducatif : le mouvement de l’«
enseignement industriel » et le développement massif de l’instruction
élémentaire amorcé par Carnot durant les Cent Jours en 1815.
Les efforts pour
promouvoir un enseignement industriel de masse se traduisirent par la création
en France d’un vaste réseau d’Ecoles et de Conservatoires des arts et métiers.
Les Ecoles formaient directement les futurs ingénieurs et techniciens, tandis
que les Conservatoires ouvraient leurs portes à de larges couches de
travailleurs qui acquéraient de nouvelles qualifications dans des cours du
soir. L’objectif des éducateurs industriels n’était pas de former les
travailleurs empiriquement à une qualification fixe, mais de développer en eux
la capacité d’acquérir rapidement les qualifications toujours plus poussées
requises par le progrès scientifique et technique,
A. Guettier,
professeur de sciences industrielles à l’École des arts et métiers d’Angers,
témoigne ainsi de la nécessité de cette éducation :
« Le devoir du
gouvernement est de donner aux classes travailleuses toute la capacité morale
nécessaire pour jouir de leurs droits et les exercer avec raisonnement,
intelligence et conviction (...) Il faut d’abord songer à donner au peuple un
système d’enseignement dont toutes les branches se relient les unes aux autres
de manière à former un tout complet ». L’enseignement professionnel, « en dehors de son
influence immense sur la moralisation et l’émancipation des masses, doit être
une nécessité publique. Non seulement il ferme la porte aux révolutions en
déversant les idées du peuple vers les sources du travail agricole, industriel
ou commercial qui est son lot ; mais par les connaissances spéciales qu’il
répand, il tend à augmenter la richesse du pays en développant la production et
en l’améliorant sous le double rapport de la qualité et du prix de revient ».
Le souci de Guettier
et des animateurs de ce mouvement était de « permettre au simple exécutant
d’atteindre aux fonctions les plus élevées de l’ingénieur et du manufacturier
», Guettier proposa dans les années 1840 la création
d’un système d’enseignement industriel centralisé, dont la pierre de touche
aurait été une Université des arts et métiers dont la vocation scientifique et
industrielle se serait inspirée de l’Ecole polytechnique originale.
Par ailleurs, aux yeux de Carnot, une
instruction populaire généralisée était le moyen nécessaire « d’élever
successivement à la dignité d’hommes tous les individus de l’espèce humaine ».
Les structures existantes de l’enseignement primaire étaient alors totalement inappropriées
dans la perspective de développement économique rapide où se plaçait Carnot.
Les moyens, en termes de crédits et d’enseignants, pour lancer un tel mouvement
d’instruction de masse, étaient pratiquement inexistants. Et, encore une fois,
le principe actif qui fut mis en jeu pour résoudre cette crise fut celui de
moindre action.
C’est ainsi que furent
prises les mesures spectaculaires établissant l’«
enseignement mutuel » Pour remédier au manque de maîtres, d’écoles, de livres,
de papier et de crayons et parvenir néanmoins à instruire le plus grand nombre
d’enfants, un seul maître se trouva à la tête d’une classe pouvant aller
jusqu’à mille élèves, à qui, en l’espace de quelques mois, il dut apprendre à
lire, écrire et compter avec des moyens pédagogiques matériels des plus limités
! Le maître était en fait assisté dans sa tâche par des enfants choisis en
raison de leur niveau plus élevé que les autres, qui se chargeaient d’instruire
directement leurs camarades par groupes. Comme Carnot l’explique si bien dans
son Rapport à l’Empereur (voir encart « Le grand art de l’économie politique »
ci-dessous ), ce « principe générateur de nouveaux maîtres », celui des
chefs de brigades de l’Ecole polytechnique, des régents de l’Oratoire, et,
fondamentalement, du dialogue platonicien - fut alors la manière la plus
efficace d’élever la population rapidement au niveau d’instruction requis,
grâce au développement exponentiel parmi les enfants de ce niveau de
connaissance et de la faculté de le reproduire chez les autres.
Le grand art de l’économie politique
« Sire Il existe un exemple pour les
progrès de la raison, fourni par une contrée du Nouveau Monde, plus récemment,
mais peut-être mieux civilisée déjà que la contrée qui s’appelle l’Ancien
Monde. Lorsque les Américains des Etats-Unis déterminent l’emplacement d’une
ville et même d’un hameau, leur premier soin est d’amener aussitôt sur le lieu
de l’emplacement un instituteur, en même temps qu’ils y transportent les
instruments de l’agriculture ; sentant bien, ces hommes de bon sens, ces élèves
de Franklin et de Washington, que ce qui est aussi pressé pour les vrais
besoins de l’homme que de défricher la terre, de couvrir ses maisons et de se
vêtir, c’est de cultiver son intelligence.
Mais, lorsqu’au
milieu de la civilisation européenne, l’inégalité des fortunes, inévitable
conséquence des grandes sociétés, laisse parmi les hommes une inégalité de
moyens aussi grande, comment admettre au bienfait de l’instruction, au moins
élémentaire, aux avantages de l’éducation primaire, la classe la plus nombreuse
de la société ? L’instruction sans morale pourrait n’être qu’un éveil de
nouveaux besoins, plus dangereux peut-être que l’ignorance même. Il faut donc
que la morale marche de front avec l’instruction : or, comment élever à la
morale, en même temps qu’à l’instruction, le plus grand nombre d’hommes
possibles des classes les moins fortunées ? Voilà le double problème qui a le
mérite d’occuper les véritables amis de l’humanité, et que Votre Majesté veut
résoudre elle-même en fondant une bonne éducation primaire.
Quand j’exposerai à
Votre Majesté qu’il y a en France deux millions d’enfants qui réclament
l’éducation primaire, et que cependant, sur ces deux millions, les uns n’en
reçoivent qu’une très imparfaite, les autres n’en reçoivent aucune, Votre
Majesté ne trouvera point minutieux, ni indignes de son attention les détails
que je vais avoir l’honneur de lui présenter sur les procédés déjà employés
dans certaines éducations primaires, puisqu’ils sont les moyens même par
lesquels on peut arriver à faire jouir la plus grande portion de la génération
qui s’avance, du bienfait de l’éducation primaire, seul et véritable moyen
d’élever successivement à la dignité d’hommes tous les individus de l’espèce
humaine. Il s’agit ici non pas dede former des
demi-savants, ni des hommes du monde ; il s’agit de donner à chacun les
lumières appropriées à sa condition, de former de bons cultivateurs, de bons
ouvriers, des hommes vertueux, à l’aide des premiers éléments des connaissances
indispensables, et de bonnes habitudes qui inspirent l’amour du travail et le
respect pour les lois.
Dans toutes les
parties de l’économie politique, le grand art est de faire le plus avec le
moins de moyens. Tel est le principe qui a dirigé plusieurs des philanthropes
qu’on peut regarder comme créateurs et directeurs de l’éducation primaire ; ils
ont voulu élever le plus grand nombre d’enfants avec le moins de dépense
possible, et avec le secours du plus petit nombre de maîtres ; voilà leur idée
principale : voici maintenant le moyen pour obtenir ce résultat : c’est de
rendre les enfants instituteurs les uns des autres, pour la conduite morale
comme pour l’enseignement intellectuel, par la transmission presqu’électrique
de tous les commandements qui partent d’un seul maître ; ce maître se trouve
ainsi multiplié sur tous les points d’une classe considérable, par ses jeunes
représentants revêtus de différents noms d’instituteurs, de moniteurs, de
lecteurs, et cette représentation d’un seul par tous et dans tous est assez
positive et assez sûre pour qu’un seul maître puisse suffire à soigner jusqu’a mille élèves ; tandis qu’un maître d’école ordinaire ne
peut guère aller au-delà du nombre de quarante. Cette règle de surveillance
mutuelle, chose remarquable, on la retrouve dans les institutions de Lycurgue ;
elle est la clé de tous les procédés dont l’instituteur primaire fait usage. Ce
qu’il ya de plus heureux encore, c’est que dans ce
procédé qui épargne le nombre des maîtres, en créant à l’instant des suppléants
par la pratique sur le lieu même, et pour le besoin de l’école qu’ils dirigent,
dans ce procédé, dis-je, se trouve un principe générateur de nouveaux maîtres.
Les élèves qui viennent déjà d’être maîtres sur les bancs où tout à l ’heure
ils apprenaient encore, se trouvent, au sortir de la classe où ils ne tenaient
encore la place que d’une fraction millième, devenus eux-mêmes capables de
rassembler et d’élever aussi haut qu’eux mille autres fractions pareilles,
c’est-à-dire, qu’ils sont tout à fait, et au moment même, capables de devenir
les maîtres d’une classe aussi nombreuse que celle qu’ils quittent ; et la
nouvelle classe dont on voudra les charger, va pouvoir à son tour donner des
créations aussi fécondes qui devront s’augmenter et se multiplier toujours dans
la même proportion (...) » Lazare Carnot,
Rapport à l’Empereur sur l’éducation 1815.
Contrairement à la
version britannique de l’« enseignement mutuel », parrainé notamment par la
Compagnie des Indes orientales, pour laquelle l’instruction dispensée devait
être minimale et permettre seulement la formation d’une force de travail d’où
les intérêts impérialistes britanniques pouvaient extraire le maximum de profit
immédiat, le mouvement dirigé par Carnot en France conçut cette éducation comme
un investissement à long terme, pour ainsi dire, à « forte densité énergétique
», d’une qualité telle que l’enfant pouvait acquérir le potentiel lui
permettant d’accéder plus tard au plus haut niveau de savoir et de pratique. En
1815, Carnot créa une Commission sur l’instruction élémentaire, qui mena à la
formation de la Société pour l’Instruction Elémentaire, elle-même une émanation
de la Société pour l’Encouragement de l’Industrie Nationale dirigée par Chaptal
(12).
Chaptal
Carnot attaqua
l’approche réductionniste d’inspiration britannique de ces membres de la
Société pour l’instruction élémentaire pour qui la seule raison d’instruire la
population était de développer l’industrie et le commerce. Avant son exil,
Carnot envisageait au contraire une réforme politique de l’éducation fondée sur
de véritables principes républicains, selon lesquels la finalité de l’éducation
était la moralité et la dignité humaine.
La controverse qui eut
lieu au sujet de l’introduction de la musique et de la géométrie dans
l’enseignement mutuel est très révélatrice à cet égard. Ce sont les mêmes
réductionnistes qui s’opposèrent à l’enseignement de ces deux matières sous
prétexte que l’instruction devait se « limiter au savoir utile » et non
conduire les enfants à l’ « ambition » que donne « un
savoir trop poussé ». Deux noms ont marqué l’innovation cruciale que fut
l’organisation de cet enseignement : Louis Benjamin Francoeur et
Guillaume-Louis Bocquillon Wilhem. Francoeur, ancien chef de brigades et élève
de Monge, était un mathématicien et un musicien (son père avait été directeur
de l’orchestre de l’Opéra et surintendant de la musique de Louis XVI), qui
enseignait les mathématiques à l’Ecole polytechnique et était le secrétaire de
la Société pour l’Instruction Elémentaire. Il organisa l’enseignement de la
géométrie, aussi appelée dessin, pour les enfants, supervisa les méthodes
d’enseignement de la musique et se chargea de créer les cours de chant dans les
écoles mutuelles. Francoeur, qui était très proche de Carnot (il offrit sa
maison comme refuge à Carnot après Waterloo, ce qui lui valut d’être radié de
l’Ecole polytechnique), n’eut de cesse que d’encourager les Polytechniciens à
créer des écoles populaires et à assumer des responsabilités éducatrices
partout où ils le pouvaient.
E.F. Jomard, l’un des
fondateurs du mouvement d’éducation mutuelle et des arts et métiers, traduit
l’esprit qui animait cette élite républicaine en évoquant le souvenir de
Francoeur :
« C’est parce qu’il
comprenait toute la portée des sciences mathématiques appliquées au besoin de
la Société ; c’est parce qu’il savait que leurs progrès conduisent à des
découvertes dans les arts utiles et l’industrie, qu’il les embrassait toutes
avec ardeur jusque dans les théories transcendantes, pour arriver, par les
applications, à améliorer le sort des classes laborieuses. Telle était la
grande pensée de Monge, pensée qu’il cherchait, à son exemple, à réaliser, à
féconder par l’enseignement ; ce fut aussi l’idée dominante, comme nous le
verrons plus tard, qui lui inspire tant d’utiles ouvrages, où l’application
pratique est presque toujours à côté du principe scientifique ».
Wilhem était musicien
et répétiteur de mathématiques ; il enseignait la musique à l’école militaire
de Saint-Cyr et à l’Ecole polytechnique, et ses chants contre les Anglais
étaient alors célèbres [13]. C’était un grand admirateur du compositeur
Cherubini, lui-même très proche de Beethoven. Hors la
méthode qu’il élabora pour enseigner la musique dans les écoles populaires et
les cours du soir de musique qu’il organisa pour les adultes, sa contribution
la plus importante fut sans doute la création d’un orphéon à Paris, un vaste
chœur où les enfants venus de régions différentes se retrouvaient régulièrement
pour chanter.
L’idée admirable qui
avait présidé à cette initiative était que de cette manière les enfants étaient
amenés à rencontrer d’autres enfants originaires de régions diverses et que le
chant était le médiateur des liens d’amour qui devaient se développer entre
eux.
Selon Francoeur, la
méthode d’enseignement de Wilhem reposait sur l’idée d’un progrès constant vers
des niveaux toujours plus élevés, avec une base musicale solide au départ.
L’objectif était de donner à la population « d’heureuses harmonies faites pour
propager les pensées morales, les passions généreuses ». Le but aurait été
manqué, explique Francoeur, sans des conditions scientifiques et si (Wilhem)
s’était borné à un procédé empirique. Une des applications heureuses que trouva
la méthode de chant de Wilhem, Francoeur mentionne-t-il, fut dans des asiles
psychiatriques où « elle contribua à une amélioration sensible de l’état des
insensés ».
Voici un témoignage
des cercles musicaux de l’époque sur Wilhem :
« Il croyait que
l’homme n’a le sentiment du beau que pour mieux apprendre à être bon ; que
l’art est un agent universel dont il faut féconder et diriger la puissance ;
que son germe est partout, mais qu’il appartient à quelques initiateurs de le
faire éclore et de le développer dans la foule. De là sa belle pensée de
grandes réunions musicales pour substituer les plus nobles plaisirs aux
voluptés grossières ; de là ses persévérants efforts pour transformer Paris
d’abord puis la France entière en un immense orphéon, conception pleine de
poésie et de vertu, qui ne peut désormais s’éteindre et fera le tour du monde
».
(10) E.J. Jomard,
Relation de l’expédition scientifique des Français en Egypte -1798.
(11) Jomard, ibid.
(12) Parallèlement,
Carnot organisa un Conseil de l’industrie nationale regroupant des savants
(Monge et Berthollet), des industriels et des marchands, dont la tâche était de
résoudre les problèmes techniques et financiers qui faisaient obstacle au
développement industriel. Dans un même temps, Chaptal, Dupin et leurs
collaborateurs créaient des Caisses d’épargne où les enseignants des Arts et
Métiers comme les ouvriers qui y suivaient des cours étaient encouragés à
déposer leurs économies pour que ce « pool » de liquidités puisse être
immédiatement investi dans l’industrie. Cette idée avait été suggérée
auparavant par Franklin.
(13) En 1802 et 1803,
Wilhem avait composé la musique de deux chants célèbres à Saint-Cyr, à la suite
de la capture par les Britanniques de deux vaisseaux français (en temps de
paix). L’un était un Chant guerrier pour la descente en Angleterre et l’autre s’intitulait
Tremblez, Tyrans des mers.
© 01.10.2017 |