par Luc BEYER de RYKE
La guerre en Syrie se prolonge avec son
cortège d’horreurs. Les noms d’Alep, de Palmyre, figurent au martyrologue.
Comme, loin de Syrie, l’exportation d’un djihad meurtrier que ce soit à
Bruxelles, à Paris, à Berlin et ailleurs en Europe.
Dans les pays impliqués, il en est un au rôle
ambigu, pourtant membre de l’OTAN. C’est, bien entendu, la Turquie. Elle est
censée lutter contre Daesh mais son adversaire
prioritaire demeure les Kurdes. Ceux qui vivent sur son territoire et ceux qui,
à la faveur de la guerre en Syrie, ont constitué le Rojava,
embryon d’un Kurdistan formé de trois provinces non reliées entre elles.
L’objectif d’Erdogan est à tout prix d’empêcher que
s’établisse une jonction qui viendrait unifier les trois entités. Sans
attendre, les dirigeants kurdes en Syrie réfléchissent à la manière d’organiser
l’État qu’ils veulent bâtir. Bous les avons rencontré dans le cadre d’un
colloque organisé dans les locaux du sénat à Paris. C’était en décembre.
Des pressions émanant des autorités
turques pour que le colloque n’ait pas lieu ont été écartées. Parmi les
dirigeants se trouvait Saleh Muslim que nous
connaissons pour l’avoir rencontré à diverses reprises. Co-président du DYP
(parti de l’Union démocratique kurde) il a perdu en 2013 un de ses fils tué au
combat contre les islamistes.
L’arrivée des femmes
La
guerre amène pour les kurdes en Syrie une évolution profonde de la société. De
manière tout à fait exceptionnelle dans un univers musulman, la femme occupe
désormais un rôle de premier plan. C’est aux côtés d’une femme que Saleh Muslim exerce la co-présidence du mouvement. À Kobane, c’est un bataillon féminin qui a contribué à
arracher la ville à Daesh. Nous avons rencontré à
Paris celle qui le commandait.
Au-delà de l’accession des femmes aux responsabilités
politiques et militaires c’est de projets institutionnels que les dirigeants
kurdes étaient venus s’entretenir avec leurs amis français au Sénat. Le débat
fut intellectuellement intéressant et le discours tenu était de nature à
surprendre, voire déconcerter, des hommes politiques français souvent très
jacobins, qu’ils fussent de gauche ou de droite.
La condamnation de l’État-Nation
Saleh Muslim, se
référant à l’Histoire, reproche aux Britanniques et aux Français – par les accords Sykes-Picot – d’avoir, à
l’origine de la Première Guerre mondiale, voulu introduire dans la région le
principe d’État-Nation. « Ils n’ont pas compris que le Proche-Orient ne
fonctionnait pas selon ce modèle. Ces Etats Nations, aussitôt créées, ont
commencé à se déchirer. Ils le font toujours. Cela dure depuis un siècle. »
Sans vouloir accabler les deux diplomates «
ces malheureux Sykes et Picot », on rappellera,
comme le dit Muslim, le massacre de centaine de
milliers d’Arméniens et de Syriaques.
Dans les États-Nations, comme l’est la
Turquie, « les minorités sont vouées à s’assimiler ou à disparaître ».
Pour avoir été au Parlement européen président de la Commission en charge des
relations avec la Turquie mes collègues et moi-même nous souvenons que le
qualificatif « kurde » était proscrit. On ne pouvait parler que des régions de
l’Est peuplées de « Turcs des montagnes ».
Pour notre interlocuteur, Saleh Muslim, la solution ne réside pas dans la reconnaissance
d’une identité religieuse avec des États alaouite, sunnite, chrétien. Pour lui
pas de « Sykes-Picot » de nature religieuse ou Daesh
trouverait sa place...
Un État fédéral
Il ne voit d’autre solution que fédérale
et démocratique. Soit un État ou les minorités yézidis,
syriaques, turcmènes se verraient reconnaître leurs
droits. C’est à cela qu’on s’efforce d’arriver, selon lui, dans le Rojava.
S’il faut le croire, le kurde, le syriaque
et l’arabe constituent les trois langues officielles et sont enseignées à
l’école. Des représentants des minorités figurent dans la police locale. Les
mariages interethniques sont autorisés. Cela en étant établi que les Kurdes
constituent pourtant la majorité. Un des intervenants, un chercheur d’origine
kurde, professeur en Grande-Bretagne à l’université d’Exeter, tout en louant
cette forme fédérale, la jugeait difficile à réaliser. Ce qu’un Belge n’a guère
de mal à comprendre... Que dire alors de la Turquie où vivent quarante-neuf
groupes ethniques de nature différente !
Le revirement d’Erdogan
Un autre intervenant que nous avons
interrogé avait été député de Djerbakir avant d’être
jeté en prison et ressorti pour participer aux négociations qui se sont tenues
entre 2013 et 2015 avec Erdogan. Brusquement Erdogan « a renversé la table » et la « guerre
totale a repris ». Elle est en cours. Pourquoi ce revirement ? On en est
réduit aux hypothèses.
Lorsque l’AKP est arrivée au pouvoir elle
a bénéficié d’une large part de l’électorat kurde. Les kurdes ne votaient pas
pour les kémalistes et tendaient l’oreille à l’inflexion plus modérée d’Erdogan.
Mais, au fil des ans, ses voix se sont
déplacées pour se retrouver derrière les dirigeants du HDP, parti Kurde. C’en
était trop pour Erdogan qui n’a de cesse d’établir un
pouvoir présidentiel à la française ». Pouvoir qui, dans les faits, s’avère
absolu. Kurdes et Gülénistes sont les « conjurés »
désignés et réprimés.
Quant à Daesh
est-il l’adversaire proclamé ou l’allié non reconnu ? Certains, sans qu’on
puisse ni l’affirmer, ni le prouver, voient dans des attentats qui lui sont
attribués – mais non revendiqués – l’œuvre du MIT, les services secrets turcs.
On prétend aussi, sans vraiment l’établir,
qu’entre Russes et Turcs un marché aurait été conclu. Les Turcs auraient le
champ libre à leur frontière pour « casser » le Rojava,
l’État kurde en gestation.
Les Russes, eux, continuent en toute
impunité à agir après Alep du côté de la « Syrie utile » offrant une épine
dorsale à leur homme de paille... ou homme de fer, Bachar
el Assad.
Comme quoi si la Russie s’oppose à l’OTAN en Ukraine ou
en lisière des pays baltes, elle peut parfaitement pactiser avec une grande
puissance régionale membre de l’Alliance atlantique quand elle s’appelle la
Turquie.