Par Christine ALFARGE
Que se passe-t-il
en Turquie si proche et si lointaine ?
Force est de constater que la Turquie s’éloigne de plus en plus avec
l’Europe, elle n’a jamais pu surmonter les valeurs démocratiques, sa politique
a échoué, l’armée aussi a échoué marquée par la dernière tentative de coup
d’état manqué en juillet dernier au cours duquel la police turque a pris le
risque de s’affronter à elle montrant le côté obscur de la Turquie où l’armée
jouissait jusque-là d’une forte influence.
C’est en tant qu’écrivain que Nedim Gürsel veut
parler de la liberté d’expression, il dit : « Je suis inquiet car Erdogan a mis les habits du kémalisme pour faire de
l’autoritarisme et profiter de cette crise pour faire taire toute opposition. J’aimerais
parler de la Turquie démocratique ouverte depuis quelques temps mais c’est le
contraire. Je dis ce que je pense et je suis pessimiste ». Il ajoute « Il
n’y a aucune perspective surtout après ce qui s’est passé, la purge continue,
de nombreuses arrestations ont lieu, environ cent mille personnes seraient
concernées. Dans les mois qui viennent, nous y verrons peut-être plus clair,
tout cela est très chaotique. Recep Tayyip Erdogan veut mettre en
place un régime autoritaire incompatible avec la Turquie démocratique ».
Comment les choses ont évolué avec
l'arrivée du parti islamique au pouvoir ?
Dès son arrivée au gouvernement en mars 2003, Recep
Tayyip Erdogan premier
ministre va jouer la carte de l'intégration européenne et à partir de la fin de
l'année 2004, il obtient de l'Union européenne d'entamer des négociations
d'adhésion dès le début du mois d'octobre 2005 en s’engageant à mener une série
de réformes sur « une voie irréversible de la démocratie et l’Etat de
droit », son parti l'AKP victorieux aux élections législatives de 2002 lui
ayant donné une majorité politique islamiste sans qu'une opposition puisse le
déstabiliser. En 2009, le parti islamique domine toujours, du groupusculaire
parti communiste turc représentant environ moins de 1% jusqu'au parti islamique
restant le seul parti au pouvoir même si les élections législatives de 2015 donneront
une victoire fragile à l’AKP d’Erdogan l’obligeant à
faire une coalition pour pouvoir gouverner, parallèlement à l’entrée du parti
pro-kurde HDP au Parlement. La victoire d’Erdogan aux
élections législatives de novembre 2015 sera nette, il affichera alors la
volonté de modifier la Constitution du pays.
Le niveau de civilisation contemporaine.
A l'époque de Mustapha Kemal plus connu sous le nom d'Atatürk “père des
Turcs”, il existait une volonté politique de mener des réformes pour une
Turquie européenne, d’installer la laïcité dans le pays, on parlait alors de révolution
kémaliste qui accordait notamment le droit de vote aux femmes. Recep Tayyip Erdogan
prône aujourd'hui une plus grande liberté religieuse en Turquie et prêche
chaque jour la religion,99% de la population est musulmane, libre de pratiquer
sa religion. Selon Nedim Gürsel : « Il y
a deux articles dans la Constitution turque, unicité de l’Etat et laïcité qui
sont aujourd’hui menacées. Le problème kurde demeure avec des morts des deux
côtés, Erdogan ne respecte pas l’article 4 de la
Constitution, beaucoup d’universités sont fermées, des professeurs poursuivis,
si tous ces gens étaient là, le coup d’état aurait réussi. Ils représentent une
confrérie très influente au sein de la population comptant plus d’une centaine
d’universitaires fidèles à Gülen ennemi juré d’Erdogan mais autrefois alliés. Erdogan
a déclaré la guerre aux gülenistes les accusant
d’être derrière la tentative de coup d’Etat en juillet 2016. Pour Nedim Gürsel : « Il s’agit d’une guerre entre
deux imams ». Quel serait un pouvoir güleniste ?
Il y a un vrai problème, la situation est inquiétante face encore aux
nombreuses arrestations des gülenistes. Erdogan se comporte comme s’il n’avait aucune
responsabilité ».
La Turquie peut-elle faire partie ou non de
l'Union européenne ?
Au regard de notre histoire nous nous sommes opposés à la Turquie, nos
destins ont été mêlés parce que nous avions à combattre les turcs et un des
épisodes phare de cette histoire fut le siège de Vienne en 1529. Mais il ne
faut pas remonter si loin pour relater ce qui nous a opposé à la Turquie, il y
a bien sûr la grande guerre et ceux qui ont lu “Les sept pilliers
de la sagesse”, l'oeuvre de Lawrence d'Arabie à
la fois historique et littéraire montre combien les alliés en particulier les
anglais ont eu à combattre les turcs comme les français d'ailleurs.
Ensuite il y a eu Gallipoli en 1914 et que ce soit pendant la grande guerre ou
pendant la dernière guerre où la Turquie a été neutre, c'était une neutralité
qui souvent s'infléchissait en faveur de l'Allemagne, dès lors nous avons
toujours trouvé la Turquie contre nous, alliée de ce pays qui nous a envahi en
1870, en 1914 puis en 1940. Sans oublier l'oppression des minorités religieuses
ou ethniques (Arméniens, Grecs, Assyriens, Chaldéens, Juifs, Kurdes, Alaouites
...), l'Arménie est un passé sanglant, le Kurdistan est un présent sanglant,
avec une communauté chrétienne originaire de Turquie qui représente aujourd'hui
moins de 1% de la population contre 25% au début du XXème siècle.
La Turquie ne pourra pas faire l'Europe à
son image.
Nedim Gürsel s’exprime : « La Turquie reste le seul pays
musulman laïc, pourrait-elle s’en sortir en gardant sa
laïcité ? ». L'Europe peut-elle courir le risque de faire entrer
la Turquie au sein de l'Union européenne sous prétexte de démocratisation des
pays musulmans ? Dans un tel contexte d'autres peuples turcophones
réclameront leur appartenance à l'Europe, la Turquie les y encouragera
probablement en leur facilitant la double nationalité
ce qui donnera l’avantage politique à la Turquie d'augmenter le nombre de ses
députés européens. Avec une population actuelle de 75millions d'habitants, la
Turquie s'imposera en pondération des voix dans tout vote à la majorité
qualifiée lors des Conseils des ministres.
La Turquie réunit-elle les critères pour
son éligibilité à l'Union européenne ?
Indépendamment des considérations religieuses, la Turquie est avant tout une
réalité économique, géographique, incarnant la sixième puissance économique
européenne, faisant partie de l'organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE). Mais il existe plusieurs facteurs bloquants pour son
intégration dans l'Union européenne, son poids démographique, son retard
économique et social ainsi que sa corruption. Concernant sa situation
géographique, ce pays a des frontières communes avec cinq états, l'Arménie, la
Géorgie, l'Iran, l'Irak et la plus importante 750 kms avec la Syrie, si elle
devait faire partie de l'Union européenne, elle entraînerait cette dernière
inévitablement vers de nouveaux conflits. L'ambition turque de vouloir prendre
le contrôle de la région pétrolifère kurde du nord de l'Irak illustre bien
cela. On constate que la politique menée avec ses états voisins engendre une
instabilité permanente. Pourtant, la Turquie a un rôle a joué dans le conflit
syrien actuel à travers sa participation à la coalition internationale et de
cette manière sauver sa politique étrangère marquée par plusieurs échecs,
accusée notamment de faire un double jeu.
D'autre part, il faut tenir compte des situations contrastées qui divisent
la Grèce et la Turquie notamment la question chypriote sur laquelle la Turquie
faisait il n’y pas si longtemps preuve d'une grande fermeté en refusant de
respecter le protocole d'union douanière qui la lie à l'Union, empêchant
l'ouverture de ses ports et aéroports aux navires et avions chypriotes. Sans
règlement du problème chypriote, la Turquie ne peut prétendre raisonnablement
faire partie de l'Union européenne. Il faut rappeler que Chypre est devenu
membre de l'Union européenne en 2004 par conséquent sa situation a
favorablement évolué pour pouvoir régler le problème de l'occupation turque au
nord de son territoire. Les discussions en cours pour trouver une solution au
problème chypriote ont bien avancé notamment sur un projet de réunification de
l’île divisée depuis 1974.
Même si le chemin démocratique de la Turquie sera long à
accomplir, son rôle reste déterminant dans l’issue du conflit syrien,
rappelons-nous qu’en 1968 lors de son voyage en Turquie, le Général de Gaulle saluait
l’immense transformation de la Turquie depuis l’appel d’Atatürk, fondateur de
la république et créateur de la Turquie moderne avec sa volonté d’indépendance
et son importance essentielle dans cette partie du monde.