par Christine ALFARGE
« Le destin d’une nation se gagne chaque jour
contre les causes internes et externes de destruction. »
Charles de Gaulle
Dans toutes les périodes de l’histoire, la remise en cause des
valeurs fut toujours combattue au nom des libertés individuelles ou
collectives. L’année 2015, marquée par des événements tragiques, a ouvert un
débat et une profonde réflexion sur des jours d’obscurité et de douleur
engageant notre responsabilité intellectuelle et morale, obligeant à revoir
notre relation à autrui en veillant à ne pas transformer la crise sécuritaire
que nous connaissons en crise identitaire. L’esprit de solidarité et de fraternité cristallisé autour du deuil
national devrait par principe favoriser la recomposition des rapports entre
citoyens, mais aussi les rapports de pouvoir.
Qu’en est-il vraiment ?
À la suite des attentats du 13 novembre dernier, la peur
s’est installée dans tous les esprits, l’état d’urgence a été décrété avec
l’idée pour une majorité de citoyens de faire évoluer la Constitution française
pour répondre à une menace majeure, multiforme et directe. Selon François
Fillon : « Face à cette menace, la France est désormais confrontée
durablement à tout mettre en œuvre pour lutter efficacement contre ce fléau
bien qu’il ne s’agit pas seulement d’une question intérieure liée à nos failles
en matière de sécurité, d’intégration ou d’éducation. C’est une crise mondiale,
la conséquence de la montée en puissance d’un totalitarisme islamiste visible
du Pakistan au Nigeria ».
Après l’émotion et le recueillement, notre pays a besoin d’un
temps de réflexion et d’échange avec l’ardente nécessité de mener les actions
politiques adéquates. Hélas, une partie de nos compatriotes défendent des
réponses souvent déplacées et inadéquates à la gravité de la situation.
L’objectif n’est donc pas de restreindre les libertés mais de pouvoir mieux
lutter contre le terrorisme. Il y a ceux
pour qui le terrorisme est seulement le fruit du désespoir, qui ne savent pas
faire la distinction entre l'analyse des causes et sa justification ou ceux qui
estiment que le terrorisme peut se justifier par le conflit au Proche-Orient. Il y a aussi tous ceux qui utilisent cette
occasion pour dénigrer tous les musulmans, tous les étrangers et jouent avec
les peurs. Mais il y a surtout l’indifférence, le repli sur soi, le manque de
courage pour défendre les valeurs républicaines.
La société française a-t-elle véritablement
pris la mesure de la guerre qui lui est déclarée et d’en tirer les conséquences
?
Notre société doit se réveiller. Elle a le devoir de se
battre sur deux fronts : s'opposer à l'islamisme radical et faire barrage à
toutes les récupérations, tous les discours qui visent à fracturer notre
société et à jeter une partie de la population contre une autre. Indépendamment
de la déchéance de nationalité qui est une mesure symbolique et n’aura rien de
dissuasif face à des terroristes fanatisés et radicalisés, il y a un risque
majeur de mettre à mal un certain nombre de principes républicains. Condamner
cette proposition de déchéance de nationalité, c’est avant tout défendre notre
devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité ». Nos compatriotes sont
tombés en janvier 2015 et en novembre 2015 car ils incarnaient la liberté.
Une rupture symbolique d’égalité
En inscrivant la déchéance de nationalité dans la
constitution, on veut se donner bonne conscience avec l’argument qu’il s’agit
d’une mesure symbolique. En réalité, il s’agit d’une rupture symbolique
d’égalité qui distinguerait les citoyens français par leurs origines ou leurs
ascendances. Les binationaux nés en France seraient plus exposés que les
autres, et constitueraient de fait une sous-catégorie de citoyens. Le défenseur
des Droits Jacques Toubon a réitéré son opposition au projet de réforme
constitutionnelle sur la déchéance de nationalité en déclarant : « Oui,
c’est une erreur, et elle est d’autant plus lourde à mon sens pour ce qui est
des droits fondamentaux et des libertés que, comme ceux qui la proposent l’ont
dit, c’est un symbole ». Il ajoute : « Dire que cette citoyenneté peut
être à géométrie variable, c’est à mon avis une mesure extrêmement lourde, il y
aurait deux peut-être demain trois ou quatre sorte de citoyennetés : une
citoyenneté incontestable et une citoyenneté qui peut être contestée. Traiter
les Français de manière différente, selon qu’ils ont une double nationalité ou
non, c’est exactement ce que les terroristes souhaitent, que nous mettions en
cause nos libertés et nos principes pour les attaquer ». Assurément, si
cette mesure était prise, elle constituerait une rupture d’égalité entre les
binationaux et les Français. Selon
François Fillon : « Ce qui doit être sanctionné, c’est l’acte terroriste,
pas le lieu de naissance de son auteur ou ses parents. Je ne me satisfais pas
de cette réforme bancale qui marque une forme d’impuissance ». Cette mesure
stigmatise donc inutilement cinq millions de binationaux et constitue une porte
ouverte aux amalgames. Faire de cette mesure le symbole de la lutte
antiterroriste laisse penser qu’il y aurait un lien entre bi-nationalité et
engagement terroriste. Nous avons dans nos valeurs le refus de l’inégalité
affichée. La sensation d’être inférieur est difficilement acceptable. « Égalité
» n’est-il pas le mot voûte de notre devise nationale ?
De la Déclaration de 1789 à la Constitution de 1958
Les articles premiers de la Déclaration des Droits de l’Homme
et du citoyen de 1789 « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en
droits » et la Constitution du 4
octobre 1958 « La France est une République indivisible, laïque,
démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les
citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion » sont les
actes fondateurs de notre République. Comme ce fut le cas au siècle des «
Lumières », il est urgent de repenser l’éthique de nos sociétés qui doit
reprendre sa place dans le débat national en s’appuyant sur plus de solidarité,
de partage et de tolérance. Inscrire dans la constitution une distinction des
Français selon leurs origines, leurs ascendances, constituerait une menace
grave pour la démocratie si un jour des motifs de déchéance étaient étendus par
des pouvoirs malveillants pleins d’arrières pensées. Il ne faut pas oublier que
le Général de Gaulle fut déchu de la nationalité française par Vichy en 1940
après son départ à Londres. Le décret du 8 décembre 1940, signé par Pétain,
faisait du Général de Gaulle un apatride. Entre 1940 et 1944, environ sept
mille Français de confession juive seront également déchus de leur nationalité
avant d’être déportés. Face au double danger du terrorisme et de sa
récupération extrémiste, la société française n’a aucune autre alternative que
l’unité pour œuvrer résolument à la construction d’un monde plus sûr et
respectueux des principes universels de Liberté, d’Égalité, de Fraternité et de
Justice. Pour préserver l’unité nationale, il y a deux aspects urgents et
indissociables, la sécurité des personnes et la cohésion sociale. Cela implique
une vision claire sur les enjeux stratégiques liés au « développement de
l’homme ». Il faut mettre en œuvre à la fois tous les moyens nécessaires pour
lutter contre les violences de toute nature et rebâtir la cohésion sociale. Il
est essentiel de veiller au respect des principes de laïcité permettant à
chacun de préserver son histoire, ses racines et s’inscrire dans le partage
d’un avenir commun. Face à tous les fanatismes, la laïcité incarne le seul
rempart, le seul chemin pour défendre la liberté et préserver l’unité.
Dans ce contexte, maintenir
constitutionnellement la question de la déchéance de nationalité serait une
erreur fondamentalement injuste vis-à-vis des citoyens binationaux qui seraient
stigmatisés alors que la situation exige une lutte sans merci contre le
terrorisme avec des mesures antiterroristes devant être fortes et
efficaces. À la mémoire de René Cassin
qui fut déchu de la nationalité française par Vichy, puis condamné à mort en
vertu de lois d’exception. Il combattra aux côtés du Général de Gaulle
l’anti-constitutionnalité du régime pétainiste jusqu’à la promulgation de
l’ordonnance d’août 1944…