« La diplomatie Turque est ambidextre. La main gauche
ignore ce que fait la droite. »
Cette formule, due à Dorothée Schmid
en charge du programme, consacrée par l'IFRI à la Turquie contemporaine offre
le reflet assez pertinent de ce qui se passe. Un colloque, l'autre jour à
l'Assemblée nationale, réunissait un aréopage de journalistes, de chercheurs,
de politologues, d'universitaires s'efforçant de radiographier un pays parcouru
de flux contradictoires. Une politique est rarement linéaire. Celle de la
Turquie connaît un va et vient dû à plusieurs composantes. Initialement elle a
tenté d'empêcher des groupes radicaux de rejoindre Daesh.
Est alors survenu un épisode qui conduit à rebattre les cartes. Daesh a pris en otage une quarantaine de diplomates Turcs.
S'en est suivi une politique d'équilibriste où la Turquie a un pied dans l'OTAN
et un autre dans Daesh. Sans oublier l'essentiel,
l'hostilité irréductible à l'égard des Kurdes. La libération de Kobane a provoqué fort peu d'empathie côte Turc.
C'est le
moins qu'on puisse dire… La hantise de voir se constituer un jour un Kurdistan
indépendant est une donnée permanente de la politique turque. Quelle que soit
la tonalité du gouvernement en place à Ankara. Reste qu'au fil des ans avec
l'arrivée de l'AKP (le parti islamique d'Erdogan) et
son implantation durable, la scène s'est profondément modifiée.
L'agenda
caché d'Erdogan
L'AKP à ses
débuts a voulu donner des gages à l'Europe. Elle a essuyé des rebuffades et
s'en est détournée. L'a-t-elle fait en vertu de cette raison ou, comme beaucoup
le pensent, parce qu'Erdogan à « un agenda caché ».
L'encre sympathique, nom donné à l'encre invisible, laisse de plus en plus
deviner et percevoir cet agenda.
Pour le
pouvoir, désormais, c'est l'Islam qui est la référence. Jusqu'aux « Printemps
arabe », si mal nommé, la Turquie avait en point de mire ses intérêts plus
que son influence.
Ce qui
explique que ce pouvoir islamique avait des relations économiques mais aussi
militaires très étroites avec Israël. Celles-ci se sont dégradées - et même
rompues pour un temps - après l'arraisonnement du « Marmara » qui voulait
rompre le blocus de Gaza. D'autre part, lorsque les régimes arabes ont été
ébranlés au renversés tels ceux de Tunis et du Caire, Erdogan
a cru qu'il en serait de même avec Bachar el Assad à
Damas. Il n'en fut rien. Et Erdogan se trouva assis
entre deux chaises. Avec l'irruption sur la scène du PKK et ses alliés et un
afflux considérable de réfugiés déstabilisant le pays et le fragilisant. Il y a
eu des attentats en divers endroits et même à Istanbul.
Malgré cela
la Turquie se veut l'illustration d'une diplomatie sunnite mal prise devant le
radicalisme fanatique et barbare des sunnites de Daesh.
Elle est en lutte contre le régime de Bachar soutenu
par l'Iran chiite. Aussi Ankara scrute-t-il, avec attention et anxiété, les
relations entre les États-Unis et l'Iran. Très isolée la Turquie compose avec
les forces engagées en Syrie et s'efforce de contenir les Kurdes. On parle à
Ankara de « précieuse solitude ». Erdogan
s'accroche et se persuade que, tôt ou tard, il se verra récompensé.
Le front
religieux
Erdogan,
malgré tout bien implanté a vu s'ouvrir devant lui un autre front. A dire vrai
c'est lui-même qui a provoqué la lutte sans merci qui l'oppose à FethullaGülen et à sa puissante
confrérie.
Né en 1941 à
Korucuk, petit village d'Anatolie orientale près
d'Erzurum, FethullaGülen
est le fils d'un imam. Ayant reçu un enseignement soufi il prononça son premier
sermon à l'âge de quatorze ans. Débuts prometteurs pour un homme qui,
aujourd'hui, s'affiche comme un des penseurs les plus influents du monde
musulman. À la tête du mouvement Hizmet (« Service »)
il a crée un réseau d'écoles dans des dizaines de
pays. Citons à titre d'exemple, la Jordanie, le Sénégal, la Bosnie, la Turquie
et… la France.
Au départ Erdogan et Gülen s'entendaient
comme larrons en foire. Le venin de l'ambition et de l'appétit du pouvoir s'est
glissé pour fissurer et fracturer cette alliance. Un procès fut intenté à Erdogan qui fut acquitté. Rendu prudent Gülen
s'exila aux États-Unis et ne répondit pas à l'invitation d'Erdogan
de revenir au pays. Il y a un peu plus d'un an, en novembre 2013, le voile se
déchira, la crise éclata. Elle n'a fait que s'amplifier au point qu'Erdogan entend fermer les écoles Gülen
partout ou il y en a. De l'intention à la réalité il
y a un pas non franchi. Les pays ou se sont développées ces écoles s'en
trouvent satisfaits et entendent les garder.
Ou se
situent les points de fracture entre Erdogan et Gülen ? Il s'agit à la fois d'un problème d'autorité et de
pouvoir et tout autant d'orientations politiques différentes, opposées.
Un Opus dei
de l'Islam
La confrérie
de FethullaGülen pourrait
faire songer à un Opus Dei musulman. Elle recherche une harmonie morale
excluant la violence, une perfection intérieure apportée par une spiritualité
inspirée par le soufisme. Pour cela elle cherche à étendre son influence auprès
des élites.
Un peut
relever également une attention « calviniste » au monde des entreprises.
Gagner de l'argent pour faire le bien autour de vous. Ainsi, en France, ce sont
huit cent soixante entreprises turques ou d'origine turque qui sponsorisent
l'association « Plateforme de Paris » expression de la confrérie ou
proche d'elle. À certains égards mais d'une ampleur infiniment plus grande, la
confrérie fait songer au « Réarmement moral » et son fondateur Franck Buchman. Cet américain que j'ai rencontré à Caux fin des
années 50 était, comme FethullaGülen,
un religieux. C'était un pasteur. Plus que la confrérie « Hizmet» le « Réarmement moral » s'impliquait comme modérateur dans les
conflits politiques.
Cela ne
semble pas être le cas avéré de Gulën et de ses
adeptes.
Bras fer
politique
Pourtant,
hormis l'influence religieuse et humanitaire, hormis le réseau scolaire qui
inquiète le pouvoir politique à Ankara, c'est la politique à l'état pur qui
constitue l'autre cause du bras de fer.
Gülen,
exilé volontaire aux États-Unis, épouse les sentiments, les options qui
constituent le socle de la politique américaine. Qu'il le dise ou non les vues
de la droite américaine, celles des Néoconservateurs - baptisés de manière
irrévérencieuse les « Néocons» - sont
proches de celles de Gülen et de ses adeptes.
En un mot
comme en cent, pour toutes ces raisons, la rupture est consommée. Erdogan et Gülen sont issus d'un
même vivier religieux et anatolien.
Comme
l'exprime un vieil adage africain : « Il n'y a pas de place pour deux
crocodiles dans le même marigot. »