Les accords de défense franco-britanniques

«  Le tout Puissant dans sa sagesse infinie n’a pas cru bon de créer les Français à l’image des Anglais »

(Winston Churchill)

 

Par Jean MENU,

Le 2 novembre 2010, lors du sommet franco-britannique qui s’est tenu à Londres, le Premier Ministre britannique David Cameron et le Président français Nicolas Sarkozy ont signé deux traités sur la défense.

Le premier porte sur la coopération en matière de défense et de sécurité. Le second définit les conditions de mise en commun des compétences dans le domaine des simulations nucléaires nécessaires au développement des futures têtes nucléaires.

Quelle est la signification de cette nouvelle coopération franco-britannique ?

Ces accords qui ont été préparés dans la plus grande discrétion, sont le fruit d’une analyse commune qui prend acte du nouvel environnement géostratégique né de la disparition en 1991 d’une menace militaire majeure en Europe, transformant un monde bipolaire, certes dangereux mais simple à appréhender, en une mosaïque de nouvelles puissances déterminées à jouer leur partition dans le concert des nations, rendant ainsi le monde plus incertain, plus instable et plus conflictuel.

L’OTAN avait trouvé toute sa légitimité pour s’opposer aux forces militaires du Pacte de Varsovie. Elle a, à ce titre, largement rempli son rôle en évitant un choc frontal et massif avec l’Union Soviétique sous la protection d’une dissuasion nucléaire essentiellement américaine. Elle n’avait donc d’autre choix que de disparaitre où d’évoluer en redéfinissant de nouvelles menaces qui sortaient de son pré carré historique. Sous la pression des américains et aidés par les pays qui trouvaient plus confortable de déléguer les responsabilités de leur défense au grand frère, l’OTAN a décidé de continuer d’exister et de bâtir une nouvelle doctrine à vocation mondiale qui impose de projeter loin et vite des forces conventionnelles des armées de terre, de l’air et de la marine. Son rôle essentiel a été rappelé avec force dans le traité de Lisbonne ratifié en 2009 par le parlement (1).

La Grande Bretagne déjà membre à part entière de l’OTAN et la France revenue dans le commandement militaire intégré de l’alliance sans pour autant rejoindre le comité des plans nucléaires, ont fait un double constat :

 - D’une part, ils ont clairement souligné les similitudes de leurs capacités militaires. Ils sont non seulement les deux dernières nations militaires d’Europe à maintenir une politique de dissuasion nucléaire nationale, certes plus indépendante du côté français, mais aussi à détenir encore toute une gamme de moyens aériens, navals et terrestres conventionnels dans les trois armées qu’ils peuvent et veulent projeter, sans oublier les indispensables capacités autonomes de renseignement y compris satellitaires. Ils fournissent l’effort de défense le plus important au sein de l’Union européenne qui représente 50% des budgets de défense et 2/3 des dépenses dans le domaine de la recherche. Les autres pays européens, y compris l’Allemagne, ne pèsent donc plus dans ce domaine régalien.

- D’autre part, la crise économique et les fortes réductions budgétaires ont entrainé des plans d’économies qui laissent envisager des coupes importantes dans les budgets nationaux et notamment dans le domaine de la défense dont les conséquences se feront sentir dans les capacités militaires qui devront être revues à la baisse. Il parait en effet difficile de croire au discours officiel en France qui tient à souligner que les diminutions de crédit atténuées par des ventes de « bijoux de famille » ne porteront que sur les services et le soutien. Les 1.6 % du PIB consacrés à notre défense seront malheureusement sérieusement amputés alors qu’il serait nécessaire d’aller vers les 2% pour remplir les missions demandées actuellement aux forces armées.

Afin de maintenir malgré tout leur statut de puissance militaire en continuant à jouer un rôle majeur et conserver des forces opérationnelles conséquentes, les deux pays ont décidé de coopérer afin de « mutualiser » et « d’optimiser » leurs moyens militaires de manière à mettre leurs forces en mesure « d’agir ensemble » tout en rapprochant leur industrie de défense afin de mieux rentabiliser leurs investissements.

Quels sont les contenus des deux traités sur la défense ?

Le premier traité porte sur la coopération en matière de défense et de sécurité

Les deux signataires de ces accords cherchent à rassurer leurs partenaires de l’OTAN et de l’Union européenne. Ils rappellent que « l’OTAN demeure le garant essentiel de la sécurité de l’Europe », s’inscrivant ainsi dans le droit fil du Traité de Lisbonne qui avait déjà contraint l’Union européenne à renoncer à toute défense indépendante, et précisent que les moyens franco-britanniques pourront être utilisés dans le cadre de l’ONU, de l’OTAN qui restera une alliance nucléaire tant qu’il y aura des armes nucléaires, ou de l’Union européenne. Il n’est donc pas question de se désolidariser des alliés.

Il comprend deux volets

Le premier volet relève des capacités militaires :

Il indique que les deux puissances peuvent partager, mettre en commun et déployer ensemble sur les théâtres où les deux parties sont convenues de s’engager dans des opérations menées sous les auspices des Nations unies.

Il s’agit d’abord de mettre sur pied une force commune interarmées de projection du niveau d’une brigade (5000 hommes) non permanente capable d’être déployée et de mener des opérations de guerre de haute intensité sur des théâtres d’opération. Il est précisé que le déploiement et l’emploi « demeurent à tout moment une compétence nationale » et que tout engagement est subordonné à une entente commune sur les buts finaux et sur les règles d’engagement.

Ensuite de constituer une force aéronavale d’attaque intégrée franco-britannique pour 2020. Les avions des deux armées devront pouvoir opérer à partir des porte-avions des deux pays. Pour cela les porte-avions britanniques seront dotés de catapultes.

Enfin de partager et de mettre en commun des matériels, des équipements et des services. Dans cet esprit, il sera étudié la possibilité d’utiliser les capacités excédentaires dans le ravitaillement en vol et le transport aérien et de bâtir un plan de soutien commun et de formation pour les avions de transport A400M. Curieusement, on peut se demander pourquoi la Grande-Bretagne ne fait pas partie du nouveau commandement européen du transport militaire , basé à Eindhoven aux Pays-Bas, qui a vu le jour en septembre 2010 et qui regroupe les moyens de quatre pays, France, Allemagne, Belgique et Pays-Bas.

Le deuxième volet traite de coopération industrielle

Il envisage au vu des orientations du Président de la République française et du Premier Ministre britannique, de renforcer l’industrie de défense des deux pays en construisant et en exploitant en commun des installations industrielles, de coopérer et développer leurs bases technologiques pour produire des armements en partageant les coûts de développement, de soutien et de formation dans les domaines qui relèvent de la technologie des sous-marins de nouvelle génération, des missiles, de la guerre contre les mines et des drones. Cette coopération prévoit aussi des possibilités de vendre, de prêter des matériels et des équipements et d’échanger des services.

Le deuxième Traité porte sur les simulations nucléaires

L’objectif de ce traité est de maintenir une capacité nucléaire crédible en préparant l’avenir et de développer les futures têtes nucléaires en s’appuyant sur des moyens de simulation. Deux installations de recherche commune seront construites. L’une à Valduc (Côte d'Or) appartenant au CEA-DAM et l’autre en Angleterre sur le site d’Aldermaston qui relève de l’Atomic Weapons Establishment (AWE). Ce traité qui est prévu pour une durée de 50 ans, cycle de vie des deux installations qui seront construites et exploitées, ne porte donc pas à priori sur les forces nucléaires déployées ni sur un transfert de dissuasion au profit du partenaire.

Quelles sont les conséquences en matière de défense ?

En France, on peut regretter que ces accords n’aient provoqué aucun débat de fond aussi bien au sein des partis politiques qu’au parlement. Il est vrai que les préparations ont été conduites dans le plus grand secret. Les rares critiques portent sur les conséquences éventuelles sur la défense européenne chère à la France mais dont se moquent éperdument les autres membres de l’Union Européenne. Pourtant le retour au sein des structures militaires de l’OTAN, l’adoption de la stratégie de cette dernière et ses conséquences en matière de projection de forces, l’acceptation de la défense anti-missiles et enfin ces derniers accords qui marquent une nette évolution de la politique de défense française auraient dû justifier une indispensable confrontation des points de vue.

Les critiques les plus virulentes contre ces accords proviennent essentiellement des Britanniques. Ils gardent une certaine méfiance vis-à-vis de notre fiabilité et semblent réticents à l’idée d’accepter que leurs propres unités combattent sous les ordres des Français. Ils pensent que ces accords affaibliraient la défense britannique et marqueraient un abandon de sa souveraineté. On peut penser qu’ils n’ont pas entièrement tort quand on s’arrête un instant sur les mots « mutualiser », « optimiser » et « agir ensemble » qui portent en germe une diminution des moyens militaires actuels de chaque pays, les privant ainsi de possibilités d’agir séparément et donc les condamnant à opérer ensemble pour garder un bon niveau d’efficacité. À titre d’exemple, s’agissant de la force aéronavale dont il est question à l’horizon de 2020, il pourrait être décidé de ne construire et d’opérer ensemble qu’un seul porte-avions commun.

Les Britanniques, contrairement aux Français, restent très attentifs à ce que cette coopération ne soit pas l’embryon d’une défense européenne qui saperait l’OTAN. L’inquiétude des conservateurs était telle que David Cameron a tenu à rassurer ses députés en déclarant à la Chambre des communes qu’il s’agissait d’un partenariat et non d’un abandon de souveraineté. Son ministre de la défense Liam Fox a multiplié lui aussi les interventions pour expliquer que les deux pays resteront souverains, y compris dans le domaine nucléaire et que ces accords ne précipiteraient pas l’avènement d’une armée européenne. On ne peut pas être plus clair et prendre ainsi à contre-pied les orientations du Sommet de Saint-Malo de 1998, considéré à l’époque comme le point de départ de la Politique européenne de sécurité et de défense, appelant l’Union européenne à mettre sur pied des moyens militaires "autonomes" et "crédibles" en précisant que l'Union Européenne agira "lorsque l'OTAN en tant que telle n'est pas engagée", et "sans duplication inutile."

Le traité de Lisbonne et le retour de la France dans les structures du commandement militaire intégré avaient déjà sonné le glas de cette Arlésienne qu’est la défense européenne dont personne ne veut en Europe en dehors de la France. Ces accords de défense franco-britanniques lui donnent donc le coup de grâce au bénéfice de l’OTAN qui en sort renforcée avec son statut d’organisation de la défense de l’Europe sous commandement américain.

Dans le domaine nucléaire, cet accord soulève aussi de vives interrogations.

Sans connaître bien entendu ce qui relève d’éventuels accords appelés à demeurer aux niveaux le plus élevé de certains responsables politiques, il est rappelé que les forces nucléaires stratégiques indépendantes des deux pays ont un rôle de dissuasion propre et contribuent à la dissuasion globale et par conséquent, à la sécurité des Alliés tout en précisant que la défense anti-missile est un complément et non un substitut de la dissuasion. On peut tout de même s’interroger en toute légitimité sur la phrase suivante « Nous n’envisageons aucune situation où les intérêts vitaux de l’une ou l’autre de nos deux Nations pourraient être menacés sans que ceux de l’autre le soient aussi » À ce jour, l’atteinte aux intérêts vitaux relève de la dissuasion et peut justifier une riposte nucléaire décidée par le Président de la République. Peut-on envisager que ces intérêts vitaux soient identiques de chaque côté de la Manche ? Assiste-on, malgré les démentis entendus de part et d’autre, à une inflexion de notre politique de dissuasion nucléaire au bénéfice d’un allié ? Il y a de quoi s’interroger après les déclarations récentes de Nick Harvey, secrétaire d'Etat britannique à la Défense, suggérant que la France et la Grande-Bretagne développent une force de dissuasion nucléaire conjointe, pour en réduire les coûts. Dans ces conditions, quelle autorité politique déclencherait le feu nucléaire ? On peut encore penser que la dissuasion ne se partage pas et devrait donc rester nationale.

En revanche, la volonté de mettre en commun des compétences dans le domaine de la simulation et d’en partager les frais de recherche est tout à fait acceptable surtout quand il s’agit d’assurer la pérennité des dissuasions nucléaires de chaque pays. Mais on peut se poser la question de savoir pourquoi les Britanniques veulent donner le sentiment de prendre leurs distances avec les américains dont le rôle a toujours été d’assurer la sûreté et la modernisation de leurs forces nucléaires. Les États-Unis ne veulent-ils plus jouer ce rôle compte tenu des déclarations du Président Obama sur le désarmement nucléaire ?

En conclusion

Le sommet de Saint-Malo n’ayant pas été suivi des effets désirés du fait de l’absence réitérée de volonté des Européens de prendre en charge eux-mêmes leur propre défense, elle-même sérieusement remise en cause par le traité de Lisbonne qui a confié cette responsabilité à l’OTAN, Français et Britanniques soucieux de maintenir leurs capacités de projection dans un contexte budgétaire tendu, ont décidé d’optimiser, de partager et de mutualiser leurs moyens militaires et de préparer ensemble un avenir commun y compris dans le domaine du nucléaire.

Cet accord de Londres pouvait donner le sentiment que faute de bâtir une défense européenne, il était encore possible d’avancer de manière pragmatique sur des bases de coopérations entre des nations souveraines pour régler des conflits armés limités dans le temps et dans l’espace.

La crise libyenne, même s’il est encore prématuré pour en tirer des enseignements, replace ce traité dans son véritable contexte politico-militaire.

Elle a donné dans un premier temps une extraordinaire opportunité à la France et à la Grande-Bretagne de mettre à l’épreuve leur accord en créant une dynamique politique visant à convaincre le Conseil de Sécurité de l’ONU de voter la résolution 1973, autorisant la création d’une zone d’interdiction au moyen de frappes aériennes pour protéger les populations civiles. La voix de l’Europe s’est faite une fois encore bien discrète, timorée et discordante, confirmant ainsi qu’elle restait un nain politique et militaire incapable de penser défense commune et d’agir faute de consensus. L’Allemagne, quant à elle, plus préoccupée par l’Europe centrale que par le bassin méditerranéen est restée très en retrait.

L’OTAN, après avoir laissé la France et la Grande-Bretagne lancer les premières opérations aériennes sous commandement effectif et avec une participation active des États-Unis, est revenue rapidement dans la boucle. Un choix politique sans doute orienté par l’allié outre atlantique qui, futures élections présidentielles obligent, se refusait d’ouvrir un troisième front en plus de l’Afghanistan et de l’Irak et décidait de prendre un recul salutaire en arrêtant ses missions offensives, se limitant à fournir des soutiens sous forme de ravitaillement, de guerre électronique et de contrôle. Un message clair pour signifier qu’il était illusoire d’imaginer une opération exclusivement franco-britannique.

Néanmoins, des inquiétudes graves et légitimes relatives aux diminutions des capacités militaires nationales dans le domaine des armements conventionnels mais aussi à une possible inflexion de notre dissuasion nucléaire qui relève des fondements même de notre constitution, ne sont pas levées et exigent que des clarifications soient apportées.

 

(1) Malgré le rejet du projet de constitution lors de referendum en France, aux Pays Bas et en Irlande

                                                       Général de l’Armée de l’air Jean Menu (2 S)

                                                       Par deux fois :  Ancien Chef du cabinet militaire du ¨Premier Ministre

 

© 07.12.2019