ÉLARGISSEMENT, DILUTION ET SOUS REPRESENTATION

 

par Paul Kloboukoff

Dans la jungle, terrible jungle européenne des télécommunications, les grands prédateurs se sont remis en chasse. Les proies affaiblies ou n'ayant pas atteint « la taille critique » ne tarderont pas à être dévorées. Devant des menaces semblables et pour économiser leurs forces alors déclinantes, les monopoles publics suédois (Telia) et finlandais (Sonera) se sont alliés en 2002, formant le premier opérateur télécom d'Europe du Nord. Son capital est détenu à raison de 37,3% par l'Etat suédois et 13,7% par l'Etat finlandais. Avec 115 millions de clients, son chiffre d'affaires (CA) est maintenant de 10,6 milliards (Mi) d'euros, pour près de 31 300 salariés. Sa dette est de 3,6 Mi €. Sa rentabilité opérationnelle (RO) exceptionnelle (27%) justifie une valorisation boursière de l'ordre de 30 Mi €.

Par l'odeur d'un tel profit alléché, le groupe Orange (France Télécom), dont la RO n'est que de 11%, salive devant ce morceau de choix. Orange, c'est 170 millions de clients, un CA de 53 Mi, 187 300 salariés, une dette de 38 Mi € et une valorisation en bourse de l'ordre de 58 Mi €. Lors des privatisations de fin 2004 l'Etat français a abaissé sa participation sous 50% du capital. Rappelons qu'en 2002, alors que la bulle Internet éclatait, France Télécom (FT) avait payé cash les achats de Mobil Com en Allemagne et de Orange en Grande Bretagne pour la somme phantasmatique de 50 milliards d'euros. FT avait plongé dans un gouffre (fatal à ses petits actionnaires), à deux doigts de la faillite avec 68 Mi € de dette à fin 2002. Rebaptisée en Orange, cela ne l'a pas empêchée d'acheter (6,4 Mi €) l'opérateur mobile espagnol Amena en juillet 2005 et d'investir au Vietnam et en Algérie.

En absorbant TeliaSera, Orange pourrait devenir l'opérateur européen n°1 devant son grand rival Deutsche Telekom (DT), avec un CA de 63 Mi € contre 62,5 Mi. Au moins jusqu'à ce que DT avale un autre opérateur appétissant ou battant de l'aile. Le nouveau groupe multinational disposerait de bases solides en Europe (France, Grande Bretagne, Espagne, Suède, Finlande) et de « relais de croissance » en Afrique, en Turquie et en Asie. La fibre optique et les mobiles feraient partie de ses atouts.

Pour en arriver là, on pense à un échange amical d'actions entre possesseurs de bonne compagnie publics et privés des deux bords. Un calcul sommaire basé sur les valorisations boursières ci-dessus (très volatiles) indique que si les Etats scandinaves conservent leurs participations en passant dans le nouvel ensemble, l'opération donnera 12,7% du nouveau capital à l'Etat suédois, 4,7% à l'Etat finlandais et moins de 33% à l'Etat français. La dilution de la participation publique française attendue serait donc importante. Idem pour les autres « partenaires ». Elle pourrait l'être davantage avec de nouvelles privatisations et surtout si des fonds d'investissement souverains (du Moyen Orient, d'Asie… ?) étaient invités au tour de table, pour « consolider » encore celui-ci, comme il semble envisagé. Il est vrai aussi que les dettes cumulées du nouveau groupe s'élèveraient à plus de 41 Mi €, avant tout nouvel emprunt. De la sorte, ce groupe serait plus international encore. La grenouille peut-elle se faire aussi grosse que le bœuf sans se déformer, sans renoncer à sa personnalité et perdre son intégrité ?

 

L'attitude à l'égard des fonds d'investissement souverains (FIS) a viré à 180 degrés en peu de temps. De la défiance et du refus (patriotique ?) d'ouvrir ses portes à de dangereux intrus, on est passé à un amour raisonné mais insatiable de l'argent qu'ils pouvaient apporter sans pour autant chercher à influer, pour le moment, sur les stratégies et les choix majeurs des sociétés ainsi financées. A ceci près que leur objectif à eux est tout de même la rentabilité, à court terme, d'abord. Cela renforce la tendance déjà observée des sociétés et des groupes à privilégier ce même objectif, avant tout autre qui répondrait mieux à une optique de développement à long terme ou à l'intérêt collectif, notamment. Financiarisation, actionnariat et internationalisation pèsent d'une main plus lourde sur le destin et la gestion des entreprises. La crise déclenchée par les « subprimes » et la raréfaction du crédit ont accéléré cette « évolution ». Les fonds souverains sont devenus des sauveurs. Et il ne manque pas d'adeptes chez nous, désireux de créer des FIS français, de charger la Caisse des Dépôts ou le Fonds de réserve des retraites de jouer des rôles analogues, ainsi que de chevaliers blancs nationaux en cas de besoin. Alors, malgré tout, craintes pour l'avenir et méfiance de grosses sociétés et de banques, mères porteuses d'un nouveau souverainisme ?

 

L'Union européenne ne s'oppose pas aux unions des gros, qui éliminent des concurrents et réduisent, de ce fait, la sacro-sainte Concurrence. On peut même penser qu'elle bénit en sous-main ces unions, présumées faire la force. Dans les télécommunications, il y aurait encore une cinquantaine d'opérateurs en Europe, alors qu'il devrait, selon les pronostiqueurs, en rester au maximum cinq à terme. La concurrence ne peut qu'y gagner et le pouvoir d'achat des citoyens aussi ; cela n'échappe à personne. Nous ne devons pas oublier ici que l'UE a voulu imposer la privatisation et l'ouverture des marchés à la concurrence et, ce faisant, a provoqué l'arrivée d'opérateurs supplémentaires sur les nouvelles terres promises. Rappelons nous du coûteux ridicule atteint lorsqu'une dizaine de prétendants se sont jetés sur le marché jusque là réservé au service d'information téléphonique national du 12, ainsi que des gaspillages qui en ont résulté. Il faut rendre à César… Il faut aussi se demander à quel jeu on joue et qui paie les pots cassés. Sur la même page où le Figaro économie du 16 avril 2008 présentait des données sur l'acquisition par Orange de TeliaSonera, que j'ai reprises ci-dessus, il indiquait que notre Ministère des finances autorisait la fusion de SFR (groupe Vivendi) et de Neuf Cegetel, avec prise de contrôle par Vivendi. Orange aurait menacé de contester cette fusion de deux concurrents devant le Conseil d'Etat. Pourquoi se gêner, après tout ?

 

Pour revenir à Orange, dans un premier temps, FT a donc dépensé des sommes folles pour s'emparer, à contretemps, de Mobil Com et d'Orange, et fait de somptueux cadeaux financiers à leurs vendeurs. Avec l'achat de l'Espagnol Amena, FT aura dépensé, en euros de 2002 et de 2005, plus de 56 milliards pour ces seules trois acquisitions européennes. Compte tenu de l'inflation, c'est plus de 60 Mi € qui ont été ainsi « investis ». Sans même compter la valeur initiale de la société, c'est plus que la valorisation boursière actuelle d'Orange (58 Mi €). Au final, une dévalorisation et une dette qui donnent froid dans le dos ! La démarche étudiée maintenant est la poursuite de l'élargissement du groupe au nord avec une inévitable dilution des positions françaises. Bravo !

 

Je ne peux m'empêcher de faire le rapprochement avec la dilution de la France, de son pouvoir de décision et de la capacité d'initiative de ses acteurs, qui va avec l'UE et qui s'aggrave à chaque élargissement. Ainsi, la population de la France en 2006 (63,1 millions) ne représentait déjà que 12,7% de celle de l'UE des 27 (495,5 millions). Plus défavorable encore pour nous, actuellement, la France ne dispose que de 9,9% (78 sur 785) des sièges au Parlement européen, et de 9% (29 sur 321) des voix au Conseil européen ainsi qu'au Conseil des ministres, instances décisionnelles importantes qui pourraient le devenir davantage avec le nouveau traité constitutionnel. De 12,7% de la population à 9% des voix, la chute, ou la dévalorisation, est de - 29%. Vive la sous représentation ! Pour des votes à la majorité, qualifiée ou non, le nombre (ou le pourcentage) d'Etats formant ladite majorité est décompté. Et la France pèse autant que Chypre ou Malte : un Etat sur les 27 ! C'est pareil pour l'Allemagne, plaidera-t-on. Certes, mais l'UE est en train de s'organiser autour de l'Allemagne et non de la France.

Evidemment, l'entrée dans l'UE d'un Etat du Moyen Orient comme la Turquie (que la grande majorité des Français refusent, mais qui a aussi des partisans en France et en Europe), plus peuplé que la France ou l'Allemagne, bouleverserait la « donne » européenne et pourrait la remettre en cause. La seule façon pour les citoyens de faire face à une telle éventualité reste l'inscription dans la Constitution française de l'obligation de soumettre à référendum la ratification de tout nouvel accord d'élargissement. Car cela devient alors un droit véritablement opposable à nos « partenaires » européens ainsi qu'aux gouvernements et aux parlements qui vont se succéder en France… qui n'auront pas forcément à coeur de respecter la volonté de la majorité des citoyens en la matière. La voie parlementaire imposée pour le traité « simplifié » de Lisbonne vient de le montrer. Toute l'éloquence et l'autorité du Président Nicolas Sarkozy (NS) ne peuvent nous convaincre du contraire ou nous persuader que le moment venu, dans dix à quinze ans, selon lui, la décision de consultation référendaire s'imposera d'elle-même.

L'affirmation selon laquelle la ratification de l'entrée de « petits » Etats ne justifie pas le recours au référendum n'est pas recevable pour plusieurs raisons. Même s'il n'y a pas d'opposition de principe à certaines entrées nouvelles, les choix des dates et des conditions d'admission ne sont pas indifférents. Les élargissements à l'est de 2004 ont été jugés précipités par nombre de citoyens des nations d'Europe et les décisions prises sans consultations populaires ont été critiquées. Une pause avait alors été réclamée. Pour rien ! De plus, des entrées de « petits » qui ne posent pas de problèmes » peuvent être groupées. Le passé l'a montré. Attention aussi aux entrées pouvant constituer des précédents obligeant à d'autres entrées futures. Sur le chemin tortueux et chaotique de l'élargissement se trouvent des pays, petits pour la plupart, qui ne sont pas sans poser de problèmes, notamment de cohésion entre les Etats membres. Parmi les candidats déclarés et potentiels figurent la Croatie, l'Albanie, la Serbie-Monténégro, le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine. En attendant que l'Ukraine (que l'UE cherche à attirer) et la Géorgie, désireuses d'entrer dans l'OTAN, posent leurs candidatures à l'UE… et que d'autres « petits » Etats du Caucase les imitent. Tout compte fait, il y a peu de petits pays (et de plus gros) sans problèmes à absorber devant nous. Et, en toile de fond, reste un problème majeur : l'Union ne sait toujours pas où elle va. La mise en ligne de l'Union méditerranéenne n'a pas encore apporté de clarifications, peut-on oser dire.

 

A côté de cela, il importe de ne pas sous-estimer la diversité et l'hétérogénéité qu'accentuent les arrivants, d'ordres politique, religieux, des modes et des niveaux de vie, des langues, des monnaies… ainsi que la dilution croissante qui en résulte, avec la place que prennent les « petits » dans les répartitions des sièges et des voix dans les instances législatives et décisionnelles de l'UE. Avec les règles retenues en faveur des petits, que le traité de Lisbonne ne propose pas de réviser, la dilution de la France a tourné à la sous représentation.

Pris ensemble, Chypre, Malte, les trois Etats baltes, la Slovénie et le Luxembourg pèsent 10,9 millions (mi) d'habitants (six fois moins que la France). Ils ont droit à 52 députés au Parlement et à 30 voix (autant que la France) au Conseil européen et au Conseil des ministres. Sept autres Etats comptent moins de 10 millions d'habitants, les trois Scandinaves, l'Irlande, l'Autriche, la Slovaquie et la Bulgarie. Ensemble, leur population est de 45,4 millions de personnes (72% de celle de la France et 9,2% de l'UE) ; ils ont droit à nettement plus de députés que nous (109) et à deux fois plus de voix aux Conseils (58, soit 18,1% du total de l'UE). A la liste des plus ou moins « petits » surreprésentés par rapport à leur population, on peut ajouter la République tchèque, la Hongrie, la Belgique, le Portugal et la Grèce qui pèsent séparément entre 10,3 et 11,1 millions d'habitants. Sur les 27 actuels, l'UE compte donc 19 Etats membres dont les populations sont comprises entre 0,4 et 11,1 millions. Avec les entrées à venir de six Etats balkaniques, le nombre (et la proportion) des « petits » va encore augmenter, jusqu'à 25 sur les futurs 33 « visibles » aujourd'hui. Oui, l'UE est essentiellement une Union de petits.*

 

Pour l'élargissement à de « petits » Etats, l'obligation référendaire est donc aussi une précaution indispensable pour éviter des dérives, des imbroglios ou des crises dont ne voudraient absolument pas les Français. Nous espérons que le Président que nous avons élu poussera avec conviction et avec succès à préparer ainsi qu'à faire adopter les révisions constitutionnelles nécessaires et, à l'approche ou pendant la présidence française de l'Union européenne, que nous ne le verrons pas comme un serial qui leurre.

 

Paul KLOBOUKOFF Académie du Gaullisme Le 05 mai 2008

 

* Un régal pour les sociétés et les groupes initialement allemands, français, britanniques, italiens ou espagnols qui peuvent délocaliser à l'est avec moins de risques, absorber leurs « homologues » des petits pays, Etats scandinaves inclus, ainsi que de pays plus gros mais en « retard économique », comme la Pologne ou la Roumanie, et acheter leurs marchés nationaux. Néo colonisation ? Des groupes qui se condamnent au gigantisme et, fatalement, à la dilution internationale pour mieux profiter de la mondialisation ou moins la redouter. Ceci vaut bien quelques points de surreprésentation des « petits » dans les instances de l'UE, n'est-ce pas ?
 

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