GASPILLAGES RUINEUX

ET CROISSANCE ARTIFICIELLE

par Paul Kloboukoff

J’ai déjà souligné le poids élevé des frais de gestion des organismes d’assurance complémentaire santé (OACS), proche de 30 % du total de leurs prestations, lié à la multiplicité de leurs versements de faibles montants. Le nombre de virements de notre OACS pendant les douze derniers mois a été, je le rappelle, de 55 (24 à notre compte et 31 à la pharmacie) d’un montant moyen inférieur à 15 euros. En parallèle, notre banque nous a posté 59 avis de crédit, dont 24 pour les remboursements de l’OACS et 35 pour ceux de la Sécu (CPAM), de 33 euros en moyenne. Toutes les quinzaines, la banque nous expédie aussi un relevé de compte récapitulatif. Limiter les avis de crédit à des virements supérieurs ou égaux à 100 euros (un seul depuis un an) est impossible. La banque envoie tous les avis ou n’en envoie aucun. Rompez ! Elle rend ainsi au client un service dont il n’a pas besoin, facturé, n’en doutez pas, frais postaux et marge compris, plutôt que d’effectuer un petit réglage informatique sélectif. De tels gaspillages quotidiens sont pratiqués à grande échelle, puisque nous sommes des dizaines de millions d’assurés sociaux, d’assurés complémentaires et de titulaires de comptes bancaires. Les activités auxquelles ils donnent lieu viennent grossir le Produit Intérieur Brut (PIB) de façon fictive. En fait, elles enrobent le « PIB utile » de la France de mauvaise graisse, sans apport nutritif pour la croissance de notre économie. Au contraire, elles mobilisent et stérilisent une partie de notre force de travail, de notre énergie et de nos moyens de communication.

L’Administration s’ingénie à multiplier les opérations de faibles montants. La mensualisation du paiement de l’impôt sur le revenu (IR), de la taxe d’habitation et de la taxe foncière en sont des exemples. Vous pouvez payer une taxe inférieure à 200 euros en douze prélèvements de moins de 16 euros, et avoir trente-six prélèvements pour ces trois impôts directs seuls ! Comme si chacune de ces opérations ne coûtait rien ou quasiment ! En réalité, on gaspille énormément d’argent et d’énergie en provoquant des centaines de millions de virements financiers supplémentaires auxquels sont attachés des transferts d’informations et des opérations comptables de services de

l’Administration et de banques. Cela pousse à la hausse le PIB du tertiaire, avec peu de valeur ajoutée réelle, et paraît bien coûteux pour lisser les rentrées fiscales et faciliter la gestion de la trésorerie de l’Etat, d’un côté, et rendre moins douloureux et/ou moins conscients les prélèvements fiscaux pour les contribuables, de l’autre côté. Cette pratique du fractionnement gagne du terrain. Ainsi, sommes nous invités à mensualiser les paiements de nos assurances habitation, voiture et autres. L’achat à crédit, lui, passe naturellement par la mensualisation des paiements, avec les surcoûts qui lui sont propres. Les fondations et les associations de bienfaisance agréées s’emparent aussi du procédé. En moins d’un mois, je viens de recevoir neuf courriers de cinq d’entre elles, adressés aux donateurs (ex.) et aux prospects, avec un journal ou une lettre d’information, des cadeaux et une enveloppe réponse pré affranchie. Trois ont joint un formulaire d’accord de don régulier permettant de mensualiser à partir de 10, de 8 ou de 5 euros par mois. La levée de fonds par ces associations s’enfonce ainsi dans la zone de la hausse des coûts et des rendements décroissants, réduisant la part des ressources restant pour financer leurs actions. D’autant plus que les dépenses liées à l’information et à la promotion (journaux, cartes, étiquettes, manifestations, pubs à la télé…) prennent de l’importance. Concurrence oblige ? Selon « messages » du Secours catholique, sur 7,5 millions de foyers fiscaux qui donnent aux associations, il y a près de 6 millions de donateurs réguliers. La plupart des donateurs sont imposables (seuls 0,8 million ne le sont pas), et jusqu’à75 % ou 66 % de leurs dons sont déductibles de leurs IR. Vu les effectifs concernés, c’est là aussi à des quantités industrielles d’opérations collectivement peu rentables, dont les coûts entrent cependant dans le PIB, que nous avons affaire

L’overdose de publicité non sélective engendre des gaspillages, de la mauvaise graisse du PIB et des nuisances. Une grande partie des papiers réclames et des courriers publicitaires déposés dans nos boîtes à lettres vont droit à la poubelle. Cependant, les praticiens insistent, persistent. Peut-on ne pas faire comme les concurrents ? Alors on fait imprimer et distribuer. Gratuitement. Ce sont les clients des annonceurs qui paieront. Belle valeur ajoutée, détruite dès la distribution. Pas tout à fait. Il va encore falloir faire enlever les contenus des poubelles remplies de papiers, de cartons et de plastiques « recyclables » et les livrer aux déchetteries. Ça, c’est le contribuable local qui va le payer, d’une manière ou d’une autre, puisqu’on cherche à innover dans ce domaine également. En définitive, combien de travail, d’énergie et de dépense pour pas grand chose !

La publicité dévore à belles dents les pages des journaux et des magazines gratuits ou encore payants. Plus il y a de réclames et moins on les regarde. C’est la dure règle du jeu. L’utilité marginale et la productivité baissent tandis que le volume de papier imprimé et les quantités d’encres utilisées augmentent. Ne gaspille-t-on pas toujours plus au nom de sainte Concurrence, en accroissant la consommation d’énergie et les causes de pollution ?

On peut encore parler de la publicité dans l’audiovisuel, de l’extension de son emprise avec les chaînes de télé supplémentaires, et de la baisse de son efficacité, lisible à la multiplication de ses intrusions et à la répétitivité des annonces. Comme si les Français étaient des demeurés ou n’avaient pas capté les messages précédents. C’est d’ailleurs possible, car les nombreux temps morts dus aux pubs incitent davantage à zapper ou à intercaler d’autres occupations pour échapper à la pub algie. Tout ceci n’est pas très encourageant pour les professionnels. Mais, Dieu soit loué, la pub sera sauvée puisqu’elle se répand sur le « net » plus vite que l’ADSL, entend-on. Pour les annonceurs, mieux vaut ne pas trop se demander si les internautes sont attentifs aux avalanches de messages imagés mouvants et sonores qui les assaillent, car ils pourraient être déçus. Et les internautes qui n’ont pas encore cédé à l’ADSL voient s’allonger démesurément les durées d’accès et de « leurs » transactions, consacrées, en réalité, en majeure partie aux téléchargements par les serveurs de ces publicités animées qui s’imposent sur les écrans, consomment les heures de leurs coûteux forfaits et encombrent les réseaux. Quant aux apports réels à la croissance et au PIB de la publicité faite en France, je pense que les pubs se neutralisent, dans l’ensemble, et font déplacer les dépenses d’un secteur ou d’un produit à un autre. Neutralité pour la croissance et mauvaise graisse du PIB, donc, au-delà d’une certaine dose, largement dépassée. En outre, la promotion insatiable du crédit sur tous les supports pousse à anticiper des dépenses souvent improductives et à s’endetter pour payer les produits plus cher compte tenu des intérêts et des assurances liées aux emprunts. C’est pénalisant pour les plus pauvres et néfaste pour le surendettement, qui touche700.000 ménages à fin 2006.

 

Les sirènes publiques serinent à l’envi que « chaque personne en France produit en moyenne 350 kg de déchets par an »… soit plus de vingt millions de tonnes au total. Elles propagent un français incorrect en accouplant « chaque » et « en moyenne », et douteux en laissant entendre que ce sont les ménages, consommateurs finaux, qui « produisent » les déchets, ce qui n’est que très partiellement exact. Cette campagne vient à l’appui des tentatives en cours d’expérimentation visant à faire payer les ménages en fonction des quantités de déchets qui vont se trouver dans leurs différentes poubelles. Il semble, heureusement, que l’on commence à prendre conscience de la « production » excessive de futurs déchets par les producteurs et par le suremballage. À côté de cela, on réalise que les automobiles, les appareils ménagers et audiovisuels, les meubles, les batteries et les piles qui sortent des usines sont, dès leur fabrication, des déchets en sursis, qu’il faudra un jour récupérer, détruire et recycler. L’éco-taxe, qui vient, d’ailleurs, majorer le prix au consommateur et le PIB, en témoigne.

 

La construction de logements, d’infrastructures et de bâtiments industriels est porteuse des mêmes types de problèmes. Lorsqu’ils seront fatigués, obsolètes ou inaptes, il faudra détruire et remplacer ou rénover, avec pas mal de travaux et de déchets dans tous les cas. Je ne parle pas des dégâts à réparer dus à l’agriculture, aux industries, aux transports polluants et aux produits dangereux. On ne pourra plus longtemps concevoir et diffuser des produits et des ouvrages sans regarder au-delà de leur seul cycle de vie, et se contenter de surtaxer l’utilisateur. C’est aux produits de changer. En attendant, les coûteuses démolitions, les récupérations, les éliminations et les recyclages sont comptabilisés positivement dans notre PIB, au même titre que les productions et les constructions nouvelles.

 

Dans ces conditions, pourquoi accélérer les changements ? Qui tient vraiment à ralentir ou, plutôt, à dégraisser le PIB ? La flambée des cours du pétrole réchauffe et relance les leitmotivs des nécessaires économies d’énergie et des énergies renouvelables, propres et non polluantes, tant qu’à faire. Les transports et les déplacements font partie des cibles, à juste titre. On parle de réduire les vitesses autorisées sur les voies routières, de promouvoir encore le diesel, de pousser à la casse, prime à l’appui, les voitures de plus de huit ou dix ans des personnes aux revenus les plus faibles… Mais on parle peu de rouler moins et de rouler mieux, avec moins d’embouteillages.

 

Le transport routier intérieur de marchandises a atteint220,3 milliards de tonnes-kilomètres en 2006 (INSEE : Tableaux de l’économie française, édition 2007). C’est près de 3.500 tonnes-kilomètres par habitant et plus de 8.000 par ménage, en moyenne. Pharamineux ! Effrayant ! Et la tendance sur longue durée est très ascendante : + 130 % entre 1985 et 2005. Cette croissance, nettement plus forte que celle du PIB, traduit l’expansion des importations et des exportations liée à la construction européenne et à la mondialisation des échanges, ainsi que le choix d’un modèle concentrationnaire des activités de production, de l’emploi et des populations, basé sur le gigantisme et les prétendues économies d’échelle, qui a détruit le tissus interstitiel français et la vie économique et sociale locale. Il faut dire également que la collectivité n’a fait payer au transport routier de marchandises ni le coût économique réel de l’usage des infrastructures françaises, ni les pollutions et les autres nuisances qu’il engendre. C’est un modèle qu’il faut abandonner pour survivre et revivre. C’est possible.

 

De son côté, le transport routier de voyageurs enregistre encore un funeste record en 2006 : 719,5 milliards de voyageurs-kilomètres (TEF, édition 2007) pour les seules voitures particulières. C’est 11.400 km par habitant, et de l’ordre de 26.500 km par ménage, en moyenne. Le nombre moyen de kilomètres parcourus par véhicule a diminué de 14.000 en 1995 à 13.000 en 2005. Individuellement, l’usage de la voiture s’est donc réduit. En revanche, le nombre de voitures particulières a atteint 30,2 millions d’unités, soit + 20,8 % de plus qu’en 1995, et le trafic s’est élevé. Le parc a ainsi crû de + 5,2 millions de voitures.

 

Dans le même temps, la population résidente n’a augmenté que de + 1,9 millions de personnes. Il faut le noter, car cet accroissement du parc est un indicateur du niveau de vie dont on parle tant. Il montre aussi que le parc a été sérieusement rajeuni pendant ces dix ans. Les véhicules diesel, présumés moins polluants, roulent beaucoup plus que les véhicules à essence, 16.400 km par an contre 9.800, en moyenne. Nombre de voitures à essence roulent moins que cette deuxième moyenne. Une prime à la casse de1.000 euros fera-t-elle remplacer à leurs possesseurs (par du neuf ou du nettement plus récent) des voitures qui à dix ans auront de 30.000 à 100.000 km au compteur, et moins à huit ans ? Alors que les voitures peuvent aller bien au-delà des 100.000 km. Combien de ménages à faibles revenus se trouvent parmi les possesseurs de voitures particulières à essence qui roulent plus que la moyenne et pourraient être tentés par la prime ? Ce sont des questions à se poser avant de primer. En outre, près de la moitié des voitures achetées en France sont étrangères. Veut-on subventionner les fabricants et les vendeurs de ces voitures sur des deniers publics ? Les expériences négatives des Balladurettes et des Juppettes semblent bien vite oubliées ! Ne gaspillons plus ainsi.

 

Les embouteillages importants qui sont notre lot quotidien en France entraînent un énorme gaspillage d’hydrocarbures, de la pollution et des nuisances, de la fatigue des véhicules et des chauffeurs, ainsi que des pertes de temps coûteuses des automobilistes professionnels et particuliers. Mettre une heure ou plus pour parcourir quinze kilomètres est courant aux alentours des grandes villes et à l’intérieur de celles-ci. Et les plages horaires des embouteillages et des bouchons s’allongent. 250 km de bouchons mesurables, en moyenne, dans la seule Ile-de- France, 300 km le 15 novembre au matin, et 530 km dans la France entière le 19, jours de grève citoyenne de transports (SNCF, RATP…) pour « défendre » les régimes spéciaux de retraite. On a déjà vu pire. Sans compter les innombrables embouteillages locaux non mesurés. La consommation de carburant n’est alors pas kilométrique, mais horaire.

 

Et une heure passée en arrêts, en redémarrages, en débrayages et embrayages, en brèves et brusques accélérations, avec des injections répétées et désordonnées de carburant, en coups de freins et en ralentissements… engendre une consommation et une usure sans doute de deux à cinq fois plus élevées que pour parcourir les quinze kilomètres dans des conditions plus normales de circulation. Hormis les grèves, les causes de ces embouteillages sont liées à celles évoquées plus haut. Notre modèle de développement a fait des transports et des déplacements, par la route tout particulièrement, la première activité nationale, avec les gaspillages et les dégâts sur les personnes, sur l’économie et l’environnement que nous connaissons. On ne doit plus se contenter d’essayer d’abaisser la consommation au kilomètre des véhicules et de réduire leurs émissions polluantes. Il faut transporter et circuler moins… pas seulement dans le centre de quelques grandes villes. Et organiser mieux l’occupation de l’espace routier et les flux circulatoires, 24 heures sur 24.

 

Après les agressions et les destructions déclenchées à Villiers-le-Bel, qui réveillent les souvenirs des violentes émeutes de 2005, il faut ajouter un constat déprimant à ceux que nous rapportent les médias. Les faits en question sont générateurs de croissance du PIB, comme le sont les milliers d’incendies volontaires de voitures chaque année. Les coûts des interventions des forces de l’ordre, des pompiers, du SAMU et des autres services médicaux sont comptés positivement dans le PIB. Le seront aussi les travaux de réparation des dégâts, de remise en état des lieux saccagés et de reconstruction des immeubles détruits, qu’ils soient publics (écoles, gymnases, dispensaires…) ou privés (magasins, garages, bureaux…). Les voitures brûlées et les autres matériels ou marchandises brisés ou volés entreront dans une des cases anonymes de la consommation. Il faudra les remplacer. Pour cela, on importera et on produira en France, ce qui fera aussi monter le PIB. Par contre, rassurez-vous, toute la casse et ses divers coûts ne viendront pas en déduction du PIB. Anormal pour un agrégat censé mesurer la création de richesse du pays ?

 

Evidemment ! Il serait grand temps de perfectionner l’outil pour qu’il ait encore un sens. Actuellement, chacun est en droit de se demander combien de crises sociales dures et de manifestations destructrices sont nécessaires pour atteindre un taux de croissance du PIB de + 2,5 % par an, et s’il ne serait pas justifié de verser une prime à la casse aux vrais casseurs.

 

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