Quarante-deux ans après le retrait

Otan : De Gaulle, si tu savais...

Sarkozy n'en avait jamais parlé pendant la campagne électorale. Pourtant, il a fait de la réintégration de la France dans le commandement intégré de l'Alliance atlantique la clé de sa politique étrangère. Mais ce rapprochement va-t-il vraiment faciliter la relance d'une Europe de la défense ?

 

La scène se déroule à l'hôtel Willard, à Washington, le 7 novembre dernier. Il est presque minuit. Nicolas Sarkozy revient de la MaisonBlanche où George Bush a organisé un dîner d'Etat en son honneur. Radieux et épuisé, le président français entre dans le hall et fait signe à quelques journalistes de le rejoindre au bar pour un dernier verre. Là, un reporter lui demande : «D'où vient donc votre passion pour l'Amérique ? De Marilyn, de Kennedy, d'Elvis ?» «Vous n'y êtes pas, répond Nicolas Sarkozy, c'est à cause d'une chanson, «les Ricains», de Michel Sardou.»

C'est aussi simple que cela. Nicolas Sarkozy aime les Etats-Unis parce qu'à 12 ans il écoutait en boucle : «Si les Ricains n'étaient pas là, vous seriez tous en Germanie.»

L'anecdote est plus sérieuse, plus révélatrice, qu'il n'y paraît. «Les Ricains» était une chanson de protestation. Michel Sardou l'avait écrite en 1966 pour dénoncer la double décision du général de Gaulle d'expulser les soldats américains du territoire français et de retirer la France du commandement intégré de l'Otan. Cet épisode crucial de l'histoire contemporaine avait choqué le jeune Sardou et une partie de la classe politique française - de droite comme de gauche - encore très marquée par le Débarquement. Mais alors que tous les partis de gouvernement se sont, petit à petit, approprié cette «rupture» gaulliste et en ont fait l'un des symboles de l'indépendance nationale, Nicolas Sarkozy, lui, n'a pas varié. Il n'a jamais cessé de considérer cette demi-sortie de l'Otan (très vite tempérée par de multiples accords secrets entre Paris et Washington) comme une anomalie - voire une trahison envers ce qu'il appelle la «famille occidentale». C'est pourquoi, à peine installé au pouvoir et bien qu'il n'ait jamais évoqué la question publiquement durant la campagne, il a donné l'ordre à ses collaborateurs d'engager au plus vite le processus de réintégration. Et ce n'est que plus tard, comprenant le risque politique d'un tel rapprochement sans contrepartie, qu'il a, dans un geste tactique, choisi de l'associer à la défense européenne.

 

On a beau chercher, Nicolas Sarkozy n'a dit nulle part, au cours de sa campagne électorale qu'il souhaitait, s'il était élu, procéder à ce retour dans le commandement intégré. Dans son grand discours sur la défense, le 7 Mars 2007, le candidat de l'UMP évoque l'Otan en quelques phrases et seulement pour poser les conditions d'un «maintien de la contribution française à son niveau actuel».

Curieux, pour un candidat entouré d'atlantistes militants. Son conseiller pour la Défense, Pierre Lellouche, a présidé l'Assemblée parlementaire de l'Otan, et l'adjoint de celui-ci, Alexis Chahtahtinsky, a été porte-parole de l'organisation à Bruxelles et à Moscou. Nicolas Sarkozy consulte aussi le directeur de la revue «Politique internationale», Patrick Wajsman, autre chantre de l'Otan. Et il s'entretient régulièrement avec le philosophe André Glucksmann qui ne cache pas son souhait de voir la France se rapprocher davantage de l'Alliance. L'auteur de «Ouest contre Ouest» participe d'ailleurs à la journée de l'UMP consacrée à la défense, que Nicolas Sarkozy conclura par un speech étrangement peu atlantiste.

C'est que l'équipe de campagne a décidé que, sur ce sujet, le candidat devait avancer masqué . «Plusieurs fois, il a failli se dévoiler, dit un homme qui a été associé à ces délibérations. Ce fut le cas lorsqu'il a présenté sa politique étrangère, le 28 février 2007. Dans le projet de discours, écrit par l'équipe de David Martinon, il y avait un dégagement clair sur la réintégration dans l'Otan. Mais plusieurs personnes lui ont conseillé de retirer ce passage. Il aurait soulevé des polémiques qui auraient pu nuire à la campagne.» Car si les Français sont très attachés à l'Alliance atlantique (comme le montre un sondage du «German Marshall Fund»), ils demeurent aussi fidèles à la vision Gaulliste de la grandeur de la France, «alliée mais pas alignée». Donc, pour conquérir l'Elysée, Nicolas Sarkozy dissimule son véritable dessein.

 

 

Mais, dès qu'il est élu, il révèle ses intentions - en petit comité. Son conseiller diplomatique, Jean-David Levitte, le reconnaît aujourd'hui : «C'est vrai, dit-il, le président a tout de suite donné une directive très claire à ce sujet.» Le ministre de la Défense, Hervé Morin, ajoute : «Il nous a parlé de la réintégration dès le premier ou le deuxième conseil restreint. Nous étions tous très étonnés.» Le nouveau président se confie aussi à ses homologues étrangers. «Dès ses premiers entretiens avec George Bush, Angela Merkel et Tony Blair, explique un haut responsable français, Nicolas Sarkozy leur a annoncé la couleur : «Ça y est, nous revenons complètement dans l'Otan !'» Mais toujours sans rien en dire aux Français. En secret, l'équipe de l'Elysée décide d'avancer très vite, de réintégrer dès avril 2008, lors du sommet de l'Otan à Bucarest. Au cours de l'été, on en informe George Bush. Le président américain est ravi, lui qui cherche désespérément à gonfler son (très) maigre héritage en politique étrangère. Le retour complet de la France dans le giron atlantique sous sa présidence, quelle aubaine ! Mais il y a un hic : le Premier ministre est très réticent. François Fillon désapprouve cette opération précipitée. Grand spécialiste de la défense, il connaît les arguments techniques qui plaident en faveur d'une réintégration : depuis la fin de la guerre froide, la France participe à toutes les opérations de l'Otan et à la plupart de ses comités; elle y contribue en hommes et en argent plus que beaucoup; et depuis 2004, quelques officiers supérieurs français sont déjà «insérés» dans cette structure. Sur le plan militaire, reprendre toute sa place dans l'Otan n'est donc pas absurde. Politiquement, c'est autre chose. La réintégration de la France est un geste symbolique très fort. Alors, pourquoi agir si hâtivement, demande François Fillon ? Pourquoi se présenter nous-mêmes comme des caniches de Bush ? Ne peut-on attendre ? Et comme il insiste, on cherche bientôt à se dégager de la promesse faite à la Maison-Blanche. Comment faire ? La solution vient d'outre-Rhin à la fin de l'été. Divine surprise, Angela Merkel propose à Nicolas Sarkozy que la France et l'Allemagne organisent ensemble, en 2009, le sommet du 60e anniversaire de l'Otan qui devait initialement avoir lieu à Berlin. Pourquoi ne pas le faire des deux côtés de notre frontière, à KM et à Strasbourg, dit la chancelière ? Elle voudrait que Français et Allemands marquent ainsi leur attachement commun à l'Europe et à l'Alliance atlantique. François Fillon est enthousiaste, le président aussi. Il décide que l'annonce de la réintégration sera repoussée à ce moment-là et parvient à consoler l'ami Bush.

 

Mais les réticences de Fillon et d'autres ne sont pas seulement dues à une question de calendrier. Matignon, le Quai-d'Orsay et plusieurs ténors de la majorité insistent pour que l'on négocie cette réintégration (que l'on rebaptise «rénovation de la relation» afin de ne pas paraître jeter l'héritage gaulliste aux oubliettes). Les Français ne comprendraient pas, disent-ils, que l'on revienne à la situation d'avant 1966 sans contrepartie. «La fin de notre singularité doit se monnayer», dit le président de la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée, Axel Poniatowski, pourtant grand ami de l'Amérique.

 

Négocier mais quoi ? L'influence de la France dans l'Otan, d'abord. Les militaires, dont beaucoup attendent ce retour depuis longtemps, veulent décrocher quelques postes importants. Ils en visent trois en particulier qu'ils souhaitent occuper à tour de rôle avec leurs collègues allemand et britannique : adjoint du «Saceur» (le commandant suprême), commandant de la région nord et chef d'état-major de l'Alliance. «Au total, nous voudrions placer une vingtaine d'étoiles», explique un haut gradé français impliqué dans la discussion. Sans parler du petit millier d'officiers (800, dit-on) qui devraient rejoindre progressivement les structures intégrées à Mons en Belgique et à Norfolk aux Etats-Unis, de façon à ce que le poids des militaires français dans le commandement soit enfin proportionnel à la contribution financière de Paris à l'organisation. Mais ce n'est pas tout. François Fillon et plusieurs autres font valoir à Nicolas Sarkozy que la France ne peut lâcher sa «singularité» seulement pour quelques postes, si prestigieux soient-ils, à l'Otan. Ce serait une faute historique et une erreur politique. Il faudra obtenir plus. Quoi ? La relance de l'Europe de la Défense, objectif majeur de la diplomatie française depuis dix ans. Selon le Quai-d'Orsay et Matignon, la réintégration peut être ce déclic que l'on attend. Leur argument est le suivant : la défense européenne est bloquée par les Britanniques, les Polonais et d'autres parce qu'ils soupçonnent la France de vouloir en faire une machine à détruire l'Otan; en affichant notre bonne volonté à l'égard de l'Alliance, nous lèverons ces réticences et nous pourrons, pendant la présidence française de l'Union européenne, échanger notre retour complet dans l'Otan contre une relance significative de la défense européenne. L'argument se tient, l'Elysée l'adopte.

 

Pour ce nouveau schéma, Sarkozy veut l'imprimatur de la Maison-Blanche. Le négocie-t-il en échange de l'envoi de troupes françaises supplémentaires en Afghanistan ? En tout cas, il l'obtient. Jean-David Levitte écrit, avec son homologue américain, Stephen Hadley, une partie du discours de George Bush au sommet de l'Otan à Bucarest. Dans ce texte, que la Maison-Blanche n'a curieusement pas rendu public mais que «le Nouvel Observateur» s'est procuré, le président américain dit tout le bien qu'il pense désormais de cette Europe de la défense que ses prédécesseurs ont tant décriée dans le passé. Joli coup diplomatique pour Nicolas Sarkozy.

Seulement voilà : certains, au coeur même de l'Etat, considèrent que cet engouement pour la défense européenne n'est qu'un leurre, que la seule véritable marotte de Sarkozy, c'est, toujours et encore, l'Alliance atlantique. Ils rappellent que le chef de l'Etat avait l'intention de réintégrer l'Otan très vite, sans lier ce retour à quoi que ce soit. Et ils affirment que le président n'aurait pas fixé de «plancher» dans la négociation avec les Européens. «Comme Gordon Brown ne veut rien lâcher, dit un bon connaisseur du dossier, les exigences de l'Elysée évoluent toujours à la baisse, de façon à ce qu'on puisse dire, au final, qu'on a obtenu suffisamment en matière d'Europe de la défense pour que la France reprenne toute sa place dans l'Otan.»

Reste une inconnue : l'attitude de François Fillon. Dans son discours à l'Assemblée nationale, le 8 avril, le Premier ministre a pris un engagement qui a fait sursauter à l'Eysée. Il a dit que la France pourrait «rénover sa relation avec l'Otan dès lors et sous réserve que l'Europe de la défense avance sérieusement». Qu'entend-il par «s érieusement » ? Demandera-t-il un report de la réintégration de la France dans le commandement intégré de l'Otan si, en décembre, à la fin de la présidence française, le compte n'y est pas ? Est-il prêt à s'opposer au président sur le sujet ? Beaucoup à gauche, comme à droite, l'espèrent.

 

 

Vincent Jauvert

Le Nouvel Observateur

 

 

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