Un monde qui s'en va

Par Jean-Michel NAULOT,

L'Histoire a montré comment une petite partie de l'élite a parfois fait basculer le monde vers le précipice. La première moitié du vingtième siècle en comporte de multiples exemples. Avant la Première Guerre mondiale, l'Etat-Major allemand manœuvre pour déclencher les hostilités entre l'Autriche-Hongrie et la Serbie, amorçant ainsi le processus guerrier.

Dans l'entre-deuxguerres, quelques fanatiques de l'étalon-or tentent de maintenir un système économique, autrefois excellent, mais rendu inapplicable par l'ampleur des déséquilibres nés de la guerre et de la crise financière de 1929. Tout au long des années trente, une classe politique dépassée, attachée à la stratégie militaire des fortifications, conduit la France vers la déroute du printemps 40.

Par contraste avec ces années noires, suivront les Trente Glorieuses, une période au cours de laquelle les dirigeants politiques auront la sagesse de ne pas déclencher le feu nucléaire et donneront la priorité au développement économique sous la conduite d'un Etat-providence protecteur et planificateur. Mais, depuis les années quatre-vingts, un coup d'arrêt a été donné à ce bel élan. Le néolibéralisme a fait son apparition. Sous prétexte d'aller plus loin dans le libéralisme, on a, à coups de serpe, détruit l'ordre mondial.

A intervalles réguliers, de gigantesques bulles financières se sont ainsi développées. Des évènements graves sont venus les faire éclater.

Ainsi en est-il de la pandémie actuelle. En dépit des alertes, une élite sourde et aveugle a continué à tirer notre société vers le pire. Mise à mal de l'Etat-providence, argent gratuit, déréglementation financière, mondialisation débridée ont eu pour effet de fragiliser la sphère financière, de creuser les inégalités sociales à un niveau historique, d'accroître à l'extrême la dépendance entre nations, de délocaliser l'industrie au mépris des salariés et de la planète. Lors de la crise de 2008, tous ces éléments étaient déjà présents. Les dirigeants occidentaux avaient dit : « Plus jamais ça ! ». Mais, une fois les marchés financiers repartis à la hausse, ils n'ont pas changé de cap. La crise qui vient d'éclater va peut-être, enfin, nous ouvrir les yeux. Le chef de l'Etat français redécouvre l'Etat-providence alors que nos hôpitaux sont au bord de la rupture. Les banques centrales prennent conscience qu'elles sont assez démunies face à la panique financière. Les dirigeants occidentaux critiquent la face noire de la mondialisation, par exemple la fabrication en Chine de 80% des antibiotiques américains et de 90% de la pénicilline française. Ils nous invitent à « repenser la chaîne de valeur », une élégante expression pour dire qu'il serait temps de relocaliser notre industrie.

Le libéralisme qui dope la croissance, la mondialisation qui permet de maximiser les profits quel qu'en soit le coût social et environnemental, les banques centrales qui font tourner la planche à billets pour séduire les marchés financiers, les créateurs de start-up qui s'enrichissent et font ruisseler les richesses, les rêveurs qui considèrent que la France est une nation sans frontières, tout ceci semble subitement remis en question.

Nous revient en mémoire ce film sublime de Visconti, « Mort à Venise », dans lequel on voit un monde de luxe et d'insouciance qui s'en va avec la progression d'une épidémie de choléra venue d'Asie… Lorsque la crise sanitaire sera surmontée, les dirigeants occidentaux devront écouter les peuples, leur redonner la parole, réformer pour de bon la finance, reconstruire une société qui protège et ne pas craindre de fixer des limites à la mondialisation.

*Jean-Michel NAULOT, auteur d Eviter l'effondrement », Seuil (2017)

© 01.04.2020