L’OTAN à Riga : un fossé culturel et stratégique

 Hélène Nouaille, Alain Rohou

Riga, Lettonie. Les 27 et 28 novembre prochains, les 26 membres de l’organisation du Traité de l’Atlantique nord (1) s’y rencontreront. Les uns, avec de grands projets. Les autres, avec une grande prudence. N’est-ce pas là, me dit-on, l’ordinaire quotidien de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide ? D’ailleurs, l’alliance militaire n’est-elle pas chahutée depuis sa naissance ?

Oui. Mais à sa naissance, en 1949, elle avait une impérieuse raison d’être : Staline, ses vues ambitieuses sur le monde libre. Nécessité fait loi. Voilà qui oblige aux concessions et tempère les humeurs de chacun. Et puis les rangs étaient plus resserrés (2) entre ceux qui cherchaient un parapluie - sachant si bien que leurs champs, déjà en ruines au sortir de la guerre, étaient ceux de la bataille à venir – et, de l’autre côté de l’Atlantique, les tenants triomphants, émergents, du monde de demain. Et aujourd’hui ?

Qu’est-ce qui peut faire marcher ensemble une troupe augmentée des dépouilles de l’ancien empire soviétique ?

Eh bien les Américains ont des idées. Des idées écloses il y a longtemps, exprimées dans des textes fondamentaux. En particulier celui écrit par Zbigniew Brzezinski, en 1997, paru en français sous le titre “ Le Grand Echiquier ” (The Grand Chessboard). L’objectif ? “ gérer l’émergence de nouvelles puissances mondiales de façon à ce qu’elles ne mettent pas en péril la suprématie américaine ”. Le rôle de l’Europe ? “ l’Europe deviendrait, à terme, un des piliers vitaux d’une grande structure de sécurité et de coopération, placée sous l’égide américaine et s’étendant à toute l’Eurasie. (...) Si l’Europe s’élargissait, cela accroîtrait automatiquement l’influence directe des Etats-Unis. (...) L’Europe de l’Ouest reste dans une large mesure un protectorat américain et ses Etats rappellent ce qu’étaient jadis les vassaux et les tributaires des anciens empires ”.

Et parmi les moyens à mettre en oeuvre, il y a l’OTAN. “ L’élargissement de l’Europe et de l’OTAN serviront les objectifs aussi bien à court terme qu’à plus long terme de la politique américaine ”. Et de confirmer, devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat américain, le 9 octobre 1997 : “ L’élargissement de l’OTAN détermine le rôle de l’Amérique en Europe – si l’Amérique restera une puissance européenne et si une Europe démocratique étendue restera organiquement liée à l’Amérique ” (2). Bien. Et comme il faut tout de même mettre des formes à ce “ protectorat ”, Brzezinski nous en indique la manière : “ Rompant avec le modèle usuel des empires du passé, structurés selon une hiérarchie pyramidale, ce système vaste et complexe s’appuie sur un maillage planétaire au centre duquel se tient l’Amérique. Son pouvoir s’exerce par le dialogue, la négociation permanente et la recherche d’un consensus formel, même si, en dernière analyse, la décision émane d’une source unique : Washington, DC. Telle est la règle du jeu, à l’image de la politique intérieure américaine ”. (Chapitre 1 du Grand Echiquier).

Relevons, sans en encombrer cette lettre, que les deux feuilles de route pour la défense américaine de 2002 et 2006 (Quadiennal Defense Review, QDR) reprennent et développent la même idée, en ignorant les efforts européens pour se donner une structure qui ne dépende que d’eux-mêmes autour de la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD). Et que, malgré les difficultés rencontrées en chemin (dont la résistance européenne à l’engagement de l’OTAN en Irak), l’effort américain pour élargir l’OTAN d’une part et lui assigner la mission conforme aux vues développées plus haut n’a pas faibli. “ Sans faire de bruit – et sans même éveiller l‘attention – l’Organisation du Traité de l’Atlantique nord est devenue mondiale (global) ” commente la revue américaine Foreign Affairs dans sa livraison de septembre octobre 2006 (4).

Propos confirmés dans un cadre officiel en mai dernier par Kurt Volker – par exemple - (5) : “ J’aimerais commencer en disant que je suis optimiste sur le futur de l’OTAN (...). Considérez le chemin parcouru depuis la fin de la guerre froide : en 1994, l’OTAN était une alliance de 16 membres, sans partenaires, n’ayant jamais conduit ensemble une opération militaire. En 2005, l’OTAN est devenue une Alliance à 26, engagée dans huit opérations simultanées sur quatre continents avec l’aide de vingt partenaires en Eurasie, sept en Méditerranée, quatre dans le Golfe persique et une pleine main de contributeurs capables dans notre périphérie ”.

Tout ceci nous amène aux enjeux du sommet de Riga : “ Nous (les Etats-Unis) proposons que les responsables (des pays membres) soutiennent les initiatives en vue de proposer de nouvelles capacité (militaires) pour une action commune, d’assurer les ressources suffisantes pour renforcer la coopération, et d’engager de nouveaux partenaires dans notre défense collective. Pour réaliser cet objectif, les Etats-Unis doivent jouer un rôle de leader en investissant politiquement, militairement et financièrement dans l’OTAN ” (5). Que signifie “ nouveaux partenaires ” et pourquoi faire ? Il s’agit, explique Foreign Affairs, “ de redéfinir le rôle de l’Alliance en approfondissant ses relations avec des pays au-delà de la communauté transatlantique, pour commencer avec des partenaires tels que l’Australie, le Japon et la Nouvelle-Zélande ”.

Précisons que “ L’OTAN doit considérer ces partenariats non comme l’objectif final mais comme un premier pas vers une appartenance (membership) formelle ”. Et que, “ dans un OTAN élargi, un général américain continuerait à servir comme commandant suprême de l’Alliance, et un non américain, peut-être dans le futur un non européen, servirait comme Secrétaire général ”. Donc, au-delà des nouveaux entrants émigrés de l’ex pacte de Varsovie, il s’agit d’intégrer des pays n’appartenant pas à l’espace transatlantique. Outre que ce n’est pas là l’objet du Traité, qu’est-ce qui les ferait tenir ensemble sous commandement américain ? N’oublions pas l’axiome : “ en dernière analyse, la décision émane d’une source unique : Washington, DC ”.

A cette question centrale, il n’y a pas de réponse.

Et que proposent les membres fondateurs de l’OTAN ?

La Grande-Bretagne appuie le projet américain – disons que Tony Blair l’appuie. Pour le reste, nous parlions de prudence. Prudence si grande, intérêts si divers, langage si feutré qu’hors un malaise général, les positions sont voilées – ou inexprimées. La position française, qui ne reflète pas la pensée générale, permet au moins de mesurer l’étendue des divergences. Voyons ce que dit le ministre français de la Défense (6) :

 “ (...) nous le savons tous – un couple ne dure que s’il a un projet commun et s’il repose sur un véritable partenariat (...). Beaucoup d’entre-nous, Européens et Américains, appartenons à l’Alliance atlantique. Cette alliance nous a permis de surmonter le conflit Est-Ouest. Elle demeure une garantie essentielle de notre sécurité collective. (...) Veillons toutefois à ne pas nous disperser dans des actions qui n’auraient pas de cohérence entre elles. Ne nous éparpillons pas là où la compétence d’autres organisations est plus avérée. Il faut que chacun agisse dans le cadre de ses responsabilités. (...) L’Europe est aujourd’hui la 1ère puissance économique mondiale. Elle a vocation à être un pôle de puissance majeur dans la nouvelle donne internationale (...). La pérennité du lien transatlantique tient précisément à notre capacité à définir un nouveau partenariat entre l’Union Européenne et l’Amérique du Nord (...). En matière de défense, nous devons clarifier les spécificités des actions de l’OTAN et de l’Europe de la Défense (...). Notre rencontre doit aussi refléter notre détermination commune à faire prévaloir nos valeurs et nos intérêts dans la nouvelle configuration internationale ”.

Nous ne voyons pas là de consensus – sauf à utiliser les mêmes mots pour définir des choses différentes, le consensus formel de Brzezinski, en somme. On peut donc s’attendre à ce que les choses se négocient en coulisse – une tradition à l’OTAN (7), sauf accident que certains n’écartent pas des deux côtés de l’Atlantique. Pour George Bush et son équipe, l’enjeu est grand – il restera un peu plus de deux ans de mandat non renouvelable au président américain qui connaîtra alors le résultat des élections de mi-mandat (7 novembre) - c’est-à-dire la couleur du Congrès et sa marge de manoeuvre. Deux ans pour que ses alliés (les vassaux et tributaires ?) concourent à mener à bien sa conception de l’ordre mondial – jusqu’ici mise en échec, en Irak, en Iran, en Corée du nord et ailleurs. Or le ciment d’une bonne alliance était et reste l’intérêt commun de chacune des parties. C’est pour cela que l’OTAN a survécu à toutes les tempêtes jusqu’à la chute de l’empire soviétique.

Où sont les intérêts européens ?

Notes :

Plusieurs lettres ont été consacrées à la défense de l’Europe et à l’OTAN :
n° 96/2005L’OTAN, grand malade en phase terminale ?
n° 118/2005UE : Traité et défense européenne, l’ambiguïté
n° 213/2006L’OTAN au futur conditionnel

(1) La Grande-Bretagne et la France avaient signé, dès le 4 mars 1947, à Dunkerque, un traité d’alliance et d’assistance mutuelle. Avec les trois pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) qui le rejoignent l’année suivante, le groupe se préoccupe de sa sécurité, à l’aube de la guerre froide : il suscite donc le concours d’autres Etats, dont le Canada et les Etats-Unis. S’ouvrent alors des discussions transatlantiques qui aboutiront à la signature du traité, signé le 4 avril 1949 à Washington.

- Les membres fondateurs en sont, du côté européen, la Belgique, le Danemark, la France, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège, le Portugal, le Royaume Uni. Du côté américain, le Canada et les Etats-Unis.

- La Grèce et la Turquie ont rejoint l’organisation en 1952, l’Allemagne de l’Ouest en 1955, l’Espagne en 1982. Après la chute du mur, les premiers pays à adhérer ont été la Hongrie, la Pologne et la République Tchèque en 1999, suivis en 2004 par la Bulgarie, les pays Baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie), la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. 

(2) La solidarité entre les membres est concrétisée par le célébrissime article V, complété par l’article VI du Traité :

Article 5 du traité : “ Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations Unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord (...).”
 
 Article 6 : “ Pour l’application de l’article 5, est considérée comme une attaque armée contre une ou plusieurs des parties, une attaque armée :
 . contre le territoire de l’une d’elles en Europe ou en Amérique du Nord, contre les départements français d’Algérie, contre le territoire de la Turquie ou contre les îles placées sous la juridiction de l’une des parties dans la région de l’Atlantique Nord au nord du Tropique du Cancer ;
 . contre les forces, navires ou aéronefs de l’une des parties se trouvant sur ces territoires ainsi qu’en toute autre région de l’Europe dans laquelle les forces d’occupation de l’une des parties étaient stationnées à la date à laquelle le Traité est entré en vigueur, ou se trouvant sur la mer Méditerranée ou dans la région de l’Atlantique Nord au nord du Tropique du Cancer, ou au-dessus de ceux-ci ”.
 (Modifié en 1963 après l’indépendance de l’Algérie).

Texte complet du Traité en français : http://www.nato.int/docu/fonda/traite.htm

(3) Texte de l’intervention disponible en ligne (en anglais) à l’adresse :
http://www.mtholyoke.edu/acad/intrel/zbignato.htm

(4) Article (Global Nato, par Ivo Daalder et James Goldgeier) est disponible en ligne (anglais) à l’adresse :
http://www.foreignaffairs.org/20060901faessay85509/ivo-daalder-james-goldgeier/global-nato.html

(5) Kurt Volker, Principal Deputy Assistant Secretary of State for European and Eurasian Affairs, Testimony Before the House International Relations Committee Subcommittee on Europe Washington, DC May 3, 2006. Disponible en ligne (anglais) à l’adresse :
http://www.state.gov/p/eur/rls/rm/65874.htm

(6) L’intervention du ministre de la Défense français, Michèle Alliot-Marie, (Conférence pour la politique de Sécurité à Munich, 4 février 2006) est disponible en ligne (français) à l’adresse :
www.defense.gouv.fr/sites/defense/decouverte/le_ministere/ministre_de_la_defense/declarations/2006/fevrier/ conference_pour_la_politique_de_securite_le_040206

(7) Sur l’histoire chahutée du général de Gaulle avec l’OTAN, les accords secrets néanmoins passés (Lemnitzer-Ailleret, par exemple), voir sur le site de la Fondation Charles de Gaulle, “ de Gaulle et l’OTAN ” à l’adresse : http://www.charles-de-gaulle.org/article.php3 ?id_article=113&page=3
 

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