FAUT-IL AVOIR PEUR DE L’IRAN ?

En présence de M. Antoine Sfeir,

journaliste, écrivain, directeur de la revue « Les Cahiers de l'Orient »

par Christine ALFARGE

Compte rendu du dîner-debat du 8 février 2007

L’Iran n’est pas au Proche-Orient, mais ce n’est pas loin. Les choses sont très imbriquées. Faut-il avoir peur de l’Iran,

puisque l’Iran est devenu un acteur incontournable du Proche-Orient ?

L’Iran a construit en trois ans un croissant géopolitique et stratégique, mais également chiite entre Téhéran, Bagdad,

Damas et le sud du Liban. Selon Antoine Sfeir qui nous livre une série de chiffres :

L’Iran aujourd’hui est une puissance régionale qui contrôle70 % du commerce de l’Asie de l’ouest. C’est un pays de 70 millions d’habitants qui dispose de cartes maîtresses dans le Moyen-Orient, 70 % de la population du Royaume de Bahrein est chiite, 30 % de la population du Koweit est chiite, 10 % de la population séoudienne est chiite mais elle est concentrée dans la région orientale c’est-à-dire la région pétrolière et là elle représente 30 % de la population, 27 % de la population des émirats arabes unis est chiite et d’origine iranienne. Si demain l’Iran devait utiliser sa puissance de nuisance dans le Moyen-Orient pétrolier, on aurait quelques problèmes d’approvisionnement en Occident car 35 % de notre approvisionnement énergétique y compris le Japon passe par le golf arabo-persique.

Peut-on encore ignorer l’Iran ?

Il est indéniable que ce pays aujourd’hui joue un rôle à tous les niveaux et sur tous les plans. Néanmoins pour comprendre ce qui se passe actuellement au Proche-Orient, ce qui se passe en Iran, il faut savoir que le pouvoir iranien est éclaté, il n’y a pas un seul pouvoir iranien. Tout d’abord, il faut dire que dans le chiisme il y a des spécificités que nous ne connaissons pas. Les chiites sont minoritaires dans le monde alors que 90 % des musulmans dans le monde sont sunnites, les chiites ne sont que 9 %. Ensuite la différence fondamentale est que dans le sunnisme à la fin du xie siècle, l’effort d’interprétation c’est-à-dire l’idjihad qui vient de la racine jihad, veut surtout dire l’effort pour être un bon musulman. à partir du moment où le Coran qui n’était que tradition orale est devenu en 652 Le Livre, il a fallu l’interpréter pour une simple raison qu’il contenait les deux parties de la prédication prophétique. La première s’articulant autour des relations de l’homme avec son créateur et la seconde autour de la relation de l’homme avec les autres hommes. Autrement dit, dans la première nous sommes dans le sacré et dans la deuxième nous sommes dans le temporel. Seul celui qui possède le savoir peut l’interpréter. Mais il a fallu également l’interpréter sous l’angle juridique.

Pourquoi ?

Parce qu’il a fallu régler des problèmes aussi prosaïques que le mariage, le divorce, la répudiation, l’héritage, il a fallu avoir recours à des juristes. Le droit musulman, c’est le faqih. Depuis la fin du xie siècle dans le sunnisme, l’interprétation s’est arrêtée, a cessé. Dans le chiisme l’idjihad n’a jamais cessé, c’est le même idjihad qui en 1906 va amener les constitutionnalistes laïcs au pouvoir en Iran. En 1941 il va ramener le shah au pouvoir et en 1979 va transporter Khomeiny de Neauphle-le Château jusqu’à Téhéran. C’est le même idjihad qui anime aujourd’hui en Iran la polémique autour du pouvoir ou des pouvoirs iraniens car la différence fondamentale est qu’il existe un clergé chez les chiites alors qu’il n’en n’existe pas dans le sunnisme. Il n’y a pas d’intermédiaire dans le sunnisme entre le croyant et son créateur.

Comment le pouvoir est-il organisé en Iran aujourd’hui ?

L’Iran aujourd’hui est articulé dans son pouvoir de la manière suivante : d’un côté nous avons les institutions révolutionnaires, les comités, les fondations qui ont hérité de la fortune des Pahlavi de l’état du shah, de l’autre vous avez un président de la République, un parlement et un gouvernement. Et au-dessus de ces deux institutions vous avez l’imam, le guide de la communauté qui assume la primauté du juriste consul représenté aujourd’hui par l’imam Ali Khamenei. Il y a trois institutions qui dépendent directement de l’imam et qui n’ont aucun compte à rendre aux formations révolutionnaires et encore moins aux institutions étatiques. En premier lieu le conseil de discernement, qui dit si tel ou tel candidat, à des élections de quartier ou à des élections syndicales, est un bon musulman. Ensuite l’assemblée des experts très importante nous montre le contre pouvoir qui est installé, composée de quatre-vingt- six clercs qui infirment ou confirment d’élire le juriste consul donc l’imam. Enfin le conseil national de sécurité dont le président n’a de compte à rendre qu’au guide, ce que dit le président de la République ne compte pas. Le président du Conseil national de sécurité n’a le pouvoir qu’appuyé par le guide et surtout par l’assemblée des experts et pour le moment il ne l’est plus. Le 15 décembre 2006 a eu lieu l’élection de l’assemblée des experts où le président Ahmadinejad n’a obtenu que sept représentants sur quatre-vingt-six clercs. Il est ultraminoritaire. Cependant ces déclarations ne sont pas de nature à rassurer ni à faire confiance, elles inquiètent. De surcroît la crise avec les États-

Unis autour du nucléaire permet au président Ahmadinejad de renforcer l'unité nationale, éliminer les réformateurs et revenir à l'idéologie du martyr comme pendant la révolution islamique. Sur le plan intérieur cette crise avec les États-Unis favorise la lutte contre les partisans de l'ouverture politique et sur le plan extérieur contre l'impérialisme anti-islamique.

Dans ces conditions faut-il avoir peur de l’Iran ?

Tout d’abord, il faut se rappeler que les élections de 2004 avaient permis à une majorité de conservateurs de siéger au Parlement, la plupart des réformateurs ayant été éliminés pour manquement à l’Islam. En 2005, l’élection du nouveau président de la République islamique Ahmadinejad traduisait un rejet des réformateurs, et permettait en même temps au guide de la communauté Khamenei de consolider son pouvoir tant sur le plan législatif que sur le plan exécutif. On assiste alors à un réaménagement politique et institutionnel profond au sein de l’État. Dans un premier temps l’échec politique et économique des réformateurs a renforcé l’anti-occidentalisme, la quête d’un islam pur et dur et comme substitut à l’Occident le rapprochement avec l’axe Moscou-Pékin.

L’Iran nous fait peur parce qu’il veut développer la bombe, sur le nucléaire un consensus existe entre le guide de la Révolution et le président de la République, une partie de l’AP (gardiens de la révolution) et des conservateurs, ainsi qu’une partie des classes moyennes laïques ces dernières étant pourtant opposées à Ahmadinejad. Quant aux plus pauvres, ils préfèreraient voir leurs conditions économiques plus élevées. L’Iran se défend de vouloir posséder la bombe mais paradoxalement sous prétexte d’avoir signé le TNP (traité de non prolifération) il ne veut pas renoncer pour autant à son programme d’enrichissement d’uranium représentant un minimum indispensable selon lui pour garantir l’autonomie du pays en cas de crise d’approvisionnement avec l’Occident tout en préservant sa puissance régionale. Les iraniens se défendent sur le fait qu'ils n'ont aucune garantie de leurs frontières, qu'il est normal selon eux que par l'axe du chiisme, les frontières aillent au-delà des frontières perses. Les Américains ne veulent pas leur parler sur le nucléaire en revanche ils veulent bien traiter avec eux sur l'Irak.

 

Quelle analyse géopolitique peut-on faire ?

Aujourd'hui, les Américains ont réussi à contrebalancer le pouvoir pétrolier arabo-sunnite, Algérie, péninsule arabique par un autre pouvoir chiite arabo-perse entre l'Iran et Bagdad, ce qui leur permet de contrôler les trois premières réserves pétrolières du monde, l'Arabie séoudite, l'Iran, l'Irak. À part la mer du Nord, aujourd'hui en2007 les Américains contrôlent toutes les voies d'acheminement du pétrole, celle de la Caspienne par les deux gazoducs et oléoducs l'un qui part de Bakou jusqu'à la Turquie et l'autre qui part de Turkménistan pour le gaz qui passe par l'Afghanistan qui descend sur le Pakistan et aboutit à la mer d'Oman, de plus ils contrôlent le golf arabo-persique. Le constat est que les américains continuent leur but, mais la question reste toujours posée : Que sont-ils venus faire en Irak ? Et si précisément ils étaient venus pour détruire ce que les Français et les Britanniques ont construit en 1916 c'est-à-dire les États-nations qui créent la citoyenneté, celle qui transcende toute appartenance régionale, identitaire, communautaire. Lorsqu'en 1967, le Général de Gaulle change sa politique, on parle de ce peuple sûr de lui et dominateur, initie la politique arabe de la France, prône une position équilibrée, la stratégie américaine quant à elle préconise l'éclatement du monde arabe, invente le concept de la guerre préventive et fait des États-Unis l'interlocuteur incontournable de tous les conflits qui vont suivre. Il y a eu la guerre du Liban, Camp David, le traité égypto-israélien de paix, l'invasion de l'Afghanistan par l'Armée rouge et surtout la guerre Irak-Iran, guerre entre les Perses et les Arabes, guerre stratégique pour le contrôle. Mais c'est avec la guerre du Golfe en1991 que le monde arabe sera désormais totalement éclaté, elle va coïncider avec l'effondrement de l'Union soviétique dont beaucoup de régimes arabes vont se sentir orphelins. 

On assistera à l'émergence de puissances régionales, Israël, Turquie, Iran et surtout l'Algérie que les Américains veulent parce qu'ils considèrent que c'est un grand pays puisqu'il produit presque vingt-deux milliards de dollars d'hydrocarbures. Quoi qu'il en soit les États-Unis se placent désormais comme l'interlocuteur unique persuadé d'agir pour la démocratie. Mais nous n'avons pas la même approche de la démocratie, pour eux il suffit de voter et la démocratie est réduite au suffrage universel. Notre approche est différente car nous estimons que la démocratie est un long processus initiatique qui aboutit au suffrage universel.

Restons vigilants, défendons notre bien commun à savoir : la démocratie, la laïcité, la francophonie, ne laissons à quiconque le choix de notre société, protégeons-nous de tous communautarismes en France comme en Europe. N'accordons notre confiance qu'à celui qui a les convictions, le courage de s'opposer quand cela est nécessaire et enfin redonner à notre pays la vigueur et la place qu'il mérite dans le monde.

 

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