par
Hélène Nouaille,
Pourquoi
l’Afrique
est-elle inquiète du développement de la crise financière mondiale ? Son système
bancaire, hors Afrique du Sud, a été protégé des produits toxiques qui rongent
le monde de la finance : et l’on pourrait imaginer que les effets de la crise
sur les économies africaines est limité. Tel n’est pas
le sentiment des ministres des Finances et des gouverneurs des banques centrales
du continent : réunis le12 novembre 2008 à Tunis, avant la réunion du G20 à
Washington, ils débattaient des mesures individuelles et collectives à prendre
pour amortir les conséquences du ralentissement mondial sur leurs économies.
Comment se présente le paysage africain ? « Le
secteur financier de l’Afrique reste caractérisé par son manque de profondeur et
de densité, ses marchés financiers sont illiquides et
l’ensemble du système a peu de liens avec le système financier international. La
part de l’Afrique en ce qui concerne la capitalisation boursière, les titres de
créances publiques et les avoirs des banques par rapport aux chiffres mondiaux
représente1,81 %, 0,31 % et 0, 15 % respectivement. Seuls dix-sept pays
possèdent des bourses des valeurs accessibles (1).
» Ainsi, peut-on lire dans une note d’analyse publiée à l’issue de la réunion, «
l’Afrique
a été largement épargnée par les effets de contagion sévères qu’ont subi les
pays développés et les pays émergents ».
Et
nous savons que le continent est en croissance, son PIB réel ayant progressé de
façon continue entre 2003 et 2007 de 5 % par an. Uniquement par ses ressources
en produits de base ? Non, « cette
croissance n’est pas limitée à une catégorie de pays (par exemple les
exportateurs de pétrole) ni totalement imputable à la hausse des prix des
produits de base »
répond la note d’information citée. On a coutume, dans les medias occidentaux,
de parler des trains qui déraillent et donc surtout des conflits violents qui
endeuillent le continent (aujourd’hui au Congo RDC, hier au Zimbabwe, toujours
au Darfour) ou qui gênent le commerce mondial (piraterie au large de la Somalie
et dans le golfe de Guinée).
Non
qu’ils soient anodins : mais les effets des efforts de bonne gestion économique
entrepris partout ont été salués par l’afflux de toute une gamme de financements
extérieurs, des crédits commerciaux aux investissements directs étrangers, qui
ont soutenu le développement : « Le
continent a reçu près de 35 milliards de dollars EU d’investissement direct
étranger en 2007 et environ 15,73 milliards de dollars EU en termes de flux
d’investissement de portefeuille. Les lignes de crédits commerciaux ont joué un
rôle crucial dans le financement des importations et des investissements. De
même, on a observé l’entrée croissante sur le marché des obligations publiques
comme source de financement pour l’aménagement des infrastructures
(1).
»
A
ceci, ajoutons les fonds envoyés par la diaspora africaine (principalement
d’Europe), qui se montent à « 27.8
milliards de dollars EU, rien que pour l’année 2007. Les envois de fonds
représentent 3,9 % du PIB dans les pays d’Afrique du Nord et environ 2 % dans le
reste du continent »
selon la même source. Que son système bancaire ait été à l’abri des marchés
toxiques des produits dérivés ne met donc pas l’Afrique à l’écart de la
tourmente, même si elle ne représente qu’un peu moins de 3 % du commerce mondial
: et Louis Michel, commissaire européen au développement et à l’aide humanitaire
souligne sans détour cette vulnérabilité « si
l’on imagine que un pour cent en de croissance en moins pour l’Afrique est
l’équivalent de deux fois ce que l’Europe dépense en aide publique au
développement pour le continent (2)
».
L’Europe
n’est pas la seule en cause, il y a l’intérêt porté aux marchés africains par la
Chine et l’Inde, puissances émergentes elles aussi touchées par la crise, dont
les investissements pourraient connaître un ralentissement, ce qui explique
l’inquiétude exprimée par les participants à la réunion de Tunis : «
Compte
tenu de la dimension réduite des marchés africains, des retraits même limités
pourraient entraîner une grande volatilité des prix du marché. Un resserrement
du crédit sur les marchés internationaux aurait pour effet de restreindre les
prêts aux marchés émergents, ce qui aurait un effet néfaste sur les crédits
commerciaux et les émissions prévues d’obligations publiques. »
Quant aux recettes, elles sont largement conditionnées par les cours mondiaux
des produits de base, sur lesquels le continent n’a pas de
prise.
Du
cacao au pétrole, du cuivre au café, les prix ont fortement chuté depuis juillet
2008 et les perspectives pour l’année 2009 ne sont pas bonnes, réduction
probable de la demande aidant. Selon la Banque africaine de développement, c’est
bel et bien un point de croissance qui serait perdu en 2009 (estimation à 4,9 »%
contre les 5,9 »% initialement prévus) après un ralentissement déjà perceptible
en 2008. Ralentissement dont les conséquences sur l’économie réelle et la vie de
la population (presque qu’un milliard d’habitants sur le continent) peuvent être
très marqués. Jean Ping, qui est le président de la Commission de l’Union
africaine, nous explique pourquoi (2) : « On
nous a dit, au travers des ajustements structurels, au travers de la
globalisation, au travers des marchés, il faut simplement ouvrir les frontières
et les produits agricoles arriveront, pas chers, et vous pourrez les acheter.
Aujourd’hui, la demande est là: il n’y a plus d’offre agricole. Les produits
agricoles ne sont pas là (...) et sont devenus en tous cas de plus en plus
chers. Nous pouvons nous mêmes trouver des solutions à la crise alimentaire, à
condition de changer totalement la donne. Il faut que nous arrivions à augmenter
notre production agricole, notre productivité agricole et pour cela il faut
investir dans ce domaine, contrairement à ce qui nous a été dit, il faut
investir. » Qui
se souvient des émeutes de la faim (3) ? Investir ? Mais avec quoi ? Nous voyons
que le Niger, le Mali, le Sénégal par exemple ont déjà tenté, avec un certain
succès, de réintroduire les cultures vivrières que la vision - à l’expérience
dangereuse - des tenants d’un monde spécialisé par régions de production avait
écartées. Comment financer le travail nécessaire à l’extension des cultures, les
semences nécessaires, leur rachat quand leur reproduction appartient à quelque
grand groupe monopolistique ? Chacun des présidents des pays concernés peut en
parler, et ne s’en prive pas, bien que l’entendement des pays promoteurs de cet
ordre mondial soit très atténué par la crise qui les occupe pour eux-mêmes.
Etrange attitude, dénonce Louis Michel, tout à fait contre productive en termes
géopolitiques.
Aider
l’Afrique a un sens très concret, nous dit Louis Michel et d’abord pour les
équilibres migratoires : « Je
l’ai toujours dit aux Européens (...), s’il ne le font
pas par générosité (...) qu’il le fassent par intérêt. Parce que, au plus
l’Afrique va s’appauvrir, au plus il y aura des flux migratoires. (...) Et quand
je vois les pays Européens qui sont pourtant, tous ensemble, le premier donateur
du monde, la difficulté qu’ils ont et les arguties qu’ils inventent pour ne pas
respecter la réalisation d’une proposition de la Commission qui consistait à
prendre le milliard d’euros prévu en vue, éventuellement, d’une compensation
pour les revenus de nos agriculteurs européens mais qui ne fut pas nécessaire en
raison de la hausse des prix dont ils ont bénéficié, je suis véritablement
sidéré (2).
» Et bien sûr, il n’y a pas que les flux migratoires qui sont en jeu, mais la
stabilité du continent tout entier. L’ancien ministre des Affaires étrangères
Hubert Védrine remarquait récemment que l’Afrique francophone elle-même, moins
déchirée depuis cinquante ans que sa consoeur
anglophone (voir la carte en fin d’article) se trouverait à la peine dans le
contexte d’une récession mondiale. Et l’actualité nous montre que les pays
riches en ressources naturelles n’échappent pas à la
règle.
Ainsi
en Guinée, ou le premier ministre Ahmed Tidiane Souaré appelait, dans un communiqué à l’AFP (4) à la
création d’un « centre
d’études stratégiques des ressources naturelles pour l’Afrique de l’Ouest » en
vue de sauvegarder les intérêts des pays africains et « d’apporter une réponse
aux multinationales qui visent le contrôle de nos ressources ».
Premier exportateur mondial de bauxite, Ahmed Souaré
explique : « La
crise financière internationale que nous vivons actuellement avec les
dérégulations et le ralentissement économique mondial qui en découlent
constituent une réelle menace pour le développement des industries minières et
énergétiques en Afrique (...) ».
En effet, « les
impacts se font sentir sur le secteur car beaucoup de grandes sociétés minières
annoncent avoir arrêté tout ou une partie de leur production et avoir fermé des
mines ou encore geler des investissements »,
phénomène lié à « la
hausse des stocks mais surtout à la baisse des prix des métaux, à tel point que
les coûts de production ne sont plus couverts (...). Tous ces facteurs vont
contribuer au désinvestissement et au report de la mise en oeuvre des grands projets miniers et énergétiques de notre
sous-région ».
On pourrait multiplier les exemples. Réfléchir à l’impact de la crise région par
région, pays par pays – en particulier sur les grands « arbitres » africains,
Nigeria et Afrique du Sud. Ou encore aux effets du ralentissement du trafic des
marchandises sur le nouveau port de Tanger Med, au Maroc. À la manière dont
l’Afrique pourrait tirer avantage de la compétition que se livrent sur ses
territoires les grandes puissances mondiales (Chine, Inde, États-Unis et
Europe).
Encourager
ses efforts pour organiser collectivement la lutte et se donner des outils
d’observation et de travail - ce qu’elle a commencé à mettre en place (5).
Peut-être est-il encore un peu tôt, nous y reviendrons. Pour l’heure, la seule
certitude est que le continent a de vraies raisons de s’inquiéter : il ne
restera pas isolé de la tourmente mondiale. Quoi de plus normal qu’il souhaite
prendre sa place dans la nécessaire reconstruction d’un ordre mondial après une
crise qui aura mis à mal, à partir des États-Unis et sans qu’elle y soit pour
rien, l’ensemble de la planète ?
N.D.L.R.
– Nous vous engageons également à prendre connaissance des autres articles parus
dans La
Lettre de Léosthène et
traitant de l’Afrique :
n°
251/2006 Angola
: la Chine en Afrique lusophone
http://www.leosthene.com/spip.php?article484
n°
156/2005 Intérêts
en Afrique et intérêt de l’Afrique
http://www.leosthene.com/spip.php?article270&var_mode=calcul
n°
384/2008 Les
émeutes de la faim : l’exemple de l’Egypte
http://www.leosthene.com/spip.php?article820
(1)
Groupe de la banque africaine de Développement, Conférence ministérielle sur la
crise financière, Tunis le 12 novembre 2008, Note d’information
1.
http://www.afdb.org/portal/page?_pageid=473,30761895&_dad=portal&_schema=PORTAL
(2)
Euronews (vidéo), le 19 novembre 2008 Crise
financière Comment l’Afrique peut faire
face
à la crise financière.
http://www.euronews.net/fr/article/19/11/2008/will-africa-pay-the-price-of-the-rich-worldsfinancial-
crisis/
(3)
Léosthène,
n°
384/2008 Les
émeutes de la faim : l’exemple de l’Egypte.
http://www.leosthene.com/spip.php?article820
(4)
AFP, 19 novembre 2008, Guinée:
les industries minières menacées par la crise
financière.
http://www.google.com/hostednews/afp/article/
ALeqM5g5RdSkWKgEYjHa7hmFs09AQIG6nQ
(5)
La Banque africaine de développement (BAD) a mis en place un suivi quotidien des
principaux indicateurs de la crise financière :
Site
web de la crise financière : www.afdb.org/financialcrisis.
Adresse
des outils de suivi : www.afdb.org/financialcrisis/indicators.