MONDIALISATION,

DÉMOCRATIE ET AVENIR

par Paul VIOLET

 

À quelques semaines des échéances électorales, il me semble que le débat politique demeure encombré par des concepts qui ne sont plus ni pertinents ni opératoires, car ne correspondant plus du tout à la situation. En effet, en quelques années, qui marquent d’ailleurs approximativement le passage du xxe au xxie siècle, le monde a changé de façon radicale et bien peu semblent en avoir compris toutes les conséquences.

 La deuxième moitié du xxe siècle a connu l’affrontement titanesque entre le communisme et les démocraties libérales, lesquelles avaient pour fondement un système économique capitaliste national, industriel et régulé par l’État.

À l’issue de la bataille entre ces deux géants, on a cru distinguer un vainqueur: en l’occurrence, l’Occident et son système de démocratie libérale. Certains ont même alors parlé de « fin de l’histoire » de « fin des idéologies », de victoire absolue de ce modèle démocratique. La réalité concernant ce combat final, me parait bien différente de ce que l’on a cru voir. En vérité, les protagonistes de cet affrontement ont disparu tous les deux : naturellement le vaincu, le communisme, par K.O., avec l’effondrement de l’Empire soviétique, mais aussi le vainqueur, le capitalisme « classique », par l’effet d’une mutation qui l’a, en quelque sorte, autodétruit sous la forme qu’on lui connaissait.

Le système capitaliste, vainqueur en apparence de la bataille de l’histoire, a muté en un nouveau modèle politique et économique : la mondialisation libérale, fondée sur un capitalisme, non plus national mais international, non plus industriel mais financier et spéculatif, non plus régulé par l’État-nation, mais échappant à tout contrôle démocratique.

On peut distinguer quatre étapes historiques déterminantes dans le processus de mutation du capitalisme traditionnel vers un système de globalisation financière incontrôlée :

- 1971 : la rupture unilatérale par le gouvernement américain des accords de Bretton Woods* (la fin de la parité du dollar et de l’or) qui instaure la suprématie mondiale du dollar ;

- 1973 : le premier choc pétrolier, déclenché à l’occasion de la guerre du Kippour* et la naissance des politiques dites de rigueur ;

- 1979-80 : le début des années Thatcher/Reagan et l’avènement du néolibéralisme* qui donne un cadre idéologique aux mutations en cours ;

- 1989 : la chute du mur de Berlin*, suivie de l’éclatement du bloc soviétique, et l’immense paradoxe qui entoure ces événements qui ont permis, en théorie, à des millions d’individus d’accéder à la démocratie, mais qui ont également imprimé un coup d’accélérateur à la mondialisation et à son travail de sape de cette même démocratie.

C’est en ce sens d’ailleurs, que le terme de « mondialisation » est trompeur et destiné à tromper. En France, à la faveur d’un rapt sémantique ou tout au moins d’une confusion savamment entretenue, il recouvre deux réalités bien distinctes :

- la première, celle qui est spontanément  comprise par tout un chacun, désigne l’état du monde tel qu’il est aujourd’hui, avec ses formidables avancées techniques, scientifiques, la multiplication des échanges : d ’information et de marchandises, le développement des communications qui nous rapproche effectivement du « grand village planétaire » décrit par MacLuhan. Cette réalité, qu’elle plaise ou non, est incontestable et incontournable. Mais derrière cet état de fait, se cache un autre phénomène :

- celui d’un système politique, basé sur un nouvel âge du capitalisme qui a pour objectif d’instaurer la marchandisation de tous les domaines de l’activité humaine, y compris dans ses aspects les plus personnels et intimes : l’instruction, la culture, la santé, la sexualité, et selon un principe de concurrence mondiale totale. Cette face cachée de la mondialisation, c’est celle de la déréglementation, du dessaisissement des autorités politiques élues au profit d’institutions oligarchiques (FMI, Banque Mondiale et autres institutions non pas élues mais nommées), et d’une multitude d’organismes dits « indépendants », terme qui en langage mondialisé signifie : coupé des citoyens et de leurs représentants légitimes. Ce processus conduit à un transfert du pouvoir du politique vers le marché et ceux qui le maitrisent, et qui désormais jugent, tranchent et régulent ou plutôt dérégulent sans contrôle démocratique.

Cette oligarchie, par définition bénéficiaire du système qu’elle inspire, met en place et domine, se compose des représentants de l’administration  américaine (pays d’origine de la mondialisation libérale), des dirigeants des sociétés transnationales et ceux des organisations supranationales non élues (FMI, OMC, OCDE, et leurs succursales européennes: Commission européenne, Banque Centrale Européenne) des directeurs de banques centrales, des patrons de presse et media, etc.

Le système politique issu de la mondialisation libérale fonctionne donc selon deux principes simples :

1° toutes les activités humaines, sans exception, quelque soient leur nature, et partout dans le monde doivent être ;

soumises à la marchandisation

2° cette marchandisation doit se plier à la règle intangible dite de la concurrence libre et non faussée, reposant sur ses deux piliers : la libre circulation des capitaux et le libre-échange intégral ;

3° le monde entier devient un immense marché où tout le monde se trouve en concurrence avec tout le monde. Cela afin de générer le maximum de profits dans le minimum de temps au profit, non pas d’une majorité de citoyens, mais d’une minorité qui constitue la classe mondiale oligarchique. Il est clair que seuls des gouvernements démocratiques, au nom de l’intérêt général, peuvent s’opposer à la fois à ce que tout devienne marchandise, et à ce que seule la loi de la concurrence sauvage s’exerce. D’où le combat qui est et risque d’être celui du xxie siècle, entre :

- d’une part un système politique oligarchique inséparable de la mondialisation et qui cherche à imposer sa loi à toute la planète ;

- et d’autre part, les régimes démocratiques, dont les valeurs et les critères de fonctionnement sont incompatibles avec une société de marchandisation totale.

Le pouvoir croissant de la sphère financière internationale s’oppose naturellement à l’autorité des États. Les choix stratégiques des nations ne sont plus déterminés par les gouvernements démocratiquement élus mais par une oligarchie qui sert avant tout les intérêts des firmes transnationales, de leurs actionnaires et de leurs mandants.

 La mondialisation libérale apparaît ainsi, non seulement comme nondémocratique, mais intrinsèquement incompatible avec un système politique démocratique. Lorsque la capacité des peuples à décider de leur avenir est battue en brèche, voire déniée, lorsque les gouvernements issus des élections ne jouent plus leur rôle, on peut dire que les fondements de la démocratie sont mis en cause. En la matière, les élites (au sens habituel du terme : les intellectuels, les gouvernants, la haute administration), affichent un important retard sur le peuple qui, désabusé, ne se prive pas de notifier son scepticisme notamment par la voie de l’abstention*.

Les citoyens sont de plus en plus nombreux à déserter les urnes parce qu’ils en ont assez de voter pour des majorités qui conduisent des politiques identiques, faute de disposer de la réalité du pouvoir de décision. Et lorsque les électeurs se mobilisent en masse, comme lors du référendum de ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe en mai 2005, c’est bel et bien pour exprimer un refus de la dérive néolibérale et mondialiste de la construction européenne. Les attaques de l’idéologie mondialisatrice contre la démocratie ne s’effectuent pas de manière frontale, mais biaisée. Il s’agit de vider la démocratie de sa substance, de son contenu, pour ne laisser subsister qu’un cadre inopérant.

C’est ainsi que le pouvoir de l’État-nation, cadre historique d’épanouissement de la démocratie, est attaqué sur tous ses flancs : il est affaibli par l’influence démesurée des institutions supranationales qui dispensent à l’ensemble de la planète une pensée unique ultralibérale: « toujours moins d’État et toujours plus de marché ». Il est rongé de l’intérieur par la décentralisation excessive, le communautarisme à la mode anglo-saxonne, la concentration du pouvoir médiatique : peut-on en effet encore qualifier de démocratie un pays où la majorité des journaux, des radios et des télévisions appartient à des groupes multinationaux de bâtiment ou d’armement ? J’ai donc souhaité à travers le modeste ouvrage que j’ai écrit, qui repose aussi sur mon parcours d’ancien élu et de responsable politique, poser sans détours ce constat : la mondialisation constitue une immense rupture, pas seulement économique, financière et culturelle mais aussi et surtout politique. Elle ne peut s’imposer qu’aux dépens de la démocratie avec laquelle elle est incompatible. Je souhaite que le débat politique n’élude pas cette question fondamentale, qui n’est pratiquement jamais abordée : sommes-nous encore en démocratie ?

* Les astérisques renvoient à l’ouvrage de Paul Violet.

ndlr - Notre ami Paul Violet, vice-président de l’Académie du Gaullisme, vient d’écrire, sous la forme d’un abécédaire, un ouvrage sur la mondialisation. Le terme déferle dans le vocabulaire politique comme dans la vie quotidienne des Français. Mot trompeur, mot destiné à tromper ! Car derrière le constat apparemment objectif d’une mondialisation économique « inéluctable » se cache une autre réalité sournoise et inquiétante : la mise en place d’une oligarchie, système politique, économique et financier intrinsèquement inégalitaire et violent, aux mains d’une minorité, et qui livre, dans l’ombre, un combat sans merci contre les fondements de la démocratie. L’auteur, témoin privilégié de la vie politique française, dévoile le dessous de cet impitoyable combat, sous la forme ludique d’un abécédaire, en termes simples et concrets, remplis d’anecdotes. Il propose à tout citoyen désireux de comprendre la mondialisation, une grille de lecture qui éclaire de façon particulièrement lumineuse les nouvelles données politiques de ce début de xxie siècle. On n’échappera plus désormais à cette question centrale : la mondialisation sonne-t-elle le glas de la démocratie ?

 

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