LA RUSSIE ENTRE L'EST ET L'OUEST  

par Christine Alfarge

A travers le témoignage et l'éloquence incomparable de Monsieur Andreï Gratchev, l'un des plus dignes représentants de cette Russie que nous aimons explorer car elle exerce à la fois  une attirance intellectuelle et spirituelle indispensable à l'évolution du monde, nous voulons exprimer notre désir de contribuer à sa modernisation.

La Russie reste le pays le plus grand du monde avec ses 17 millions de km2, même après avoir fini d'être l'union soviétique, entourée actuellement de quatorze états indépendants. La Russie entre l'est et l'ouest est un sujet d'autant plus important pour les russes puisque la frontière passe à l'intérieure de la Russie, c'est la frontière entre l'Europe et l'Asie passant sur l'Oural laquelle devait constituer la frontière naturelle de l'Europe pour le Général de Gaulle, mais c'est aussi une frontière intérieure pour les russes car beaucoup d'ex-soviétiques ressentent cette frontière entre l'Europe et l'Asie comme frontière psychologique et culturelle plus que géographique. Alors la grande question qui s'impose à travers le temps et l'histoire de la Russie, est-ce qu'elle représente la prolongation de l'Europe qui va jusqu'au Pacifique ou s'agit-il d'une intrusion de l'Asie.

La période Gorbatchev.

L'ouverture que Gorbatchev a annoncée pour sa politique était une véritable chance pour la Russie mais aussi pour l'Europe pour la réunion des deux. Le projet de sa maison commune européenne signifiait d'abord l'abandon de la confrontation idéologique et surtout à l'époque la globalisation évidente à la fin du 20ème siècle et au début du 21ème. Le projet de Gorbatchev a marqué le refus, l'abandon, le renoncement par l'union soviétique qu'il a dirigé à cette période de la logique de Yalta donc de la doctrine Brejnev, il était une condition capitale qui a permis l'unification de l'Europe partagée depuis le lendemain de la fin de la deuxième guerre mondiale. C'était aussi le renoncement à l'utilisation ou la tentative d'utilisation de l'Europe comme un levier anti-américain pour la diplomatie soviétique à cette période. C'était une condition nécessaire pour que l'Europe réunie dans le cadre du processus d'Helsinki de la nouvelle logique de la coopération et sécurité européenne initiée en grande partie par le Général de Gaulle suivie par Willy Brandt et partagée par les dirigeants soviétiques, permettait d'envisager l'Europe comme acteur autonome, indépendant et efficace sur la scène internationale.

Il y eut un aspect important du projet gorbatchévien, celui de l'utilisation de l'Europe comme levier de la transformation intérieure de la réalité russe, comme aspect important de son projet de démocratisation de la société russe. Dans un certain sens Gorbatchev renonçant à l'idée de la finlandisation de l'Europe qui était le propre de la diplomatie de Brejnev et de Gromyko a choisi plutôt l'européanisation de la Russie comme le choix de la société, du modèle, de l'évolution et de la transformation de la société russe qui était une perspective révolutionnaire inédite pour ce pays et cette société marquée par des siècles autoritaristes, autocrates et despotiques. Selon Andreï Gratchev : “La grande thèse de Gorbatchev, la chance qu'il a offert n'a pas été suffisamment utilisée, même si elle a permis la chute du mur de Berlin, l'unification de l'Allemagne et de l'Europe, ceci étant, elle a été interrompue avant qu'elle n'apporte l'harmonisation entre la Russie et l'Europe.” Deux raisons illustrent cela, la première, l'éclatement intérieur russe, l'éclatement de l'état, la révolte, la résistance,  l'insurrection de la bureaucratie du parti unique, du complexe militaro-industriel, des élites régionales et républicaines voilà ce qui se préparait dans le dos de Gorbatchev et ensuite le deuxième putsch  donna un coup de grâce à l'union soviétique qui selon la pensée de Gorbatchev partagée par Mitterrand sur cette prochaine Europe serait construite sur les deux fondations de l'ouest avec un projet plus organique et  cohérent d'une Europe occidentale intégrée dans le cadre de projets entamés par le Général de Gaulle et Adenauer et une Europe orientale démocratisée, réformée par le projet de Gorbatchev, une union soviétique qui serait autre chose que l'ancien empire soviétique.

Qu'est-ce que nous constatons maintenant ?

Le bilan de Vladimir Poutine avant le début du premier mandat de Dimitri Medvedev où la Russie est face à une maison commune de l'Europe qui est en train d'être construite sans elle, même si le projet initial venait de Gorbatchev. Le climat dans les relations et le langage utilisé dans les dialogues entre la Russie de Poutine et le monde occidental rappellent malheureusement la période de la guerre froide. Qu’est-ce que représente cette Russie de Vladimir Poutine au bout de vingt ans de réforme de son existence postcommuniste et postsoviétique que d'autres pays ex-communistes, d'Europe de l'est ou la Chine ont traversé plus rapidement. Avec  certitude, la Russie est un pays qui se trouve coincé au milieu du gué. Est-ce un système totalitaire comme il l'était à l'époque soviétique, pas du tout, s'agit-il de la démocratie selon les critères occidentaux, pas encore ou plus, peut-être de la démocratie Potemkine avec la façade des institutions et une réalité toute autre derrière la façade.

S'agit-il de l'économie de marché ?

Oui, le nombre des oligarques et des milliardaires russes en dollars est le plus important après les américains et il a quasiment doublé dans les dernières années de Poutine. C'est l'état qui est gestionnaire des avoirs les plus importants, économiques et stratégiques. La différence entre les projets de Gorbatchev et de Poutine sur ce plan  est  importante, l'idée de Gorbatchev était la convergence peut-être utopique, idéaliste mais de toute façon intéressante, c'était l'idée de la convergence des plus, des aspects positifs des deux systèmes, d'un système soviétique de l'époque, de la protection sociale, de la solidarité de la responsabilité sociale de l'état et de l'économie avec le dynamisme de l'économie de marché. L'idée de la convergence d'ailleurs a été à l'époque assez partagée à l'est comme à l'ouest par des penseurs.

La Russie actuelle, c'est plutôt la réunion des moins, c'est le capitalisme sans limite, sans contrainte, sans remord et sans responsabilité sociale joint au monopole de la décision de la bureaucratie qui le transforme en un terrain propice pour la corruption, le bilan des aspects contradictoires de la réalité russe, de l'empire, des anciennes républiques de l'union soviétique devenues des états indépendants. Mais s'agit-il dans le cas de la Russie de l'état nation qui est heureux dans ses frontières, non, ce qui compte dans cette situation, c'est le sens du moment car il ne faut pas oublier que la Russie vient de loin et il est important pour le monde occidental de ne pas le négliger.

Aujourd'hui, dans quel sens va la Russie ? 

Vladimir Poutine au bout de ses deux mandats est un produit de plusieurs facteurs, le chaos elsinien, la guerre en Tchétchénie, le prix du pétrole et la politique occidentale. Tous ces facteurs réunis nous donnent Poutine avec ce qu'il représente actuellement comme dirigeant de la Russie forte, arrogante, sortant de la transition  et ne devant rien à l'Occident qui a refusé de l'accompagner dans sa transition et qui a choisit de la traiter  comme une puissance vaincue de la troisième guerre mondiale alors que la réforme, la sortie de ce régime totalitaire, la démocratisation, l'auto démocratisation de cette société, c'était le choix volontaire de ce pays, de cette société, de ses forces démocratiques. Cette vision à très courte vue de l'Occident a joué un facteur important dans cette transition difficile d'un pays avec une crise économique.

Mais Vladimir Poutine n'est pas le même en entrant dans ses fonctions qu'en sortant,   Vladimir Poutine numéro un, est le premier à s'offrir à l'Occident au lendemain du 11 septembre, l'Occident à l'époque consolidé mobilisé derrière l'Amérique victime d'un grand attentat, de l'ouverture de nouveaux fronts, de nouveaux défis terroristes. Poutine n'a pas été récompensé de son ouverture à l'Occident, il offre à Bush les bases militaires en Asie centrale, il ferme les bases militaires soviétiques à Cuba et au Vietnam, il accorde aux américains la possibilité de s'installer dans le Caucase en Géorgie pour mieux combattre le terrorisme. En réponse d'être invité avec un statut d'allié occidental, il obtient la sortie des américains du Traité ABM anti-missiles  qui était la construction juridique clé à l'époque de la guerre froide qui consacrait la parité  stratégique nucléaire entre les deux mondes.

Quelques années plus tard, avec l'entrée de l'Amérique, l'utopie du monde unilatéral avec le début de la guerre en Irak, Poutine s'offre à l'Europe, il soutient Chirac et Schr?der et notamment aide Chirac qui en avait beaucoup plus besoin que Schr?der car la France, membre permanent du conseil de sécurité, avait besoin de quelqu'un qui la soutienne au conseil de sécurité pour qu'elle ne soit pas seule à opposer le véto à la guerre américaine et britannique en Irak. La réponse de l'Europe, merci pour vos services, nous n'avons plus besoin de vous en Europe.

Suite à l'expérience de deux frustrations, n'oublions pas que Poutine reste dirigeant d'un pays qui reste blessé par cette variante de la fin de la guerre froide, ce pays qui était la deuxième superpuissance mondiale ne l'est plus, c'est un pays qui a perdu une partie importante de son territoire historique. N'oublions pas que même les pays baltes n'étaient que les provinces de Pierre Le Grand et de l'empire russe. IL est évident que pour la psychologie, la culture, l'histoire nationale de la Russie, voir l'éclatement de son corps historique, c'était une période extrêmement difficile et donc la Russie a trouvé la façon de gérer sa sortie du statut de l'empire de la façon sage, moderne, digne du 20ème siècle et pas de la façon dont l'ont vécu d'autres empires coloniaux dans le 19ème ou la première partie du 20ème siècle. En même temps elle est traitée comme si la guerre froide n'était pas terminée comme si l'Occident n'avait pas abandonné le refoulement de l'union soviétique. Dans le cas de la relation entre l'Occident et la Russie nous sommes témoin d'un triple échec, l'échec de l'accompagnement de la transition politique, économique, psychologique de ce pays dans son évolution postcommuniste. L'Otan créé en 1949 comme un moyen de la défense de l'Occident  continue à agir et à s’élargir comme si rien ne s'était passé, comme si la Russie continuait d'être son adversaire. Avec l'expansion de l'Otan en direction de l'Europe de l'est et des pays baltes et maintenant jusque dans le Caucase et en Ukraine, quelle explication peut-on donner à cette société russe qui voyait dans la démarche de la Pérestroïka de la sortie de la Russie du communisme, une tentative de tendre une main pour l'Occident pour lui proposer une réunion. Ensuite sur le plan économique c'est le pétrole de la Caspienne qui semble être une raison qui explique l'implantation de certains éléments de structures stratégiques de l'Otan et des américains dans le Caucase.

L'Europe a besoin de la Russie pour des raisons économiques et énergétiques.

La Russie de Poutine c'est aussi la Russie du pétrole et du gaz, à l'arrivée de Poutine le pétrole coûtait 18,5 dollars par baril aujourd'hui c'est 120 dollars, le gaz coûtait 64 dollars aujourd'hui c'est 350 dollars. IL s'agit dans le cas de la Russie d'un réservoir mondial stratégique qui compte encore plus que par le passé puisque les facteurs de la puissance du passé de la guerre froide, les têtes nucléaires, les ogives, les porte-avions cela ne compte pas autant que pendant la guerre froide par contre les ressources énergétiques jouent dans ce monde, grâce au pétrole et au gaz. La Russie de Poutine parvient à se libérer de la dépendance économique à l'égard de l'Occident, dépendance vitale à l'époque d'Elsine, elle paie ses dettes, elle ne doit plus rien à l'Occident, elle a suffisamment d'argent pour investir en Occident. D'où l'importance pour l'Europe et en particulier la France d'établir un partenariat privilégié fort et durable afin d'assurer le développement industriel.

La Russie a aussi besoin de l'Europe.

A la sortie de cette dépendance, la Russie se libère et ce qui est regrettable de la dépendance culturelle de l'Europe et de l'Occident, une dépendance qui jouait pour sa formation pour sa gestation démocratique et culturelle à travers plusieurs siècles un rôle important et positif. Depuis Pierre le Grand, on était en train de prendre l'Europe, l'Occident pour l'horizon culturel, démocratique, politique, on était invité, on était appelé à le rattraper, on parlait français.

Par quels moyens l'Europe veut-elle résoudre ses problèmes ?

Problèmes énergétiques, problèmes de relation avec la Chine, avec l'Amérique, avec le monde islamique, avec ou sans la Russie et si c'est sans la Russie, la Russie a le choix, il est vrai que les oléoducs, les gazoducs c'est plus difficile à réorienter que les euromissiles par exemple mais c'est tout à fait possible et le marché occidental de la Chine, du Japon, de l'Inde sont demandeurs et de ce point de vue si les relations de la Russie et de l'Europe sont marquée par cette amertume, cela desservira aussi bien la  Russie que l'Europe. La Russie surtout parce qu'elle ressent plus naturelle de faire partie de l'Europe culturelle, religieuse, historique, elle a beaucoup plus d'incertitude pas seulement avec l'Amérique, mais aussi avec la Chine car de ce point de vue la Russie va être beaucoup moins confortable dans son alliance avec la Chine, le conflit entre un régime politique asiatique et le monopole du pouvoir placé au-dessus de la société qui culturellement, intellectuellement reste européenne, c'est une construction fragile qui va provoquer un conflit, c'est le problème de cet interlude entre Poutine et Medvedev. Par contre avec l''Europe, selon Andreï Gratchev “ ce serait beaucoup plus organique, plus naturel, mais ce que l'on ne sait pas, c'est qui est l'Europe ? Est-ce la France plus l'Allemagne et la Grande Bretagne moins l'Europe nouvelle, on voit bien que l'Europe nouvelle, l'Europe jeune semble préférer jouer le rôle de l'Amérique en Europe beaucoup plus à l'encontre de l'Europe ancienne mais ce qui se passe avec l'Otan en Europe de l'est, les bases américaines qui arrivent en Pologne, en Tchéquie et qui sont plantées sans que l'Europe soit consultée et en même temps on explique à l'Europe que c'est pour sa protection. Alors, il est tout à fait naturelle que les russes se demandent mais c'est qui l'Europe mais qui est-ce qui défini la politique russe, est-ce la Pologne qui met comme  conditions  l'entrée de l'Ukraine et de la Géorgie, est-ce la Lituanie qui évoque des arguments contre la signature de la prolongation du traité du partenariat entre la Russie et l'union européenne. C'est l'Europe qui doit trouver des réponses. Est-ce que l'atlantisme c'est la fin de l'histoire dans le 21ème siècle ?  Si oui, c'est contre qui ?”

Le problème avec ce monde nouveau, le monde chinois, le monde indien, le tiers monde, ce monde qui va être beaucoup plus dépendant des facteurs de l'énergie, des sources en approvisionnement, mais aussi pas seulement du pétrole et du gaz mais de l'eau pure. Encore une fois, c'est peut-être une chance pour la Russie, c'est elle qui a un grand réservoir d'eau pure, par conséquent est-ce que l'Europe pense résoudre ses problèmes sans la Russie repoussée en direction de l'est ?

La Russie entre l'est et l'ouest, il n'y a pas de réponse. Cependant, la Russie a un rôle incontournable dans l'équilibre et la paix dans le monde. La vision du Général de Gaulle était que la Russie occupe une place centrale, nous nous souvenons tous de sa célèbre expression : “ l'Europe de l'Atlantique à l'Oural”, n'oublions pas non plus qu'il fut à l'initiative de grandes coopérations entre la Russie et la France, ces deux pays  sont aujourd'hui plus que jamais tournés vers l'avenir, le progrès et la paix. 

 

© 28.04.2008