|
L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE
ET LA SCIENCE DE L’ÉDUCATION RÉPUBLICAINE
(Quatrième partie)
par Jean-Louis GUIGNARD
L’histoire de la
Révolution française a été si mystifiée que les simples « droits démocratiques » et la
« liberté » dont jouissent
aujourd’hui les citoyens de France et des autres nations capitalistes
européennes passent pour la principale conquête de cette période
révolutionnaire, une conquête que nous devrions aux Jacobins, aux Sans-culottes
et à la prise de la Bastille. Il est grand temps de démonter la supercherie et
de jeter aux poubelles de l’histoire ces instruments de la politique
britannique, les Mirabeau, Danton et autres Marat tenus aujourd’hui encore pour
les grandes figures de la Révolution française. II est surtout grand temps que
les hommes qui ont, eux, dirigé l’authentique Révolution française, relégués à
un rang secondaire de l’histoire ou enfouis plus profondément sous des
calomnies, soient connus du grand public pour la contribution cruciale qu’ils
ont faite au développement de la civilisation humaine.
Le texte qui suit a
été initialement publié dans La science de l’éducation républicaine, Campaigner Publications, 1980.
La géométrie et la
philosophie de la science
L’homme est à l’image de Dieu (un vrai chrétien aux yeux des
Oratoriens) lorsqu’il tend vers son soi-perfectionnement en recherchant le
perfectionnement de l’univers. Et Dieu, pour les Platoniciens et leurs
héritiers, le principe créateur de la soi-perfection, était le Géomètre. « Que
nul n’entre ici s’il n’est géomètre », Platon avait-il fait inscrire au-dessus
de la porte de son Académie, car la géométrie, comme Monge, Carnot et Dupin le
comprirent, est aussi la « philosophie de la science ».
C’est pourquoi la
géométrie joua un si grand rôle dans la formation de la première génération de
polytechniciens. Non pas en tant qu’ensemble fixe d’axiomes telle qu’elle est
malheureusement enseignée couramment aujourd’hui, mais parce que cette branche
de la science représente un moyen unique d’éduquer l’esprit à la raison en
communiquant l’idée de la rationalité de l’univers physique et de la
rationalité correspondante de l’esprit humain. Pour Monge, qui a contribué de
manière cruciale au développement de cette science, l’objet de la géométrie
résidait avant tout dans la manière dont les formes et les figures sont
générées, dans l’évolution de leurs rapports au sein de configurations
changeantes, et non dans leurs qualités fixes. Il cherchait avant tout à
transmettre la notion du processus grâce auquel il était parvenu à ses
découvertes géométriques, un processus qu’il ne manquait pas d’associer à un
sentiment de joie profonde.
L’apport le plus connu
de Monge est la « géométrie descriptive », c’est-à-dire, formellement, la
représentation d’objets à trois dimensions dans un espace à deux dimensions.
Selon cette méthode, chaque point de l’espace est représenté par ses
projections orthogonales sur deux plans perpendiculaires ; le deuxième plan est
ensuite censé être replié sur le premier par sa rotation autour de leur
intersection, et les deux projections se trouvent ainsi sur le même plan
horizontal. Les travaux de Monge dans ce domaine sont la prolongation directe
de ceux réalisés un siècle auparavant par Descartes et le grand géomètre
Desargues.
Avant Gaspard Monge, il n’existait aucune manière codifiée de
représenter précisément sur un plan un objet à trois dimensions. On conçoit dès
lors qu’il était très difficile de faire construire n’importe quelle machine,
par plusieurs personnes, car les différentes pièces de la machine n’étaient
plus ajustées. Ce problème devenait insurmontable dès qu’il fallait produire
les différentes pièces dans plusieurs villes éloignées. C’est Monge qui avec la
géométrie descriptive a créé le moyen de remédier à cette situation en
systématisant une méthode de représentation d’un espace à trois dimensions dans
le plan.
Soit un segment AB sur une droite D. La méthode consiste à
projeter orthogonalement les extrémités A et B sur deux plans perpendiculaires
notés P et Q. Les projections seront respectivement A’, B’ et A", B".
Il suffit de rabattre le plan Q sur le plan P’, prolongement
du plan P, et de reporter alors les points A" et B" sur le plan P’,
ce qui nous donne les points indiqués a et b. La représentation finale du
segment AB est indiquée ci-dessous.
C’est cette méthode projective qui est à la base du dessin
industriel et du dessin architectural.
Cette nouvelle branche de la géométrie fut le fruit du souci
constant de Monge de développer l’industrie française, notamment la métallurgie
et la mécanisation. Il savait que ce développement ne pouvait être amorcé qu’en
appliquant aux différents domaines de la technologie des méthodes
scientifiques. À l’époque, il existait une situation chaotique dans les divers
secteurs techniques utilisant des méthodes graphiques, dans ce sens que leur
efficacité générale était grandement entravée par de nombreuses divisions et
particularités. Monge comprit que pour parvenir à une efficacité technique
supérieure qui assurerait le progrès industriel, il fallait refondre les
procédés existants disparates utilisés par les différentes techniques. C’est
ainsi qu’il fit la synthèse d’un nouveau concept en mettant à jour le principe
commun sous-jacent à toutes les techniques graphiques et à tous les problèmes
liés à l’espace, et qu’il découvrit qu’en posant sous une forme géométrique les
différents problèmes posés par les différentes techniques, une similarité
allait apparaître qui permettrait de résoudre ces problèmes à l’aide de la
méthode des deux projections orthogonales (8). La clé de son approche -
approche que l’on retrouve par ailleurs dans tous les aspects de ses travaux -
est que celle-ci est fondée sur le principe général du continuum développé par
Leibniz. Au lieu de rechercher des solutions particulières aux différents
problèmes qui se présentaient, il rechercha l’invariant qui pouvait résoudre
ces différents problèmes en les situant dans un ordre de lois de mathématique
physique supérieur. En fait, la géométrie descriptive était bien le moyen de
parvenir à des ordres supérieurs de technologie, en permettant de traduire
géométriquement la conception globale de réalisations techniques plus complexes
qui requièrent une plus grande division du travail, en offrant « un langage
nécessaire pour l’homme de génie qui conçoit un projet, pour ceux qui doivent
en diriger la réalisation, et finalement, pour les artistes qui eux-mêmes
doivent en réaliser les différentes parties », comme Monge l’explique dans
l’introduction à son Traité sur la Géométrie Descriptive.
Monge commença à travailler sur cette idée vers 1775 et
l’élabora durant toute la période où il enseigna à Mézières. Il présenta sa
géométrie descriptive entièrement conceptualisée pour la première fois
publiquement dans son cours à l’École normale en 1794. Lorsqu’il était
professeur d’hydrodynamique à l’École du Louvres dans les années 1780, Monge
réalisa de nombreuses études et expériences sur les machines hydrodynamiques,
et il considérait que l’étude d’une « théorie des machines » devait faire
partie intégrante de son cours sur la géométrie descriptive. Il avait entrepris
une classification générale des machines (plus tard complétée par l’un de ses
élèves et collaborateurs de l’École, Hachette), qui eut une grande influence
sur les auteurs de traités de mécanique du XIXe siècle. Jusqu’à Monge, les
milieux scientifiques n’avaient abordé l’étude des machines que du point de vue
de la description de leurs détails ; Monge partit lui du principe de leur
conception globale.
« Monge voulait qu’on appliquât cette géométrie à la
description générale des machines, pour réduire ainsi qu’il en avait l’idée
tous les moyens de transmettre de la force et du mouvement à des éléments
parfaitement connus, classés et disponibles comme les instruments de l’atelier
bien ordonné d’un excellent artiste. Il voulait enfin qu’on répandit par tous
les moyens possibles, et qu’on rendit presque vulgaires à force de les
populariser, la description et l’interprétation d’une foule de phénomènes de la
nature, qui, par leur action, peuvent avoir une influence plus ou moins grande
sur les travaux de notre industrie », écrivit Dupin.
Parmi les travaux les plus importants de Monge en géométrie,
il faut noter ceux sur la génération des surfaces : Monge remarqua que les surfaces
utilisées n’avaient généralement pas de degré défini, ce qui était au contraire
fondamental c’était leur mode de génération. La réponse qu’il fit un jour à
l’Ecole normale à un disciple de Condillac qui arguait que pour comprendre les
éléments géométriques, il fallait suivre l’«
ordre logique », solide, surface, ligne et point, est significative à cet
égard. Monge montra que les surfaces développables contrairement aux objets
fixes, sont des plus utiles pour la technique ainsi que pour la théorie des
ombres et le processus de l’analyse, et insista sur l’importance de la
classification des surfaces selon leur mode de génération : « Dire qu’une
surface est de révolution, c’est donner l’idée de la manière dont elle a été
engendrée ; c’est indiquer la grande famille dont elle fait partie ; c’est
prouver qu’elle a toutes les propriétés qui conviennent à toute la famille en
général », Monge expliqua-t-il. Dans les exercices qu’il donnait à ses
élèves, Monge s’efforçait toujours de développer en eux un sens de l’intuition
géométrique. « Il faut que l’élève se mette en état d’une part de pouvoir
décrire en analyse tous les mouvements qu’il peut concevoir dans l’espace, et
de l’autre, de se représenter perpétuellement dans l’espace le spectacle
mouvant dont chacune des opérations analytiques est l’écriture », dit-il.
Pour lui, comme pour Carnot et les « grands géomètres » qu’ils formèrent, il
n’existait pas d’opposition entre l’analyse et la géométrie, qu’ils
considéraient comme deux aspects complémentaires d’une même science
mathématique. Le divorce entre l’analyse (algèbre) et la géométrie n’intervint
que plus tard au XIXe siècle, et ouvrit la voie au « symbolisme algébrique »
désastreux des « mathématiques modernes ». Monge soulignait en fait dans son
enseignement de la géométrie, le lien entre le mode de génération des figures
géométriques et celui de certains types de phénomènes physiques - lien qui a
été essentiellement brisé par les mathématiques d’aujourd’hui.
« L’influence scientifique de Monge s’étendit bien au-delà
des murs de son École et des frontières de son pays, et donna son élan au
développement de la géométrie qui allait commencer en Allemagne. J’ai moi-même
grandi, grâce à mon professeur Plücker, dans la tradition de Monge », a écrit le grand mathématicien Felix
Klein, qui reprit cette tradition dans son Programme d’Erlangen, contre lequel
Bertrand Russell, le père des mathématiques modernes, réagit quelques années
plus tard en publiant ses Principia Mathematica.
Alors qu’on lui
demandait un jour pourquoi il n’avait pas introduit directement la méthode des
projections orthogonales dans son cours sur la géométrie descriptive, Monge
répliqua qu’il fallait « suivre la marche naturelle de l’esprit ; il fallait
vous montrer la nature du spectacle que l’on a toujours sous les yeux. Il
fallait enfin exciter en vous quelques-unes des émotions que ce spectacle est
propre à produire ; et si, parmi vous, il y en a un à qui, pendant la première
leçon ou à la lecture de la première séance, le cœur ait battu, c’en est fait,
il est géomètre ». Monge, et plus encore peut-être, Carnot et Dupin, savaient
que l’essence de la géométrie, comme de toute science, ne tient pas au simple
fait qu’elle est un instrument pour changer le monde mais au processus mental
qui précède chez le savant la manipulation de l’instrument, grâce auquel
celui-ci crée des hypothèses - dont Newton, lui, niait la nécessité - qu’il
vérifie ensuite par la médiation de l’instrument scientifique.
C’est ce que Carnot a appelé « le génie lui-même », ce que
Dupin a appelé « la philosophie de la science », ce qui « précède la marche
matérielle des manipulations mathématiques », et ce que Platon a appelé «
l’hypothèse supérieure ». C’est le principe grâce auquel l’individu créateur
parvient au savoir réel, celui qui recouvre la connaissance des objets
particuliers et des instruments particuliers qui nous aident à saisir les
processus physiques ; le principe qui ordonne la succession d’hypothèses et qui
a permis à l’homme d’atteindre des niveaux de savoir supérieurs à travers
l’histoire platonicienne et néo-platonicienne.
Monge, Carnot, Dupin et leurs successeurs associaient consciem- ment ce processus à une émotion de joie, et,
comme le dit si bien Monge, éprouver cette joie est la condition pour devenir
un véritable géomètre, quelqu’un pour qui la géométrie va être le moyen de
saisir le principe ordonnant de l’univers et non un
corps fixe de Dupin
savoir. En lisant ce que Carnot et Dupin disaient de cette géométrie supérieure
(voir ci-dessous « Le charme insoupçonnable de la géométrie »), tout professeur
de mathématiques honnête aujourd’hui devrait être confondu par le caractère
destructeur des « maths modernes », ce pur produit du réductionnisme
britannique qui, au lieu de susciter chez les enfants l’enthousiasme qui
accompagne la découverte sensuelle de la rationalité de l’univers, anéantit et
la rationalité et l’émotion de joie créatrice sous un flot de symboles
abstraits et même absurdes.
*
Le charme
insoupçonnable de la haute géométrie
Les personnes qui commencent à cultiver la haute géométrie,
ne sauraient soupçonner le charme qu’elles éprouveront, un jour, à ce travail.
Elles ne voient, dans les premiers rudiments de la science, qu’un enchaînement
inextricable, de propositions abstraites, de démonstrations épineuses, de
descriptions qui fatiguent et rebutent l’intelligence. C’est, en effet, une
étude fort pénible que celle des premières conceptions de la géométrie à trois
dimensions. Il faut apprendre à se représenter, en idée, des surfaces et des
courbes dont les formes, d’une complication plus ou moins grande, sont variées
à l’infini. Il faut les voir par les yeux de l’esprit, se couper, se toucher,
s’envelopper, suivant des conditions données. Mais, quand ce travail intellectuel
nous a rendus familiers avec les propriétés qui caractérisent les principales
espèces de courbes et de surfaces, il semble qu’un nouvel ordre de conceptions
vienne d’être créé dans notre entendement. Nous découvrons des rapports
généraux, immuables, qui sont les lois éternelles de l’étendue figurée. Ces
vérités mathématiques, loin d’être abstraites, se présentent à notre
intelligence, sous des aspects visibles et pour ainsi dire palpables. Voilà
comment l’imagination, qui semblait étrangère à des conceptions purement
rationnelles, crée en quelque sorte un monde nouveau
dont les objets, soumis dans leur position, dans leur figure et dans leurs
mouvements, à des règles invariables, présentent de toutes parts, des idées
d’ordre, de constance et d’harmonie.
« Lorsqu’ensuite nous passons de ce monde géométrique à la
réalité du monde physique, nous retrouvons, dans les espaces que la matière
occupe et dans les espaces qu’elle parcourt, les formes abstraites que la
science avait imaginées. Les lois générales auxquelles sont assujetties ces
abstractions mathématiques, reçoivent tour à tour leur application. L’esprit
humain découvre, avec une surprise où le plaisir est égal à l’admiration, que
l’univers et ses phénomènes portent dans leur existence, le type ineffaçable de
ces formes idéales et de ces lois théoriques (…).
« Par ces hautes
conceptions, l’Univers a cessé d’apparaître aux yeux des hommes, sous l’aspect
incohérent des éléments de la matière, dispersés ou réunis, découverts ou
cachés, par les caprices du hasard. L’intelligence humaine a connu par degrés
qu’une géométrie sublime préside aux mouvements, aux formes, aux rapports de
grandeur et de position de tous les corps célestes. Notre savoir s’est élevé,
dans les applications d’une admirable théorie, jusqu’à connaître l’ensemble des
parties figurées de l’espace qui furent, qui sont ou qui seront le lieu, le
centre, ou l’axe, ou l’orbite, des mouvements perpétuels que suivent les
grandes masses de notre système planétaire et leurs moindres éléments. Ainsi,
dans l’espace et dans la durée, depuis l’infiniment petit jusqu’à l’infini,
tout est soumis à des lois mathématiques.
« En méditant sur ces lois immuables et savantes, par
lesquelles une Suprême Intelligence régit le temps et l’Univers, les sages
n’ont pu trouver, pour l’appeler d’après ses œuvres, aucun titre plus juste et
plus sublime, que celui de l’Eternel Géomètre. » Charles Dupin, Considérations générales sur les
applications de la géométrie.
Ce n’est qu’en comprenant sensuellement ce « principe
poétique » sous-jacent à la mentation créatrice dans
les différents domaines de la science de même que dans le grand art, comme la
poésie elle-même et la musique, que l’homme peut parvenir à la raison. Le
véritable objectif des efforts éducatifs de Monge, Carnot, Dupin et des
premiers grands Polytechniciens était de faire accéder de plus en plus de gens
à la compréhension de ce processus afin qu’ils puissent le cultiver et en
multiplier les bienfaits pour toute l’humanité. C’était là le secret, le secret
totalement ouvert de leur mouvement destiné à « éveiller les lumières » dans
tout le pays, et au-delà. Leur œuvre fut le fait de véritables républicains,
dans le sens platonicien du terme, car élever la population à la moralité,
voulait dire l’élever à la raison. À leurs yeux, moralité était synonyme de
raison - n’oublions pas que le terme raison avait terriblement souffert dans
ces années-là du rite jacobin qui avait réduit cette notion à une « déesse
suprême », irréelle, froide et dérisoire.
En fait, ces républicains étaient des poètes. Dupin transmit
cette conception de la géométrie supérieure dans un langage hautement poétique.
La polémique d’Edgar Allan Poe sur le mathématicien et le poète dans sa Lettre
volée est des plus pertinentes. Poe, un grand poète qui était aussi officier du
renseignement de la République américaine sorti de West Point, l’équivalent
américain de l’École polytechnique, y rend un hommage à Dupin qu’il dépeint
sous les traits apparemment fictifs de son détective français. « C.A. Dupin »,
dont il fait le porte-parole de la méthode néo-platonicienne d’enquête à
l’opposé de la méthode britannique de déduction. Dans la Lettre volée, Dupin
montre que l’esprit supérieur, celui qui a défié les efforts empiristes de la
police française en cachant la lettre dans un endroit qu’elle ne parvient pas à
découvrir, ne peut pas être l’esprit d’un seul mathématicien mais seulement d’un
mathématicien qui est aussi un poète. Carnot, lui, écrivit de vrais poèmes, que
Prieur mit souvent en musique. Hyppolite Carnot dit de son père que lorsque ce
dernier travaillait sur des problèmes militaires et scientifiques, il lui
arrivait souvent de s’arrêter, de parcourir à grands pas son appartement, et de
commencer à fredonner un poème qu’il notait au milieu de ses plans militaires
ou équations. Ce principe poétique donnait lieu à de joyeuses festivités :
Carnot était membre de la Société des Rosati à Arras,
une société de poètes et d’amateurs de bon vin, qui se réunissait pour des
banquets où se succédaient les poèmes et les pièces musicales. Ces réunions
n’avaient rien de bacchanales : elles étaient la célébration de la créativité
et de la raison humaines, comme dans Le Banquet de Platon.
Le dessin artistique s’était aussi vu attribuer une place
importante dans le programme de l’École polytechnique, à côté des
mathématiques, de la physique et de la chimie. Voici comment le célèbre peintre
Neveu présentait son programme d’enseignement de cette matière :
« On parlera de la peinture en général (...) Dans sa
définition la plus relevée, elle sera aussi l’art d’exciter des pensées par des
sensations (9), d’agir sur l’âme par l’organe de la vue ; c’est par là qu’elle
prend de l’importance, qu’elle rivalise avec la poésie, qu’elle peut, comme
elle, éclairer les esprits, échauffer les cœurs, exciter et nourrir les
sentiments élevés. On fera sentir les secours qu’elle peut prêter à la morale
et au gouvernement ; comment elle sera dans les mains du législateur habile un
puissant moyen pour inspirer l’horreur de l’esclavage, l’amour de la patrie, et
conduire les hommes à la vertu. »
Neveu s’opposait à ce que les élèves se contentent d’« imiter » le dessin ou la peinture sans en comprendre la
véritable signification. En étudiant le travail d’un peintre, l’élève devait au
contraire s’élever et « grandir » avec le peintre. « La peinture, pour remplir
l’idée qu’en ont toujours eue les hommes éclairés, doit s’élever à de plus
hautes conceptions », disait Neveu contre l’imitation, « il faut qu’elle parle
à l’intelligence (...) qu’elle élève l’imagination, qu’elle conserve de grands
souvenirs, qu’elle fasse naître de grandes pensées (...) c’est alors qu’elle
s’élève à toute sa dignité, qu’elle rivalise avec la poésie ». Les règles de la
composition des plus grands tableaux (Léonard de Vinci était considéré comme le
maître « universel ») étaient étudiées du point de vue géométrique le plus
avancé, où science et art ne faisaient plus qu’un, dans ce qui fut en France la
première présentation publique des « principes généraux de l’art » - l’art
n’étant plus présenté comme enveloppé de « mystère » mais le fruit et la
célébration de la mentation créatrice.
La géométrie naturelle est le génie lui-même « Il est une
science simple, exacte, lumineuse, profonde, sublime : sa marche est lente,
méthodique, circonspecte ; elle assure la possession du cultivateur, guide le
navigateur au travers des écueils de l’océan, pèse les globes célestes, calcule
leurs distances, décompose la lumière, connait la vitesse : c’est l’art
d’Euclide ; mais il est une autre géométrie plus subtile encore, dont les
principes sont pour ainsi dire le sentiment (Note). Fille de l’imagination et
non de l’étude, à laquelle un jugement exquis, un coup d’œil prompt, un tact
heureux servent de nombres, de règle et de compas, ses opérations sont
métaphysiques, ses résultats s’obtiennent par un calcul rapide que des signes
extérieurs ne peuvent représenter ; c’est elle qui guide l’artiste ingénieux,
de qui l’art d’Euclide est souvent ignoré ; c’est la seule lumière qui nous
reste, lorsque la marche ordinaire devient trop lente, les objets trop
multipliés, les rapports trop compliqués ; elle aperçoit intuitivement, elle
veut un génie aussi hardi que profond, plus vif que méthodique, plus vaste que
réfléchi : sans cette géométrie, l’autre est un instrument inutile ; elle crée,
l’autre polit ; elle est mère de l’invention, l’autre l’est de la précision.
C’est à l’aide de ces deux flambeaux qu’Archimède éclaira l’univers (…). »
Note : C’est la
géométrie naturelle, espèce d’instinct bien différent de la géométrie acquise.
La science ne donne pas le génie, et la géométrie naturelle est le génie
lui-même appliqué à la mesure des grandeurs. La géométrie acquise est, par son
exactitude même, forcée à une lenteur extraordinaire, et bornée à des cas très
simples. L’autre à un usage prompt, et s’applique à tout ; elle voit d’un coup
d’œil ce qui gêne les combinaisons, sans influer sensiblement sur les
résultats, et fait habituellement se relâcher d’une exactitude trop rigoureuse
en faveur de la célérité ; c’est par elle que les mathématiciens entrevoient
les résultats d’une hypothèse, avant même que de l’avoir analysée par un calcul
exact, c’est aussi la géométrie qui est nécessaire aux généraux pour saisir en
un instant la disposition, l’ordonnance et la marche des troupes.
Lazare Carnot,
Éloge de M. le Maréchal de Vauban, 1784.
La philosophie de la science
« Les belles découvertes mathématiques ne sont jamais le
résultat d’une combinaison mécanique et pour ainsi dire aveugle de signes
abstraits. Il faut que l’esprit, pour me servir d’une belle expression de
Montaigne, il faut que l’esprit par ses vues primesautières devance la marche
matérielle des manipulations du calcul. C’est cette providence du génie, guidée
par des règles plus ou moins sûres, par des inductions plus ou moins directes,
et souvent par un simple pressentiment de ce qui doit être ou n’être pas la
vérité, c’est elle qui constitue la philosophie de la science. »
Charles Dupin, Essai
historique sur les travaux scientifiques
et les services de Gaspard Monge, 1819.
Notes :
(8) Cf. René
Taton, L’œuvre scientifique de Monge.
(9 De toute évidence, les « sensations » auxquelle
© 27.08.2017 |