par Luc BEYER de RYKE
« Vive la
Pologne, Monsieur ! » L’exclamation de Charles Floquet, figure du parti
radical, lancée au tsar Alexandre II lors de l’Exposition universelle à Paris
en 1869 demeure célèbre. Il y a, depuis longtemps, une histoire d’amour entre
la France et la Pologne. Même si elle s’est ternie ces derniers temps, la
France demeure chère à bien des Polonais.
L’autre jour à Varsovie, un chauffeur de taxi
a voulu me conduire au rond-point Charles-de-Gaulle pour me montrer la réplique
exacte de la statue du général qui figure aux Champs Élysées. À Varsovie, elle
a été érigée, avec pour toile de fond, un vaste immeuble rectiligne. C’était le
siège du Parti communiste. Aujourd’hui il abrite des banques. La revanche du
capitalisme… La Pologne communiste je l’ai connue sous la férule de Gomulka. Je
m’y suis rendu. À Varsovie j’ai manqué d’être embarqué par la milice.
Interpellé, après quelques hésitations, je fus relâché. C’était il y a plus de
cinquante ans. Détruite durant la guerre, rasée pour une part, à la fois par les
Allemands et par les Soviétiques, la reconstruction avait été entreprise. La
place du marché, cœur de la vieille ville, l’avait été à l’identique. Pour le
reste, le style en l’honneur était celui souvent gris, terne et impersonnel des
pays socialistes. Ou alors, imposant, majestueux comme le palais de la Culture
et ses trente étages, cadeau de Staline à la Pologne socialiste. En bas, dans
la salle des congrès, se sont tenues les dernières assises du Parti en 1990. Du
dernier étage on a vue sur tout Varsovie et au-delà. Vue sur la Vistule où les troupes soviétique sont demeurées l’arme au pied lors de
l’écrasement du ghetto. Du ghetto, il ne reste rien. Sinon une petite rue. Un
seul immeuble demeure en l’état où il fut laissé attendant d’être rénové. Devant
l’entrée de chaque côté une sculpture en fonte figurant un vieux juif.
Ailleurs, sur le trottoir, s’alignent quelques mots pour indiquer que là état
une entrée du ghetto.
Accident ou… meurtre
La Pologne est un pays de contrastes
absolus. Qui se sont avivés encore ces dernières années. L’Église polonaise,
très influente, est unanime…. contre le pape François.
Le parti au pouvoir est le P.I.S. (Droit et Justice), celui des frères jumeaux
Kaczynski, Lech et Jaroslaw. Les deux disciples de Walesa, l’âme de
Solidarnosc. On se souvient de la mort tragique du président Lech Kaczynski et
des personnalités qui l’accompagnaient à Srnolensk en
2010 lors d’un accident d’avion. Aujourd’hui, au moins 30 % des membres du
P.I.S. demeurent convaincus qu’il ne s’agissait pas d’un accident mais d’un
meurtre. Ils disent en avoir la preuve… sans pouvoir l’apporter. « Je n’ose
imaginer qu’ils aient raison car si c’est vrai ce serait dramatique. Pour la
Pologne et pour la paix » m’a confié un Polonais. Bien que cela paraisse
exclu, on sent, malgré tout, une interrogation sous-jacente, même non exprimée.
La circonstance du drame l’explique et y incite. Dans un souci officiel de
réconciliation, Wladimir Poutine avait invité son homologue polonais à une
commémoration du massacre de Katyn. C’est là, en Biélorussie, qu’en 1940 les
Soviétiques exécutèrent, au milieu de la forêt, des dizaines de milliers
d’officiers et d’intellectuels. Lorsqu’en 1943 le charnier fut découvert, ils
attribuèrent ces exécutions aux Allemands. Il fallut attendre Boris Eltsine
pour qu’en 1990 la vérité fût admise par Moscou. La Pologne est habillée de tragédies.
La Shoah
Il fut un temps ou 83 % des Juifs du monde y
résidaient. La Shoah y mit une fin. Souvent antisémites, les Polonais sont
tourmentés par leur passé. Ils savent que l’essentiel de la Shoah s’est passé
sur leur sol. Et que des Polonais y ont apporté leur contribution. Ce qui
explique qu’aussi nationaliste et intégriste catholique qu’était Lech
Kaczynski, il a voulu que les Juifs de Pologne aient leur musée. C’est au
Finlandais Rainer Mahlamaki, architecte de talent
qu’il confia la tâche. Il fallut attendre 2014, bien après la mort de Lech
Kaczynski, pour que le musée fut inauguré en présence des présidents polonais
et israélien. Ce fut un événement.
Extrêmement riche, diversifié, illustré,
interactif, il narre mille ans d’histoire des Juifs de Pologne. À côté du musée
un petit monument en briques rouges marque l’endroit où Willy Brandt
s’agenouilla, geste pris pour une confession publique et une repentance au nom
de la nation allemande. Il n’empêche qu’à l’heure actuelle les gestes, actes et
paroles antisémites ont tendance à être plus nombreux. Le climat
politique y contribue.
Les
pleins pouvoirs
Comme le résumait un de mes interlocuteurs, « le
président Andrzej Duda signe mais Jaroslaw Kaczinski
tient la plume… Le jumeau survivant détient pour lui et son parti tous les
pouvoirs. » Diplomates, observateurs de la vie polonaise, interlocuteurs
divers, brossent du pays une vue inquiétante. On assiste à une évolution non
sans analogie avec celle vécue par la Turquie d’Erdogan. Elle a trait aux
relations avec les médias. Elle bouleverse les équilibres judiciaires. Elle
durcit la législation et impose une vision conservatrice, certains diront
rétrograde, de la société. Elle détériore les liens entre la Pologne et l’Union
européenne. Reprenons chacun de ces points.
Les médias. Ceux qui relèvent du service
public sont déjà aux ordres. Arrive le tour des médias privés. Il est vrai que
plusieurs d’entre-eux se trouvent aux mains de
propriétaires allemands. Une « polonisation » paraît dès lors légitime. Ce qui
inquiète les observateurs est d’une autre nature. Celle qui établit une
subordination des médias publics et privés à l’égard du Pouvoir.
La Justice. Elle se trouve au cœur des
intentions du Pouvoir. La composition du tribunal Constitutionnel a été
modifiée. La majorité des juges appartient désormais au P.I.S. Il en va de même
pour le Conseil supérieur de la magistrature qui est en passe de se voir
réformé. C’est la magistrature, en particulier le tribunal Constitutionnel, qui
est garant de la protection de la Fonction publique. Les fonctionnaires sont
très nombreux à être relevés de leur état. Ils se voient offrir un nouveau
statut. Une partie d’entre-eux. Beaucoup sont laissés
sur le pavé, c’est-à-dire au chômage. Désormais, dans la magistrature, on
assiste à un affrontement entre « anciens » et tenants du Pouvoir. Les premiers
prônent la non observation des lois « parce qu’anticonstitutionnelles ». L’état
de droit est profondément affecté.
Les Mœurs. L’avortement est criminalisé.
Plus encore. L’Église tient à ce que la mère garde le fœtus mort pour qu’il
puisse être baptisé. Plus de cent mille manifestants sont descendus dans la rue
et, l’an dernier, chaque lundi, « les femmes en noir » se rassemblaient pour protester.
La Pologne et l’Europe
On peut envisager de manière différente
la construction européenne. On peut, à raison, se montrer critique à l’égard de
l’Union européenne. Mais l’attitude du Gouvernement polonais selon bien des
analystes distend et même détruit les relations entre Varsovie et l’Europe. Les
entretiens que j’ai eus avec des Polonais d’origines sociales très différentes
apportent des réponses contrastées. D’abord la fierté d’appartenir à un peuple
qui a été martyrisé par l’Histoire et s’est relevé. Varsovie en témoigne.
Écrasée par ses voisins, asservie par eux, la ville reconstruite est belle,
verdoyante, aérée. Des quartiers anciens ont été identiquement reproduits. Une
floraison d’immeubles modernes de belle facture, tours de verre qui reflètent
le soleil et les nuages sont l’œuvre d’une architecture originale, inventive,
créative. Varsovie se reconnaît avec fierté la capitale d’un pays en expansion
assuré de son importance régionale et tenant la dragée haute à l’Union
européenne. On est loin, très loin d’Alfred Jary et
du Père Ubu : « La scène se passe en Pologne c’est-à-dire nulle part ».
Le « Triangle de Visegrad »
La Pologne se veut, à sa manière, dans
l’Europe et « hors » d’Europe. Le beurre et l’argent du beurre. Plus que jamais
elle se réfère au « Triangle de Visegrad ». En 1335
les rois de Pologne, de Bohême, de Hongrie se sont retrouvés à Visegrad en Hongrie pour sceller une alliance. En 1991 la
Pologne, la Hongrie, la Tchécoslovaquie (qui s’est scindée en 93) ont reformé
le Triangle pour entrer dans l’Union européenne et l’OTAN. C’est la matrice
géographique et idéologique de leur adhésion. Particulièrement en symbiose avec
la Hongrie de Victor Orban, le « Triangle » s’oppose avec détermination à la
politique d’immigration et des quotas voulue par l’Union européenne. Le corps
diplomatique polonais a fait l’objet de limogeages et de renouvellements
importants. Les diplomates se voient assignés d’être, partout dans le monde, « la
voix de Visegrad ». Comme me le confiait avec un
humour un peu acide un ambassadeur en poste à Varsovie « la Pologne se voit
revenue à une image patriarcale, idyllique et dont la devise pourrait être
Travail, Famille, Patrie ».