par Marc DUGOIS
C’est sous ce titre que l’association
Démocratie m’a demandé d’ouvrir la première table ronde d’un colloque d’une
journée qu’elle organisait le 27 février 2017 dans la salle Colbert de
l’Assemblée nationale sur « L’argent et
ses dérives » . Voici mon intervention.
Tout groupe d’êtres humains a au départ une raison d’être et
organise dans ce but les apports de chacun en rendant complémentaires les
différentes énergies individuelles. Tout groupe se crée dans la coopération
entre ses différents membres et il ne se crée jamais dans la compétition
interne. Cette organisation a été improprement appelée troc en supposant une
simultanéité du don et de sa contrepartie alors que cette simultanéité a
toujours été loin d’être systématique. Le don et sa contrepartie, sa contre-valeur,
le contredon, existent dès la création du groupe (couple, association ou tribu)
mais ils ne sont que très rarement simultanés. L’anthropologue et professeur au
Collège de France Marcel Mauss a parfaitement expliqué que le don entraînait le
contredon et que le » donner-recevoir-rendre «
était au service du lien social et qu’il le nourrissait. Mauss a
développé que le don et le contredon était ce qu’il a appelé un « fait social total « à dimensions culturelle, économique,
religieuse, symbolique et juridique et qu’il ne pouvait être réduit à l’une ou
à l’autre de ses dimensions.
Mais quand la taille du groupe devient importante, la
détection des profiteurs et des tire-au-flanc devient difficile et rend
obligatoire la simultanéité de la contrepartie. L’origine de la monnaie est
cette invention de la contrepartie simultanée. La monnaie est donc le nouveau «
fait social total » qui remplace le don et le contredon. Elle est aussi
culturelle, économique, sociale, religieuse, symbolique et juridique en ne pouvant
être réduite à l’une ou l’autre de ses dimensions.
Le fait que la monnaie remplace le don comme le contredon
entraîne plusieurs conséquences entièrement oubliées de nos jours. La monnaie
est fondée sur deux pieds qui sont à la fois son origine et son emploi. Comme
l’électricité qui véhicule une énergie fossile, atomique, solaire, éolienne ou
gravitationnelle jusqu’aux lieux d’utilisation de ces énergies, la monnaie
véhicule l’énergie humaine vers ses utilisations futures. La monnaie est dette vis-à-vis
du donneur et créance sur le contre donneur La monnaie est à la fois une
créance et une dette. Les banques l’ont parfaitement compris en créant l’argent
par la double écriture d’une dette inscrite à leur passif et d’une créance de
même montant inscrite à leur actif. Elles irriguent l’économie en honorant
leurs dettes mais sont incapables d’encaisser leurs créances sans tout fonder
sur la création de richesses futures, ce qui est la base erronée du
capitalisme.
La monnaie servant deux fois dans les échanges d’énergie, une
fois pour payer le don et une fois pour acheter le contredon, la somme des
échanges énergie-monnaie calculée dans le PIB est le double de la quantité de monnaie
nécessaire au fonctionnement du groupe. On constate par exemple dans la zone
euro que le PIB y est de l’ordre de 10.000 milliards d’euros et qu’il est bien
globalement le double de la monnaie en circulation (M1), 5.000 milliards
d’euros.
L’oubli que la monnaie est un bipède transportant de
l’énergie humaine vers son utilisation a entraîné dans la vague mercantile
anglosaxonne du XXe siècle un regard erroné sur la monnaie qui n’est devenu
qu’une marchandise, donc unijambiste. La monnaie n’a plus été considérée comme
un vecteur ni comme un véhicule d’énergie. Si l’on devait garder la comparaison
avec l’électricité, nous nous trouverions dans le cas de figure où le peuple
aurait par démagogie accès gratuit à l’électricité sans qu’aucune énergie ne
l’alimente. Il se passerait ce qui se passe actuellement pour la monnaie : on
fait payer le passé par l’impôt, le futur par la dette et on essaie de faire
payer les autres, comme le font les Allemands, par une balance commerciale
excédentaire. Malheureusement notre balance commerciale étant déficitaire
depuis la création de l’OMC en 1995, c’est nous qui payons en plus pour les
autres en voyant monter encore davantage, et nos impôts et notre dette. La monnaie, marchandise sans origine créée à
tout-va, nous fait croire que nous sommes riches alors que nos productions ne
sont de plus en plus majoritairement que des embarras voire des déchets, ce que
la science économique n’a jamais souhaité étudier. C’était la rareté de la monnaie qui était
limitée à l’énergie humaine déjà dépensée qui avait toujours permis de
différencier une richesse d’un encombrant ou d’un déchet dans l’abondance des
productions. Mais nous avons oublié simultanément l’origine de la monnaie et la
définition de la richesse. Ce double égarement nous empêche de comprendre ce
qui se passe. Essayons de dépasser cette difficulté. Tout groupe se constitue autour d’une
approche commune du beau, du bien et du vrai qui, comme l’a écrit Montaigne
dans le chapitre II, XII de ses Essais avant d’être paraphrasé par Pascal, sont
trois notions totalement subjectives :
« Les lois de notre pays,
cette mer flottante des opinions d’un peuple » , (…) « Quelle bonté estce,
que je voyais hier en crédit, et demain ne l’être plus : et que le trajet d’une
rivière fait crime ? » , (…) » Quelle
vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au-delà
? » , (…) » Les mariages entre
les proches sont capitalement défendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur
» , « (…) Le meurtre des enfants,
meurtre des pères, communication de femmes, trafic de voleries, licence à
toutes sortes de voluptés : il n’est rien en somme si extrême, qui ne se
trouve reçu par l’usage de quelque nation » .
De même sont totalement subjectives et évidemment
inchiffrables, les trois symbioses que créent les rapprochements deux à deux
entre le beau, le bien et le vrai. Le
bien et le vrai donnent le juste, le vrai et le beau donnent le pur et le beau
et le bien donnent le riche. Le juste n’est pas forcément beau, le riche n’est
pas forcément vrai (une riche idée est une bonne idée et une belle idée) et le
pur peut être un pur salaud (symbiose du beau et du vrai salaud).
C’est sur une approche commune de la justice, de la pureté et
de la richesse que se constituent les civilisations. Ces notions ne sont pas
les mêmes en Papouasie, chez les Dogons, chez les Gujaratis, chez Daesh et chez
nous. Autrefois le voyage consistait à aller observer respectueusement d’autres
harmonies que les nôtres entre le beau, le bien et le vrai. Ils formaient
parait-il la jeunesse alors qu’aujourd’hui ils ne font que faire retrouver
notre propre harmonie tellement chancelante chez nous, une fois plaquée chez
les autres par une élite locale que nous avons formatée dans nos universités et
qui détruit l’harmonie de son propre peuple. Aujourd’hui nos élites cherchent à
inventer un nouveau colonialisme où l’on imposerait à toute l’humanité notre
notion du beau, du bien et du vrai, où chaque homme aurait les mêmes goûts et
la même approche de la justice, de la pureté et de la richesse. Ces élites ont
oublié que la Terre ne pouvant fournir les mêmes choses à de plus en plus de
milliards d’hommes, ils inscrivent la guerre comme l’issue inéluctable de leur
aveuglement.
Pour défendre le système et pour que l’argent créé et déjà
dépensé soit une créance réelle sur quelque chose, nous avons inventé l’idée de
création de richesse et nous avons fait prospérer des verbes comme investir,
développer ou rentabiliser qui ne sont là que pour nous faire croire que notre
monnaie peut faire des petits. Aristote avait pourtant prévenu qu’il » avait vainement cherché sur une pièce de
monnaie ses organes reproducteurs » . Nous n’avons pas encore osé chiffrer la
justice et la pureté mais nous avons décidé de chiffrer la richesse bien que ce
soit évidemment impossible. On ne peut rendre objectif par le chiffrage une
richesse qui est subjective par définition.
Pour réussir l’impossible nous avons décidé de chiffrer notre
richesse par notre dépense en appelant produit (PIB) ce que nous dépensions.
Plus nous dépensons, plus nous nous réputons riches, plus nous augmentons nos
dépenses plus nous sommes fiers de faire de la croissance. Ayant oublié que
l’origine de l’argent est de l’énergie humaine dépensée, c’est-à-dire du
travail utile au groupe et déjà effectué, nous créons artificiellement de la
monnaie pour pouvoir croire nous-mêmes que nos productions sont des richesses
et que les productions de demain rembourseront l’argent « investi »
afin de le « rentabiliser » et de «
développer » l’économie. Il est
vrai que nos dépenses enrichissent l’État par la TVA. Le mois de décembre 1999
qui a vu un Erika souiller 400 km de côtes et deux tempêtes ravager la France,
a nécessité d’énormes dépenses de nettoyage et de réparation donc une
importante rentrée de TVA appelée alors «
cagnotte » . Le tout a généré un PIB fantastique, une rentrée de TVA
miraculeuse mais c’est le peuple qui a payé toute cette dépense !
Personne n’a envie de voir que nous payons très cher des
machines, voire des robots pour pouvoir nous passer de main d’œuvre et essayer
de faire payer les autres par nos exportations tout en payant dans le même
temps notre peuple à survivre sans travail. Personne n’aime voir que, par la
publicité qui tient le sport et les médias, nous dépensons à nouveau des sommes
folles pour tenter de transformer en richesses les encombrants que nos machines
produisent continuellement. Pour que ces encombrants soient achetés, certains
rêvent même d’un revenu universel ou d’une monnaie aspergée par hélicoptère
pour que le peuple achète les encombrants. L’oubli de l’énergie humaine comme
origine de la monnaie a fait sauter tous les freins à la création de monnaie et
nous a amené à oublier le bon sens.
Il y a encore 50 ans étaient imprimés sur tous les billets de
banque que la fabrication de fausse monnaie entraînait les travaux forcés à
perpétuité car, en l’ayant pourtant déjà oublié, il restait la notion
informelle qu’il n’y avait pas d’argent sans sa source, l’énergie humaine
dépensée utilement. Aujourd’hui les Etats fabriquent de l’argent par leurs
budgets déficitaires, les entreprises créent de l’argent par les délais de
paiement qu’elles accordent, les particuliers créent de l’argent par les cartes
de crédit à débit différé et les banques ne survivent que par la création
d’argent par la double écriture. Tout doit être théoriquement remboursé par les
richesses futures que nous devons créer comme si c’était une marchandise alors
que la richesse n’est qu’une façon de regarder. Pour ce faire, tout est fondé
sur la concurrence et la compétitivité où il faut que l’autre meure le
premier.
Peut-on encore suggérer que dans un monde harmonieux c’est la
coopération entre les êtres en prenant le risque de l’autre qui est la seule
harmonie possible ?
Le droit au travail est inscrit dans le préambule de nos deux
dernières constitutions mais quel Politique va expliquer qu’il n’est pas bon de
chercher à être compétitifs avec les Chinois, les Ethiopiens ou les Bengalis ?
Il faut savoir s’enrichir de leurs connaissances, apprendre de leurs
expériences mais il faut renoncer à leur imposer un bien universel, un beau
universel et un vrai universel dont nous serions détenteurs.
Pour cela il faut faire reprendre conscience aux Français que
nous vivons collectivement au-dessus de nos moyens par les deux esclavages qui
nous permettent de vivre provisoirement agréablement : l’esclavage dans
l’espace en faisant travailler comme des bêtes, des hommes, des femmes et des
enfants qui sont suffisamment loin pour que nous ne les voyions pas et
l’esclavage dans le temps qu’est la dette de plus en plus irremboursable que
nous laissons à nos enfants.
Mais plaire ou conduire, il faut choisir, et ce
choix devient pour tout Politique, un nouveau travail d’Hercule. Prendre
conscience de la réalité en est le premier pas.
© 04.04.2017