Par Luc BEYER de RYKE
Chimères noires1 et incertitudes
Entre « le temps béni des colonies » chanté par Michel Sardou
et le colonialisme « crime de l’humanité » dénoncé par Emmanuel Macron, il y a
place pour une analyse plus sereine et plus équilibrée.
Chaque époque est le
fruit d’une conjonction de facteurs, d’éléments, de données où la géographie,
l’économie, la politique, les ambitions constituent une alchimie complexe.
La colonisation a connu des pages sombres. Celles qui ont
conduit Joseph Conrad à écrire à propos du Congo Heart
of darkness (Au cœur des ténébres).
Récit transposé par Coppola pour tourner Apocalypse now.
Mais la colonisation a connu aussi des pages de dévouement, de courage,
d’abnégation. Des maladies éradiquées, comme aussi la famine, des
infrastructures mises en place, un enseignement insuffisant mais formateur et
j’en passe. Procureurs et défenseurs de la colonisation peuvent inlassablement
faire assaut d’arguments.
On a beaucoup critiqué Nicolas Sarkozy pour avoir approuvé la
loi reconnaissant le rôle positif de la présence française outre-mer, en
particulier en Afrique du Nord.
Un mythe dissipé...
Il avait raison. Cela vaut également pour le rôle joué par la
Belgique au Congo.
Un événement récent en
témoigne, la mort d’Étienne Tchisekedi. Elle menace
de replonger le pays dans de sanglantes rivalités tribales. Pour le comprendre
il faut revenir sur le passé, dire qui était l’homme et ce qu’il représentait.
Jean-Marc Ayrault, le ministre français des Affaires étrangères, a salué « l’homme
de la paix et de progrès qui a lutté toute sa vie pour la démocratie et la
liberté en République démocratique du Congo ». En cela il se conformait au
vieil adage qui veut que des morts on ne dise que du bien.
La carrière de Tchisekedi fut une
torsade de charges et d’engagements contradictoires. Ce fils de catéchiste, né
en 1932 à Kananga au Kasaï occidental, fut l’un des premiers docteurs en droit
sortis de l’université de Lovanium à Kinshasa. Il
était encore étudiant lorsque Mobutu, après son premier coup d’État de
septembre 1960, en fait son ministre adjoint de la Justice. Ses adversaires
l’accusent d’avoir en cette qualité participé à l’arrestation de Patrice
Lumumba et aux suites tragiques qui en découlèrent. Après le second coup d’État
de Mobutu, en 1965, il prend du galon en devenant ministre de l’Intérieur.
C’est en tant que tel qu’il justifiera, sans aucun état d’âme, la pendaison de
quatre hommes politiques dont l’ancien Premier ministre du Gouvernement de
Cyrille Adoula. Avant d’être pendus on leur avait
crevé les yeux. Ils avaient été convaincus de « complot » contre Mobutu. On les
appela « les martyres de la Pentecôte ». Une place à Kinshasa leur est dédiée.
Sur sa lancée Tchisekedi sera un
des rédacteurs de la Constitution mettant fin au multipartisme. Lorsque Mobutu
créera le MPR (Mouvement pour la Révolution), il en sera.
En 1970, lorsque le
MPR deviendra parti unique, il ne bronchera pas. D’autant moins que, deux ans
plus tard, il en deviendra le secrétaire national. Cumulard, il accepte une
ambassade à Rabat puis le poste de vice-président de l’Assemblée nationale
jusqu’en 1974. Charge qu’il troquera pour le mandat fort rémunérateur de
président du Conseil d’administration d’Air Zaïre. Il l’occupera jusqu’en 1980.
Naissance d’un « démocrate »
Aussi lorsque
Jean-Marc Ayrault s’incline devant ce démocrate exemplaire épris de liberté
l’hommage pourrait prêter à sourire... ou à s’indigner. L’hôte du Quai d’Orsay
serait-il aussi mal informé par son administration ?Ou alors le ministre n’a-t-il lu qu’une moitié de la biographie du disparu. Celle
qui fait naître le « démocrate » en 1978. C’est l’année où un massacre dans son
Kasaï natal fait basculer l’homme lige de Mobutu. Il se rebelle. avec une
douzaine de parlementaires il va un peu plus tard créer l’UDPS (l’Union pour la
Démocratie et le Progrès Social). C’est la roche tarpéienne. Il est condamné à
quinze ans de prison et le parti interdit. S’ouvre une période où, en dix ans, Tchisekedi sera libre quatorze mois. Le reste passe en
détention, liberté surveillée ou relégation. Dix ans où face au « Léopard »,
surnom du maréchal président Étienne Tchisekedi,
comme l’écrit MarieFrance Cros, excellente
observatrice du Congo pour la Libre Belgique, « devient le ‘’Moïse’’ qui
sortira [les Congolais] de l’esclavage du mobutisme ». Il est l’homme des «
lendemains qui dansent ».
Mobutu, que j’ai rencontré et longuement interrogé, était un
homme habile, rusé, prenant ses interlocuteurs et opposants à contre-pied.
Retirant Tchisekedi des geôles il en fit trois fois
son Premier ministre. Pour le démettre aussitôt. Le Léopard dut abandonner sa
proie quand il fut contraint à fuir devant les armées des pays voisins alliés
de Laurent Kabila. Les choses ne s’arrangèrent pas avec le nouveau maître des
lieux.
Kabila le fait arrêter pour le relâcher ensuite. Pas plus
avec le père qu’avec le fils, Joseph Kabila, l’accord ne se fit. Étienne Tchisekedi se momifie dans sa stature d’opposant
institutionnel. Il se comporte comme un président... qu’il n’est pas. Il manque
les occasions qui s’offrent à lui. En 2006 ont lieu les élections
présidentielles. Je les vivrai moi-même, dépêché par le Gouvernement belge qui
me met à la disposition de la Fondation Carter. Comme observateur je serai
envoyé à Matadi et Boma, soit le Bas-Kongo. Une
région très hostile à Joseph Kabila. Mais là où, comme au Kasaï, Tchisekedi aurait pu jouer un rôle, c’est Jean-Pierre Bemba
qui défiera Kabila. Tchisekedi avait choisi de ne pas
participer à ces élections pourtant sous la surveillance de la communauté
internationale. Ce fut une erreur majeure. L’ayant compris, mais un peu tard,
il fut de l’élection de 2011... en se proclamant président avant le scrutin et
en refusant tout dialogue avec les autres opposants.
Son image s’étiole, la flamme s’amenuise, le socle s’ébranle.
L’homme à la casquette vieillit. C’est un repli familial. le clan est
dépositaire de l’héritage. Le « vieux » effectuera un dernier tour de piste en
2016. Joseph Kabila veut rempiler. L’opposition est forte, les négociations
âpres. L’épiscopat se fera médiateur. Kabila jouera les prolongations durant un
an et s’effacera. Les Accords de la saint-Sylvestre organisent une
transition dans laquelle l’opposition aura son mot à dire. Ce mot c’est Étienne
Tchisekedi qui devait le prononcer.
Nuées et incertitudes
Lui, mort, les cartes
menacent d’être rebattues. L’incertitude peut devenir chaos. Déjà des troubles
éclatent. On compte une centaine de morts au Kasaï. Dans le Bas-Kongo
la secte militaro-religieuse du Bundu dia Kongo,
adepte d’un confédéralisme, refait parler d’elle. Son chef et son gourou qui
est parlementaire a pris la fuite. Des accrochages ont eu lieu. Là aussi il y a
des morts.
Ainsi pour en revenir
aux premières lignes de cette chronique peut-on voir que jamais au temps de la
colonisation le Congo n’avait été en proie à tant de violences, à tant de
pauvreté, à tant de détresse. Un constat qui n’exonère pas la colonisation des
péchés mortels dont elle fut responsable.
Reste que l’homme
blanc a posé son fardeau, pour paraphraser pascal Bruchner,
l’homme noir est écrasé par le sien.
1. Chimères noires,
roman de Jean Lartéguy.