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SUPERCHERIES
MÉDIATIQUES
par Hélène NOUAILLE
«Le parti des médias préfère nous abreuver de petites
nouvelles insignifiantes, d’une part, de ses grandes indignations, de l’autre
». Journaliste, chronique et producteur de radio, très connu des auditeurs de
France culture dont il a animé cinq ans les matinales (2001 2016), Brice
Couturier confiait cet été au Figaro ce qu’il avait, par expérience, appris de
la vie des idées et du comportement des médias sur le plan intellectuel et
politique (1). Non pas qu’il ait disparu de France culture (« ma maison »,
dit-il, maison où il est entré en 1985), il a simplement quitté les matinales,
volontairement : « je change d’activité tous les cinq ans ». Qu’est-ce qui
nous intéresse ? Ce qu’il dit de la difficulté à faire émerger, par le débat,
ce qui peut éclairer l’auditeur sur « les tendances profondes, celles qui
(vont) modifier les rapports de force, redessiner la carte, décider du
mouvement de l’histoire ».
Parce que, ajoute-il en préambule, « l’histoire est à
nouveau en phase d’accélération brutale ».
Or, si on lit bien l’entretien qu’il a accordé à
Alexandre Devecchio sans dissimuler ses propres
engagements ou ruptures, Brice Couturier confirme, bien que le rôle qui lui
avait été défini soit non pas de refléter la ligne éditoriale de l’émission
mais d’affirmer sa « différence » face à un invité, que le but du jeu
n’était pas le débat. « Sans doute fallait-il que le tenant du ‘’politiquement
correct’’ conserve le dernier mot. J’apparaissais ainsi comme un trublion qu’on
sort de sa boîte, afin de provoquer un peu, mais qu'on s'empresse de faire
taire lorsqu'il a joué son rôle afin que tout rentre dans l'ordre ». Ou
encore, si l’on va un peu plus loin, s’agissait-il de se donner l’apparence de
la liberté de réfléchir en définissant par avance ce qui est digne d’être
débattu – ce qui est digne d’être transmis, ce qui est digne d’être cru. « Une
idée n’est pas efficace parce qu’elle est vraie, mais parce qu’elle est tenue
pour telle. L’étude des conditions de l’efficacité doit donc se déplacer en direction
d’une étude la croyance » disait Régis Debray, dans sa Critique de la raison
politique (1981). Et le « parti des médias » (l’expression est de Georges Suffert, l’un des fondateurs du Point, dans son livre Les
Intellectuels en chaise longue, publié en 1974,
reprise par le philosophe Marcel Gauchet), petite nomenklatura qui aime à se considérer
comme leader d’opinion, s’assimile volontiers à « l’élite », fonctionne avec
une certaine cohésion. Un exemple ? Il existe une étude, vieillie aujourd’hui,
de l’Institut Harris Interactive, sur le vote d’une centaine de ces
journalistes à la présidentielle de 2012. « Le principal enseignement à en
tirer, c’est que le vote des journalistes est beaucoup plus marqué à gauche que
celui du corps électoral, cela dans des proportions confondantes. 39% d’entre
eux déclarent avoir voté au premier tour de la présidentielle pour François
Hollande, 19% pour Jean-Luc Mélenchon, 18% pour Nicolas Sarkozy, 13% pour
François Bayrou, 7% pour Eva Joly et 3% pour Marine Le Pen. Plus édifiant
encore, au second tour, les journalistes ont voté à 74% pour Hollande. Ce qui
n’empêche pas 90% d’entre eux de se sentir ‘ indépendants' » (2). Comme il
serait intéressant de conduire la même étude dans le contexte de la campagne
présidentielle qui s’est ouverte !
Le phénomène n’est pas nouveau, ajoute Brice Couturier :
« Il y a comme ça, à chaque époque, des problèmes vitaux qui forment comme
un angle mort du débat public ».
« Ce sont précisément ceux qui vont décider de
l'avenir. En 1936, après la remilitarisation de Rhénanie par Hitler, dans la
plupart des médias français, il était presque impossible d'évoquer la
perspective d'une guerre avec l'Allemagne. Tous les gens de bien étaient
furieusement pacifistes… On trouverait bien un terrain d'entente avec le
chancelier allemand, disaient-ils. Mais dans les cafés et les salons, on ne
parlait que de ça ». Même catéchèse il y a peu, avec Nuit Debout : « Comment ne
pas voir que le rassemblement de quelques milliers de bobos place de la
République, prétendant proposer une réalité radicalement alternative, a été
monté en mayonnaise afin de gommer les 4 millions de Français, descendus
spontanément dans les rues pour protester contre les attentats islamistes de
janvier ? Pour ne prendre que cet exemple. De la même façon, chaque fois que le
discours lénifiant sur le « vivre ensemble » est contredit par des faits,
ceux-ci font l’objet d’un remontage. Combien d’attentats islamistes ont été
requalifiés en « actes commis par un déséquilibré » ?
Chacun trouvera, tous les jours, d’autres exemples
illustrant cette volonté d’imposer une orthodoxie : chasse en meute contre tel
intellectuel, politique, interprétations aventureuses quand elles ne sont pas
faussaires, discrétion sur tel ou tel événement (les agressions sexuelles de
masse à Cologne, en début d’année). S’agit-il d’imposer une orthodoxie ou de
fuir une réalité difficile ? Regardons l’actuelle campagne présidentielle : «
le grand récit de l’horizon 90 » (Régis Debray), l’Union européenne comme
horizon pour la France et pour l’Europe a disparu. Dans les médias, on remplace
donc le débat de fond (quel avenir, quelle vision pour le pays ? Quel rôle,
quelle place en Europe et dans le monde ?) par d’interminables « débats »
sur la tactique électorale des uns et des autres, sur des personnages et leurs
postures et non pas sur des idées – le tout appuyé sur l’insignifiance des
sondages. Ou encore, on enferme le futur dans les chiffres, une autre «
croyance » à la mode, l’économisme. Pourtant, « les passions, surtout en
France, ne sont pas solubles dans les chiffres », disait l’économiste Bernard
Maris, qui aimait à rendre au politique sa prééminence sur l’économie.
Y a-t-il un chef d’orchestre à
ce concert convergent ? Ou plutôt – puisqu’existent ceux « que la bande des maîtres penseurs a qualifié de ‘néo-réactionnaires’ » -
un besoin d’appartenance de gens pressés « qui passent leur temps à guetter
le fil de l’AFP, afin d’être ‘les premiers sur une info’ », invitent des
intervenants soutenant la même idéologie, une façon rassurante de construire
une « réalité » loin du sentiment public, ce qui expliquerait que tout ce qui
vient contredire leurs options soit qualifié de « populiste », sans plus
d’explication, « alors qu’il leur faudrait jouer sur la compétence, la
capacité du spécialiste à interpréter les faits, à discerner la manière dont le
monde est en train de se réorganiser ». Le phénomène n’est pas nouveau : « Comment
les rédactions, publiques ou privées, peuvent-elles construire le même réel,
chaque jour, avec pratiquement la même hiérarchie de nouvelles, sans se passer
le mot ? » se demandait déjà Régis Debray en 2010 (3). « C’est tout le
mystère de l’idéologie, ce concert sans chef d’orchestre ». Mais il
remarquait : « En 1955, si l’on avait eu un entretien comme celui-ci, on
n’aurait pas parlé des médias en général, mais de la presse communiste, de la
presse socialiste, de la presse chrétienne, de la presse de droite ; et chacun
de ces univers avait ses propres critères (…). Aujourd’hui nous avons – à
l’américaine – un resserrement de l’éventail et un milieu homogène assez lisse
». On avait le choix. « Passer du Figaro
à Libération (celui d’Astier de la Vigerie), c’était
passer d’une planète à une autre ». Aujourd’hui ? « Il y a des nuances, mais
sur un fond commun. Une idéologie libérale-européo-décentralisatrice, avec des
deux côtés une fascination pour l’Amérique du Nord ».
Idéologie (antithèse d’un savoir, disait Marx) qui rend
insignifiantes les distinctions gauche/droite mais qui explique le malaise de
Brice Couturier, qui, lui, a vécu des « ruptures », dont il s’explique – et qui
lui appartiennent.
Ainsi, ce que nous avons appelé « supercheries » devientil clair : « L’idéologie d’une époque se définit par
ce qu’elle s’accorde à tenir pour réel », continue Régis Debray. « Et, en ce
sens, les médias définissent globalement ce qu’il convient de tenir pour réel à
l’instant T dans un lieu X ». Ils « fixent ce sur quoi il convient d’opiner ».
Mais avec quel succès ? Rappelons en quelques chiffres la
confiance que les Français accordent aux médias au travers de l’étude que nous
livre vague près vague le CEVIPOF (4). En janvier 2016 (vague 7), 1 % des
sondés répondait avoir « très confiance » (comme aux partis politiques), 23 %
plutôt confiance (11 % pour les partis politiques), 48 % plutôt pas confiance
et 27 % pas du tout confiance. Les médias se classent donc avant-derniers du
niveau de confiance accordée par les sondés en certaines institutions (voir
pages 29 et 31 du document cité). Et ils sont, bien sûr, extrêmement discrets
sur les résultats de ces sondages successifs – en ce qui les concerne. On ne
peut pourtant se passer de journaux ? Non, fût-ce pour la météo et le bruit de
fond du monde. Pour citer une dernière fois Régis Debray : « Pour moi, un bon
journal est un mixte de léger et de lourd, piquant, déconcertant, mais avec
deux ou trois articles de fond. Et où il y a assez d’infos, dans les brèves et
dans les coins, pour démentir l’édito en une, si on y tient ».
La supercherie est de s’instaurer en directeurs d’opinion
Notes :
(1) Le Figaro, le 19 août 2016, Alexandre Devecchio,
Le parti des médias et l’intelligentsia méprisent la réalité http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/08/19/31002-20160819ARTFIG00333brice-couturierle-parti-des-medias-et-l-intelligentsia-meprisent-la-realite.php
(2)
OJIM, Observatoire des Journalistes et de l’information médiatique, le 1er
juillet 2012, Le vote des journalistes, un demi secret mal gardé
http://www.ojim.fr/le-vote-des-journalistes-un-demi-secret-mal-garde/ (3) Des
intellectuels jugent les médias tome 1, novembre 2010, Daniel Bougnoux, André Comte-Sponville,
Marcel Gauchet, Yves Michaud, éditions Mordicus http://livre.fnac.com/a3096068/Daniel-Bougnoux-Des-intellectuels-jugent-lesmedias-volume-1
(4)
CEVIPOF, Le baromètre de la confiance politique, vague 7, janvier 2016 (voir p.
29 et 31 du document)
http://www.youscribe.com/catalogue/tous/actualite-et-debat-desociete/barometre-de-la-confiance-politique-vague-7-2690170
(1) Léosthène, Siret
453 066 961 00013 France - APE 221E -
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