par Jean-Louis GUIGNARD
Comment
comprendre la relation entre l’Allemagne et la Turquie sans un peu d’histoire !
https://www.herodote.net/24_avril_1915-evenement-19150424.php
Le samedi 24 avril 1915, à
Constantinople, capitale de l'empire ottoman, six cents notables arméniens sont
assassinés sur ordre du Gouvernement. C'est le début d'un génocide, le premier
du XXe siècle. Il va faire environ 1,2 à 1,5 million de victimes dans la
population arménienne de l'empire turc (ainsi que plus de 250.000 dans la
minorité assyro-chaldéenne des provinces orientales et 350.000 chez les
Pontiques, orthodoxes hellénophones de la province du Pont)
Un empire composite
Aux premiers siècles de son existence,
l'empire ottoman comptait encore une majorité de chrétiens (Slaves, Grecs,
Arméniens, Caucasiens, Assyriens…). En Anatolie, au cœur de la Turquie
actuelle, les chrétiens représentaient 30 % à 40 % de la population. Ils
jouaient un grand rôle dans le commerce et l'administration, et leur influence
s'étendait au Sérail, le palais du sultan.
Ces « protégés » (dhimmis en arabe
coranique) étaient du fait de ce statut de subordination soumis à de lourds
impôts ; ils avaient l'interdiction de porter les armes et de posséder un
cheval, ce qui les mettait dans l'incapacité de se défendre ; ils ne pouvaient
plaider en justice contre un musulman qui les aurait dépouillés ou violentés
!
Les premiers sultans, souvent nés d'une
mère chrétienne, témoignaient néanmoins d'une relative bienveillance à l'égard
des Grecs orthodoxes et des Arméniens monophysites.
Ces derniers étaient surtout établis
dans l'ancien royaume d'Arménie, au pied du Caucase, premier royaume de
l'Histoire à s'être rallié au christianisme ! Ils étaient majoritaires aussi en
Cilicie, une province du sud-ouest de
l'Asie mineure que l'on appelait parfois « Petite-Arménie ». On en retrouvait à
Istamboul ainsi que dans les villes libanaises et à
Jérusalem.
L'empire ottoman comptait environ deux
millions d'Arméniens à la fin du XIXe siècle sur une population totale de
trente-six millions d'habitants.
Ébauche de génocide
Malgré une tentative de modernisation
par le haut, dans la période du Tanzimat, de 1839 à 1876, l'empire ottoman
entre dans une décadence accélérée. Le sultan Abdul-Hamid
II, humilié par le congrès de Berlin de 1878, attise sans vergogne les haines
religieuses pour consolider son pouvoir (les derniers tsars de Russie font de
même dans leur empire).
Entre 1894 et 1896, comme les Arméniens
réclament des réformes et une modernisation des institutions, le sultan en fait
massacrer 200.000 à 250.000 avec le concours diligent des montagnards kurdes. À
Constantinople même, la violence se déchaîne contre les Arméniens du grand
bazar, tués à coups de gourdin.
Un million d'Arméniens sont dépouillés
de leurs biens et quelques milliers convertis de force. Des centaines d'églises
sont brûlées ou transformées en mosquées... Rien qu'en juin 1896, dans la
région de Van, au cœur de l'Arménie historique, pas moins de 350 villages sont
rayés de la carte.
Ces massacres planifiés ont déjà un
avant-goût de génocide. Mais le « Sultan rouge » fait le maximum pour
dissimuler son forfait et paie même la presse européenne pour qu'elle fasse
silence sur les massacres.
Abdul-Hamid II joue par
ailleurs la carte de chef spirituel de tous les musulmans en sa qualité de
calife. Il fait construire le chemin de fer du Hedjaz pour faciliter les
pèlerinages à La Mecque. Il se rapproche aussi de l'Allemagne de Guillaume
II.
Malgré ses efforts, il ne peut empêcher l’insurrection
des « Jeunes-Turcs ». Ces jeunes officiers, à l'origine du sentiment national
turc, lui reprochent de livrer l'empire aux appétits étrangers et de montrer
trop de complaisance pour les Arabes.
Le 27 avril 1909, les Jeunes-Turcs
installent sur le trône un nouveau sultan, Mohamed V, sous l'étroite
surveillance d'un Comité Union et Progrès (CUP, en turc Ittihad)
dirigé par Enver pacha (27 ans).
Soucieux de créer une nation turque
racialement homogène, ils multiplient les exactions contre les Arméniens d'Asie
mineure dès leur prise de pouvoir. On compte ainsi 20.000 à 30.000 morts à
Adana (Cilicie) le 1er avril 1909...
Ils lancent des campagnes de boycott des
commerces tenus par des Grecs, des Juifs ou des Arméniens, en s'appuyant sur le
ressentiment et la haine des musulmans turcs refoulés des Balkans. Ils
réécrivent l'Histoire en occultant la période ottomane, trop peu turque à leur
goût, et en rattachant la race turque aux Mongols de Gengis Khan, aux Huns
d'Attila, voire aux Hittites de la haute Antiquité.
La Turquie dans la guerre
de 1914-1918
Le 1er novembre 1914, l'empire ottoman
entre dans la Grande Guerre aux côtés des Puissances centrales, les empires
allemand et austro-hongrois, contre la Russie et les Occidentaux.
Les Turcs tentent de soulever en leur
faveur les Arméniens de Russie. Mal leur en prend... Bien qu'en nombre
supérieur, ils sont défaits par les Russes à Sarikamish
le 29 décembre 1914.
L'empire ottoman est envahi. L'armée
turque perd 100.000 hommes. Dans l'hiver 1914, elle bat en retraite et,
exaspérée, multiplie les violences à l'égard des chrétiens dans les territoires
qu'elle traverse, qu'ils soient Arméniens, Assyro-Chaldéens ou Pontiques (grecs
orthodoxes de la province du Pont, sur la mer Noire).
Par ailleurs, malgré le comportement
exemplaire des 120.000 soldats arméniens de l'armée ottomane (on a ainsi compté
moins de désertions dans leurs rangs que chez leurs homologues turcs), Enver
Pacha ordonne dès février 1915 qu'ils soient retirés du front, désarmés et affectés
à l'arrière à des bataillons de travail.
Dans les semaines qui vont suivre, ils
vont être systématiquement exécutés
Dans ces conditions, les Russes n'ont
guère de mal à retourner en leur faveur les Arméniens mais aussi les
Assyro-Chaldéens des provinces orientales de la Turquie.
Le 7 avril 1915, la ville de Van, à
l'est de la Turquie, se soulève et proclame un gouvernement arménien
autonome.
Dans le même temps, à l'initiative du
Lord britannique de l'Amirauté, un certain Winston Churchill, les Français et
les Britanniques préparent un débarquement dans le détroit des Dardanelles en
vue de se saisir de Constantinople.
Le génocide
Les Jeunes-Turcs profitent des troubles
pour accomplir leur dessein d'éliminer la totalité des Arméniens et des Assyro-Chaldéens
de l'Asie mineure, une région qu'ils considèrent comme le foyer national
exclusif du peuple turc. Ils procèdent avec méthode et brutalité.
Le ministre de l'Intérieur Talaat Pacha ordonne l'assassinat des élites arméniennes de
la capitale. C'est ensuite le tour des nombreuses populations arméniennes des
sept provinces orientales (les Arméniens des provinces arabophones du Liban et
de Jérusalem ne seront jamais inquiétés).
Dans un premier temps, les agents du
Gouvernement rassemblent les hommes de moins de 20 ans et de plus de 45 ans et
les éloignent de leur région natale pour leur faire accomplir des travaux
épuisants. Beaucoup d'hommes sont aussi tués sur place.
1915 : déportations
meurtrières
Dans une première étape, l'objectif
officiel est de déplacer les Arméniens et autres chrétiens des provinces
orientales d'Anatolie vers Alep et des camps installés dans le désert de Syrie.
La « Loi provisoire de déportation » du 27 mai 1915 fixe le cadre réglementaire
de la déportation des survivants ainsi que de la spoliation des victimes.
Dans les villages qui ont été quelques
semaines plus tôt privés de leurs notables et de leurs jeunes gens, militaires
et gendarmes ont toute facilité à réunir les femmes et les enfants. Ces
malheureux sont réunis en longs convois et déportés vers Deir ez-Zor, sur
l'Euphrate, une région désertique de la Syrie ottomane.
Les marches se déroulent sous le soleil
de l'été, dans des conditions épouvantables, sans vivres et sans eau, sous la
menace constante des montagnards kurdes et Tcherkesses, trop heureux de pouvoir
librement exterminer
leurs voisins et rivaux. Elles débouchent en général sur une mort rapide.
Survivent toutefois une centaine de
milliers de jeunes femmes ou d'adolescentes (parmi les plus jolies) ; celles-là
sont enlevées par les Turcs ou les Kurdes pour être vendues comme esclaves ou
converties de force à l'islam et mariées à des familiers (en ce début du XXIe
siècle, beaucoup de Turcs sont troublés de découvrir qu'ils descendent ainsi
d'une jeune chrétienne d'Arménie arrachée à sa famille et à sa culture).
En septembre, après les habitants des
provinces orientales, vient le tour des Arméniens de Cilicie. Ils sont aussi
convoyés vers le désert de Syrie dans des wagons à bestiaux puis transférés dans
des camps de concentration en zone désertique où ils ne tardent pas à succomber
à leur tour, loin des regards indiscrets.
Au total disparaissent pendant l'été
1915 les deux tiers de la population arménienne sous souveraineté ottomane.
Ajoutons à cela la disparition des Assyro Chaldéens des provinces orientales de
Diarbékir, Erzeroum et Bitlis, généralement associés
à leurs voisins arméniens dans les déportations et les massacres.
1916 : massacres de
masse
Dans une ultime phase, le Gouvernement
turc décide de liquider, de toutes les manières possibles, les 700.000
malheureux qui ont survécu aux marches de la mort et sont parquées dans les
camps de Syrie.
Voici le texte d'un télégramme transmis
par le ministre à la Direction des Jeunes-Turcs de la préfecture d'Alep : « Le
Gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il
faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à
prendre. Il ne faut tenir compte ni de l'âge, ni du sexe. Les scrupules de
conscience n'ont pas leur place ici. ».
Seules vont subsister les communautés
arméniennes de Smyrne, d'Istamboul et du
Proche-Orient, trop en vue des diplomates occidentaux, ainsi que les
communautés assyro-chaldéennes de Mésopotamie, trop éloignées.
Les Européens et le
génocide
En Occident, les informations sur le
génocide émeuvent l'opinion mais le sultan se justifie en arguant de la
nécessité de déplacer les populations pour des raisons militaires !
Le Gouvernement allemand, allié de la
Turquie, censure les informations sur le génocide. L'Allemagne entretient en
Turquie, pendant le conflit, une mission militaire très importante (jusqu'à
12.000 hommes). Et après la guerre, c'est en Allemagne que se réfugient les
responsables du génocide, y compris Talaat
Pacha.
Ce dernier est assassiné à Berlin le 16
mars 1921 par un jeune Arménien, Soghomon Tehlirian. Mais l'assassin sera acquitté par la justice
allemande, preuve si besoin est d'une réelle démocratisation de la vie
allemande sous le régime républicain issu de Weimar !
Le traité de Sèvres signé le 10 août
1920 entre les Alliés et le nouveau Gouvernement de l'empire ottoman prévoit la
mise en jugement des responsables du génocide. Mais le sursaut nationaliste du
général Moustafa Kémal bouscule ces bonnes
résolutions.
D'abord favorable à ce que soient punis
les responsables de la défaite et du génocide, Moustafa Kémal
se ravise car il a besoin de ressouder la nation turque face aux Grecs et aux
Occidentaux qui menacent sa souveraineté. Il décrète une amnistie générale, le
31 mars 1923.
La même année, le général parachève la «
turcisation » de la Turquie en expulsant les Grecs qui y vivaient depuis la
haute Antiquité. Istamboul, ville aux deux-tiers
chrétienne en 1914, devient dès lors exclusivement turque et musulmane.
À la vérité, c'est seulement dans les
années 1980 que l'opinion publique occidentale a retrouvé le souvenir de ce
génocide, à l'instigation de l'Église arménienne et des jeunes militants de la
troisième génération, dont certains n'ont pas hésité à recourir à des attentats
contre les intérêts turcs.