par Paul
KLOBOUKOFF
Un
concept flou à géométrie variable
Le «
revenu universel » surfe actuellement sur la vague de la mode dans des pays «
prospères » d'Europe et d'Amérique du Nord. Il annonce sans doute de profondes
révisions de systèmes de protection sociale « à bout de souffle », coûteux, qui
ont pris des dimensions démesurées et laissent peu de libertés aux citoyens.
Ils sont devenus trop complexes, peu « lisibles » et ne paraissent plus à même
de s'adapter aux bouleversements apportés par la mondialisation et aux impacts
des progrès technologiques (robotisation, numérique...) qui menacent de réduire
le nombre des emplois futurs. Il est donc probable que le « revenu universel »,
dont l'évocation peut faire rêver, s'invitera dans les débats qui vont précéder
et suivre la prochaine élection présidentielle.
Le plus souvent, « revenu universel », ou « revenu inconditionnel », est
entendu comme le versement à toutes les personnes d'une collectivité, quelle
que soit leurs activités (ou non activités), depuis leur naissance jusqu'à leur
mort, d'un revenu permettant de satisfaire leurs besoins élémentaires.
Cependant, parmi les concepteurs et les gouvernants qui envisageraient de le
mettre en pratique, « l'universalité » du revenu n'est pas prônée ou retenue
par tous. Pour certains, un tel revenu doit être réservé aux pauvres et aux
nécessiteux, ou bien encore, être modulé en fonction des autres revenus des
personnes, ou des foyers. Pour d'autres, les enfants et les ados doivent en
être exclus. Les avis sur le montant d'un « tel » revenu sont variés. Un plus
grand flou encore règne sur les prestations sociales dont les bénéficiaires
seraient éventuellement privés en contrepartie de son attribution. L'idée (ou les idées) d'un revenu universel
n'est pas (ou ne sont pas) nouvelle (s), puisque des historiens en trouvent des
racines en Angleterre au XVIe siècle dans les essais de philosophie politique
de sir Thomas More intitulés « L'Utopie » et le « Traité de la meilleure forme
de gouvernement ». D'autres en font remonter la première formulation à la fin
du XVIIIe siècle, avec le traité sur « La Justice agraire » du philosophe «
progressiste » américain Thomas Paine, qui proposait l'attribution à chaque
adulte majeur d'une dotation en terre puis d'une rente foncière lorsqu'il
serait vieux. Dans sa filiation, se retrouvent de nombreux partisans d'un «
revenu d'existence », ou encore d'un « revenu de base », qui ont constitué
d'influentes organisations telles le réseau mondial « Basic Income
Earth Network » (Réseau mondial pour le revenu de base),
le « Mouvement français pour le revenu de base (MFRB) » et « l'Association pour
l'instauration d'un revenu d'existence (AIRE) ». Pour elles, ce revenu est un
moyen à privilégier pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion. En France,
elles auraient inspiré les mises en place du revenu minimum d'insertion (RMI),
puis du revenu de solidarité active (RSA) et de l'actuelle prime pour l'emploi
(1).
Dans une acception d'essence
libérale, un revenu universel de base devrait être alloué à tous de façon égalitaire
et pourrait s'ajouter aux revenus provenant du travail ou d'autres sources.
L'économiste américain Milton Friedman avait ouvert la voie en proposant
l'octroi à tous d'un crédit d'impôt, ou « impôt négatif », d'un montant
correspondant à celui du minimum vital. Son but était d'éradiquer la pauvreté
sans être dissuasif pour l'emploi comme peuvent l'être des allocations qui
cessent lorsqu'on retrouve du travail. D'ailleurs, dans la plupart des
plaidoyers en faveur du revenu universel, figure en bonne place l'argument
selon lequel le fait de disposer d'un « revenu garanti » ne détourne pas de
l'emploi et, au contraire, encourage ses bénéficiaires à accepter des emplois
plus précaires, peu rémunérés, à se montrer moins exigeants quant à la qualité
des postes proposés et à se consacrer à des emplois « solidaires » ou d'utilité
publique, notamment. Il va sans dire que cette « analyse » est loin de
recueillir l'unanimité.
L'idée de l'impôt négatif est
revenue, portée en France par le cercle de réflexion « Génération libre », qui
voit également en lui la possibilité de simplifier et d'améliorer la politique
des aides sociales et de la redistribution.
Des héritiers de Friedman encore plus «
libéraux » pensent même que le revenu de base peut permettre de rationaliser le
système des transferts sociaux dans son ensemble et de donner à chacun la
possibilité de choisir librement les assurances qu'il va contracter (1). Cette
dernière façon de voir rencontre un certain succès dans les pays nordiques, les
pays anglo-saxons et la Suisse. En France, elle est en complète opposition avec
la politique dirigiste et interventionniste de l'État.
Des
expérimentations en Finlande, aux Pays-Bas et en Suisse
Avant de revenir en France, un
rapide survol des projets nourris en Finlande, dans des villes des Pays-Bas et
en Suisse donne un aperçu de la variété des conceptions du « revenu » envisagé
et des prudentes expérimentations qui vont précéder d'éventuelles mises en
œuvre « en grandeur nature ».
En
Finlande :
La Finlande pourrait être le
premier pays à expérimenter un Revenu universel de base (RUB), dès 2017.
Pourtant... De 2011 à 2014, la Finlande a connu de graves difficultés
économiques, notamment en raison de son manque de compétitivité à l'export, des
contreperformances du géant Nokia dans la téléphonie mobile et de la chute des
achats d'une Russie asphyxiée par les sanctions de l'UE et l'effondrement des
cours du pétrole et du gaz. Pendant ces trois ans, le PIB a reculé de plus de
2,5 % jusqu'à 204 Mds € en 2014 (2), le chômage a augmenté jusqu'à 8,5 % (puis
à 9,1 % en 2015), le déficit budgétaire s'est creusé (- 2,3 % en 2014 et - 3,3
% en 2015). En mai 2015, la Commission de Bruxelles a annoncé le lancement
d'une procédure de déficit excessif contre la Finlande (3). Pendant ce temps, les « généreuses »
prestations sociales n'ont cessé de croître pour atteindre 66,5 % Mds € en
2014, soit 32 % du montant du PIB. Leur financement a été assuré pour presque
moitié par l'État et les municipalités, pour 36 % par les employeurs et environ
14 % par les assurés sociaux (4). À la
suite des élections législatives d'avril 2015, un gouvernement de coalition a
été formé, mené par le parti du Centre de Julia Sipilä
et associant le parti populiste eurosceptique des Vrais Finlandais ainsi que le
parti conservateur du Rassemblement national. Ses priorités : une forte baisse
des dépenses publiques et le rétablissement de la compétitivité des
entreprises. Le Gouvernement a tenté de convaincre les « partenaires sociaux »
d'accepter un pacte visant une diminution de – 5 % du coût du travail. Sans
succès. Puis il a annoncé des mesures de « Flex sécurité » à venir (qui
devaient être précisées d'ici juin 2016) favorables aux travailleurs qui
perdent leur emploi et au travail des femmes avec enfants, d'un côté, et, de
l'autre côté, des facilités pour l'augmentation par les entreprises de la durée
du travail, avec, en prime, un abaissement conséquent de la contribution des
employeurs à la Sécurité sociale (3).
Dans un tel contexte, la création d'un revenu universel de base (RUB)
qui serait pris en charge par le Gouvernement central ne répond surement pas à
un élan de générosité porteur d'une hausse du coût des prestations sociales. On
peut même penser que le RUB, présenté comme une intéressante avancée sociale,
plébiscitée par près de 70 % de la population et approuvée par les principaux
partis politiques, est, en réalité un pas (discret) vers la remise en cause du
complexe et onéreux système « nordique » de protection sociale, que le pays a de plus en plus
de mal à financer et qui fait l'objet de
critiques d'inadéquation, voire d'obsolescence.
Le RUB serait versé à toute la population. Le montant mensuel, encore
discuté, qui retient le plus l'attention est de 800 €. Il remplacerait une
grande partie (à préciser) des prestations sociales allouées aujourd'hui. Pour
une population de 5,4 millions de personnes, son coût serait alors de 52 Mds
€... s'il était effectivement versé entièrement à tous (voir ci-après). Ce qui
pose un important problème de financement, car le montant total des impôts et
des cotisations sociales collectées en 2015 est de 92,1 Mds €, dont 43,4 Mds
reviennent au Gouvernement central, 21,9 Mds vont au Gouvernement local et 26,7
Mds alimentent les Fonds de Sécurité Sociale (5). Prudent, le Gouvernement a décidé de
commencer en 2017 par une expérimentation « pilote » d'une durée de deux ans,
portant sur environ 10.000 personnes d'âge actif qui recevraient... 550 € par
mois. C'est le montant d'une variante basse envisagée dès l'origine. Cela
n'exclut pas la possibilité d'adopter un RUB plus élevé ultérieurement.
Ce montant de 550 € apparait
assez faible en comparaison du seuil de pauvreté, qui était de 1.185 € par mois
en 2014, ainsi que du revenu disponible brut moyen par habitant, qui était
alors de 2.330 €. Il serait sensé couvrir les dépenses d'alimentation, d'hygiène
personnelle et d'habillement. Un « minimum vital », en quelque sorte.
D'après Reuters et The
Independent, à ce revenu pourraient s'ajouter des prestations « sous condition
de ressources », telles des allocations logement, lorsque cela serait nécessaire.
Quant à ceux qui toucheraient un salaire, ils devraient restituer l'argent reçu
par le canal d'une majoration de leur impôt sur le revenu (6). On s'éloignerait
alors d'un même Revenu universel versé à tous, en réalité, dans un système «
hybride » avec des versements nets variables en fonction des autres revenus...
qui viserait à garantir à tous un revenu d'au moins 550 €. Son coût serait
évidemment beaucoup plus faible. Pour quels résultats ? Pour quels changements
? Pour les concepteurs et les dirigeants politiques « à la manœuvre », une
grande difficulté est de prévoir, d'anticiper, les comportements des personnes
qui « entreront » dans le nouveau système.
Selon le professeur qui dirige le
groupe de travail, le RUB aurait pour vertu d'encourager ceux qui craignent de
perdre leurs indemnités de chômage ou d'autres aides sociales à accepter des
emplois de courte durée.
De forts doutes et des
hésitations subsistent donc quant au choix de la « formule gagnante », avec une
crainte « viscérale », celle de s'éloigner d'un système redistributif
et protecteur des personnes à faibles revenus pour aller vers un système plus «
libéral », plus « égalitaire », que l'on a du mal à imaginer avec précision. Un
saut dans l'inconnu.
Aux
Pays-Bas :
En août 2015, Utrecht, ville des
Pays-Bas de plus de 320.000 habitants, a décidé de mettre en place un Revenu
universel de base (RUB). Elle a été suivie par sept autres villes qui ont mis
la question à l'étude. Le programme d'Utrecht prévoit de fournir à tous les
résidents (y compris aux résidents étrangers et aux migrants) un revenu de base
destiné à couvrir les « coûts de la vie » et à donner la possibilité aux
bénéficiaires de consacrer plus de temps aux soins personnels, au volontariat
et à l'éducation. Le montant du versement en espèces envisagé est compris entre
900 € et 1.300 € par mois selon la taille du ménage. Le but en est aussi de
favoriser la flexibilité du travail. Et les concepteurs espèrent que le RUB
aidera à promouvoir une société plus efficace, créative, inspirée, moins
hostile à l'immigration... à Utrecht, et, pourquoi pas, dans tout le pays et
dans l'UE (7).
Ensemble avec d'autres villes,
Utrecht explore aussi d'autres options. C'est pourquoi, en janvier 2016, elle a
lancé une expérimentation pilote d'une durée de trois ans destinée à tester à
quel point le modèle social existant décourageait ses bénéficiaires de
rechercher de l'emploi, notamment par crainte de perdre tout ou partie de leurs
avantages s'ils travaillaient. Au moins 250 personnes sans emploi recevant des
prestations sociales participeront à l'expérimentation. Elles seront réparties
en cinq groupes. L'un d'eux, le groupe témoin, verra les conditions relatives
aux prestations reçues par ses membres inchangés. Trois groupes verront des
modifications (à tester) affecter leurs prestations sociales. Le dernier ne
connaitra presqu'aucune « régulation sociale ». Il sera le plus proche des
conditions de mise en œuvre du Revenu universel de base d'Utrecht. Une
évaluation sera réalisée par l'Université d'Utrecht au terme de deux ans
(8).
La ville d'Utrecht ne tient
visiblement pas à précipiter les choses. Je crains qu'avec des échantillons
aussi modestes elle ne puisse pas tirer de l'expérimentation des observations
suffisamment « instructives ».
En
Suisse :
Un débat a été ouvert en 2013
avec une pétition en faveur d'un revenu universel de base qui a recueilli plus
de 100.000 signatures. Il a débouché, malgré l'opposition du Gouvernement
confédéral, sur la décision de tenir le 5 juin 2016 un référendum national sur
l'introduction d'un revenu de base. Ses proposants soutiennent que la Suisse
est un pays riche qui peut se le permettre. Selon eux, des centaines de
milliers de Suisses sont confrontés au risque de perdre leur emploi en raison
des progrès technologiques, et l'introduction d'un revenu de base leur
apporterait une plus grande sécurité.
Ils voudraient que le
Gouvernement de la Confédération garantisse à chaque adulte, sa vie durant, un
revenu de 2.500 Francs suisses par mois (soit environ 2.200 euros) et que 625 FS
soient attribués aux moins de 18 ans. Ce revenu serait inconditionnel et ne
serait pas imposé.
Les personnes travaillant et
gagnant moins que ce Revenu verrait leur paie complétée. Ceux qui n'auraient
pas de travail (et de ressources) recevraient le montant total (9).
Les montants évoqués sont assez
conséquents, puisque le Revenu garanti d'un adulte serait un peu supérieur au
seuil de pauvreté, de 2.219 FS, et que pour un ménage avec deux enfants, il
serait de 6.250 FS (soit environ 5.500 €), alors que le salaire médian est de
6.200 FS (10).
Ce revenu remplacerait une grande
partie des prestations sociales. En sus de cette « économie », pour assurer son
financement, le Gouvernement a déclaré qu'il devrait trouver 25 Mds FS de
ressources (le budget total de la Confédération est de 65 Mds FS en 2014) et a
estimé que de nouveaux impôts ou des coupes dans ses dépenses seraient
dommageables pour l'économie du pays. La compétitivité est un souci majeur pour
le pays, très ouvert sur l'extérieur, dont le montant des exportations est
voisin de deux tiers de celui du PIB (11).
Pour être introduite cette
innovation doit être approuvée par la majorité de l'électorat ainsi que par les
26 cantons. Le Gouvernement confédéral lui est hostile. Il en est de même des
cantons et, semble-t-il, de nombreux Suisses qui considèrent qu'elle
adresserait un signal désastreux aux jeunes en les décourageant de se former et
de travailler, ou, plus crûment, qui refusent ce droit de vivre « sur le dos
d'autrui ». Aussi, le rejet du projet lors du référendum du 5 juin 2016 est-il
pronostiqué. Ensuite... ?
(NDLR : le référendum a été
rejeté par 76,9 % des électeurs pour un taux de participation de 46 %.)