par Luc BEYER de RYKE
Il y a quarante-huit ans que je ne m’étais rendu à Cuba.
C’était au Congrès culturel de La Havane où j’avais été invité parce que je
présentais alors le journal télévisé à la RTB. Idéologie mise à part
l’événement valait d’y participer. Il permettait de rencontrer ou de croiser
des artistes, des écrivains de premier plan. Pour les peintres, le Cubain Wilfredo Lam et le Mexicain
Siqueiros compromis dans l’assassinat de Trotsky. Il
y avait Asper Yorn du
groupe Cobra et côté écrivains, Hugo Claus fraternisant avec Nicolas Guillen, poète cubain qui figure dans toutes les
anthologies.
« Que de bateaux, que
de bateaux ! « Et que de nègres, que de
nègres ! ...
« Quel fouet celui du
négrier ! »
Le souvenir de l’esclavage hante la mémoire de Cuba. Ses
poètes, ses écrivains en parlent. Et l’on voit le Che au Congo avant d’être tué
en Bolivie.
Lorsque le Congrès culturel se tint à La Havane c’était
quelques mois après la mort du Che. Sa fille, une enfant, vint nous rendre
visite. Nous étions emportés par le vent de l’Histoire. Celui des événements et
celui de la parole. Devant nous Fidel Castro dans des discours où la harangue
prenait des heures s’adressait aux paysans qui récoltaient la zafra. Le sucre de canne était l’or brun de l’île. L’Union
soviétique achetait la récolte. Cuba dépendait d’elle.
Les temps ont changé mais aujourd’hui lorsque notre navire de
croisière mouilla dans le port de La Havane, amarré au quai voisin du nôtre,
nous avons pu voir un vaisseau de guerre russe. Peu de temps auparavant deux
navires chinois occupaient la place et les marins, sur le pont, saluaient les
curieux venus en nombre. Ces visites de courtoisie reflètent la politique
extérieure et marquent la continuité entre celle de Fidel et celle de son frère
Raoul. En particulier au Proche-Orient où Raoul Castro et Poutine s’accordent
pour apporter un soutien sans limite à Bachar el
Assad. Au point que la rumeur a couru que des troupes cubaines avaient été
dépêchées sur le terrain. Ce qui fit l’objet d’un démenti venu de Raoul lui-même.
Cuba at les États-Unis
Cela étant, la grande affaire mobilisant toutes les énergies
est bien entendu la levée de l’embargo et l’évacuation de Guantanamo. Le
rapprochement américano-cubain dans lequel la diplomatie vaticane et le pape
François ont joué un rôle n’avance qu’à pas comptés. Le directeur de l’Agence
cubaine des nouvelles (l’équivalent d’une AFP très encadrée et dirigée...) m’a
confié ses doléances et espérances : «
Le rétablissement des relations diplomatiques, Cuba rayé de la liste des
pays terroristes constituent une avancée réelle. Tout reste à faire. Nous
savons l’opposition du
Congrès à Obama.
Mais il a le pouvoir de décider seul d’assouplissements
importants. À la fois à propos des relations entre journalistes américains et
des personnalités cubaines comme de dispositions relatives à des transferts de
fonds en dollars. Or nous avons vu la BNP-Paris-Bas et la Société Générale
lourdement sanctionnées pour avoir autorisé de tels transferts avec Cuba. » .
C’est Raoul qui a mis sur les rails le rapprochement avec les
Etats-Unis. Était-ce en accord avec son frère ou malgré lui ? Les
interprétations divergent. Pour notre interlocuteur dont l’inconditionnalité
s’inscrit jusque dans le prénom de « Fidelito » les deux
frères ne font qu’un. Fidel demeure « il
commandante » . Raoul ne prendrait aucune décision
sans son assentiment. De source diplomatique cela paraît beaucoup moins
évident. Si Fidel consent ce serait du bout des lèvres. Et l’on peut être
assuré que lui aux Affaires n’aurait jamais engagé un tel processus.
Ni probablement celui relatif aux réformes économiques.
Encore qu’ici Raoul n’entend pas les conduire au point où la Chine les a
entreprises. Il s’en tient au moderato cantabile et ne veut pas de viva furioso pour mener sa politique, Raoul n’a plus
beaucoup de temps. Il a quatre-vingt-quatre ans et la Constitution ne lui
autorise pas un troisième mandat. Il a annoncé son départ pour 2018. S’il
devait être anticipé ce serait le premier vice-président du Conseil d’État qui
serait appelé à lui succéder. Un civil, un professeur d’université dans la
cinquantaine.
Quelle évolution politique va suivre Cuba ?
Quel visage pour l’ouverture ?
Y a-t’il une chance de voir
s’instaurer un multipartisme ? Pas si l’on écoute des adeptes du régime. Le directeur
de l’Agence cubaine des nouvelles est catégorique. « La Parti unique fédère tous les patriotes
honnêtes. Qu’ils soient militaires, artistes, intellectuels ou ouvriers. Si
Cuba existe c’est parce qu’il y a un seul part. » Constat ou aveu ? Estce
dire qu’il n’y a pas d’opposants ? Des opposants il y en a. Une opposition ?
C’est plus douteux. Le danger pour le régime n’est pas là. Il réside dans
l’ouverture au monde prédite par Jean-Paul II : « Cuba va s’ouvrir au monde et Cuba va s’ouvrir
au monde » .
Avec le rapprochement américano-cubain elle va prendre forme.
la vie n’est pas manichéenne. L’ouverture est une
espérance de mieux vivre. Aujourd’hui les Cubains sont pauvres. Les rutilantes
voitures américaines, les Buick, les Ford, les Chevrolet continuent à rouler
grâce à des moteurs russes trafiqués. Elles sont devenues une attraction pour
les touristes mais elles roulent sur des routes dégradées. Les transports sont
rares. Les autobus n’ont ni horaire, ni itinéraire fixes. Quant au train il met
vingt heures pour relier La Havane à Santiago. Il y a la crise du logement et
dans les restaurants il faut prendre ses précautions car... le papier toilette
est inexistant, petit détail trivial mais révélateur.
Ce qui ne veut pas dire qu’à Cuba rien ne marche. Dans deux
domaines essentiels l’acquis est positif : l’éducation et la médecine. L’on
voit partout des enfants habillés d’uniformes aux couleurs différentes selon
leur degré scolaire. Et la médecine est performante. Cuba exporte ses médecins
en Afrique et en Amérique latine. Des Latino-Américains viennent se faire
soigner gratuitement. Dans les quartiers le médecin de famille, invité ou non,
vient annuellement voir tous les habitants. Aussi l’espérance de vie à Cuba
équivaut-elle à la nôtre en Europe. Mais la médecine cubaine manque néanmoins
de médicaments et du matériel nécessaire à certaines opérations. Aussi la
tentation est grande pour des médecins d’aller exercer aux États-Unis. Ce qui
ne leur est pas permis.
Si aujourd’hui les Cubains ne sont plus prisonniers de leur
île le régime se montre draconien dans l’octroi de visas de sortie pour des
cadres, des intellectuels, des médecins. Aussi les Cubains sont-ils animés de
sentiments contradictoires. Ils aspirent à l’ouverture, à la libéralisation à
condition qu’elles ne remettent pas en cause les acquis sociaux. Ce qui
n’empêche pas qu’au-delà des idéologies pour nombre de Cubains existe un « rêve américain » .
Bien plus qu’une opposition qui demeure fragmentée et
virtuelle la « Revolución
» est menacée par ce qu’on pourrait
appeler « l’exode de la Liberté » une fois les frontières ouvertes. Les
touristes arrivent, les Américains vont bientôt arriver.
Les Cubains vont-ils partir ? Toute
la question est là.