par Marc DUGOIS
Un problème sans
solution est un problème mal posé (Albert Einstein).
Une société ressemble à
un arbre
Un arbre est enraciné en un lieu donné et ses racines sont
multiples. Le temps a construit à partir de ces racines un tronc vertical,
colonne nourricière qui croît en volume et en solidité au fur et à mesure que
ses différentes branches se développent et se diversifient. Au bout des
branches poussent les feuilles qui par la photosynthèse permettent à l’énergie
solaire de dynamiser l’ensemble et de le faire croître en lui faisant aspirer
par les racines et transporter par la sève, le carbone, l’azote et l’eau qui
lui sont nécessaires. Il rejette l’oxygène qui servira à d’autres. L’ensemble
est cohérent, solide, stable et de belle apparence. C’est d’ailleurs parce
qu’il est cohérent, solide et stable que nous le trouvons de belle apparence.
Si l’apparence décline, si le feuillage jaunit ou se raréfie, c’est l’automne
qui annonce soit le sommeil de l’hiver soit la mort de l’arbre.
On retrouve à peu près les mêmes éléments dans une société.
Elle est enracinée en un lieu donné et ses racines sont toute son histoire qui
a façonné son identité. Comme un arbre, son tronc, sa gouvernance unifie la
richesse de son passé et l’énergie de son présent pour fortifier ses trois
branches : l’économie, la politique et l’éducation. L’économie prend en charge
l’activité des membres de la société, la politique s’occupe de leur
organisation et l’éducation prépare les nouveaux membres à leurs futurs
individuels et au futur collectif. Économie, politique et éducation sont
étroitement liés comme les branches d’un même arbre. Les membres de la société
sont comme les feuilles. Ils sont le résultat du travail des racines, du tronc
et des branches mais ils sont aussi les apports d’énergie par leur travail
propre, essentiel à la société.
Très peu d’entre nous jugent de la santé d’un arbre autrement
que par son apparence parce que, lorsque nous voyons un arbre, notre cerveau a
été programmé pour imaginer son tronc et sa ramure même si tout est caché par
le feuillage. Nous avons même appris à distinguer par le feuillage le type
d’arbre dont il s’agit. C’est par la forme globale de son feuillage que nous
reconnaissons un chêne d’un peuplier. Dans la plupart des cas nous ne voyons
pas la structure de l’arbre mais nous savons qu’elle est là et que l’arbre est
équilibré.
Mais si le mot équilibre a encore un sens, nous ne sommes
plus tellement conscients de la différence fondamentale qu’il y a entre un
équilibre stable et un équilibre instable que nous vérifions pourtant
quotidiennement sans y prêter attention. Un équilibre stable se reconstitue de
lui-même s’il est dérangé alors qu’un équilibre instable s’effondre d’un coup à
la moindre bousculade. Le vêtement sur le porte-manteau est un équilibre stable
qui revient s’il est dérangé. Le château de cartes est un équilibre instable
qui s’effondre au moindre souffle. Le funambule sur son fil est en équilibre
instable mais la pomme qui mûrit sur son arbre est en équilibre stable. Faisons
trembler la terre. Le funambule et le château de cartes sont emportés et se
retrouvent chacun en un équilibre stable nouveau et non voulu : les cartes sont
en tas sur la table et le funambule est suspendu à son câble de sécurité ou
avalé par son filet de protection. La pomme et le vêtement qui étaient déjà en
équilibres stables ont retrouvé naturellement et sans laisser de traces la
place qu’ils avaient avant la secousse.
Sur la Terre la plupart des équilibres stables utilisent la
gravitation et ne consomment donc pas d’énergie. En revanche les équilibres
instables dévorent une énergie considérable pour apparaître comme stables et
tenir dans le temps. Pour faire tenir un château de cartes il faudra beaucoup
de temps, un minimum de colle et des protections contre les courants d’air. Si
l’on veut faire tenir un bateau sur sa quille afin de le réparer, il faudra des
cales, des étais, bref toute une installation et donc beaucoup de temps et
beaucoup d’énergie. La règle tenue en équilibre vertical instable au bout du
doigt nécessite une attention de tous les instants et une dextérité sans
laquelle elle retrouvera très vite son équilibre stable naturel…. par terre.
L’équilibre stable est harmonieux mais il est inerte.
L’équilibre instable est dynamique mais il est fragile. Le mouvement et
l’harmonie sont indispensables à la vie mais l’excès de l’un comme de l’autre
conduit à la mort. C’est d’ailleurs la mort elle-même qui est excès d’harmonie
quand le tumulte, lui, est excès de mouvement. La difficulté est de combiner
les équilibres stables et les équilibres instables sans les opposer, comme nous
le faisons en marchant et comme le fait l’arbre. Nous le faisons naturellement
sauf en politique où, si nous nous croyons de droite, nous survalorisons
l’harmonie, l’équilibre stable, au risque de tout simplifier en ne bougeant
plus et d’être mort. Si nous nous croyons de gauche nous survalorisons le
mouvement, l’équilibre instable, au risque de tout simplifier par une agitation
dont nous ne percevons qu’ultérieurement la stérilité.
L’arbre est pourtant un exemple de cet équilibre qui dure
alors qu’il s’oppose à la gravitation ; il monte, il grimpe, il croît. Il est
même devenu naturel de croire qu’un arbre est un équilibre stable alors que
seule la verticale soleil-terre lui donne cette apparence. C’est cette
verticale qui lui donne au fur et à mesure de sa croissance, l’assise de ses
racines, la solidité de son tronc et la richesse de ses branchages et de ses
feuilles. Nous n’avons toujours pas compris son fonctionnement dans le détail
mais nous constatons que les chênes ne démarrent pas l’année en même temps que
les saules et les noisetiers mais que tous les arbres d’une même espèce
évoluent ensemble au même moment. On reconnait les pruneliers dans les haies au
fait qu’ils ont tous leurs fleurs blanches au même moment du printemps. Mais ce
moment n’est pas le même que l’année dernière et probablement pas le même que
celui de l’an prochain. C’est la verticale qui en décide, cette verticale que
les hommes ont toujours appelé le sacré et auquel ils se sont toujours soumis
sans le comprendre sauf au XXe siècle en Occident où les idéologies nous ont
fait le ridiculiser. Il n’existerait pas pour la seule raison que nous ne le
comprenons pas. Il n’est pour les idéologies que superstition et obscurantisme
alors qu’il est humilité ; humilité de ne pas savoir distinguer clairement le
bien du mal dans le vent, le fleuve ou le volcan. Le sacré lui distingue le
lieu sacré du sacré lieu, le temps sacré du sacré temps. Nous l’avons
oublié.
Les arbres semblent ne pas l’avoir oublié et sont des
équilibres instables stabilisés par beaucoup d’énergie venant à la fois du sol
et de la lumière. Sacrés arbres ou arbres sacrés ? Une tempête ou une attaque
d’insectes ou de champignons abattra pourtant les plus faibles pour que les
plus forts renforcent la durabilité de l’espèce. Dans la nature la chaîne de la
vie a besoin de la mort qu’elle accueille naturellement.
Malheureusement par orgueil la société occidentale a voulu
depuis deux siècles sortir d’une organisation naturelle, rationnelle et humble
pour lui préférer des organisations raisonnées qui ne sont que des idéologies
qui oublient l’harmonie au profit de l’agitation. Fondée sur l’explosion
généreuse de sa pensée au siècle des lumières, elle a créé trois rêves
impossibles qui ont tous les trois tenté de dominer le monde au XXe siècle qui
est devenu, de fait, le siècle des ténèbres. Par trois fois la pensée
occidentale s’est crue plus forte que la nature et elle a voulu imposer à toute
l’humanité le pléonasme d’une idéologie idéale qui ne supportait pas la
contradiction. Elle s’est décrétée capable de tout résoudre en appelant même la
Terre « la » planète sans réaliser qu’en louchant, elle perdait toute vue
d’ensemble.
Au lieu de chercher ce qui avait rendu notre arbre malade, au
lieu d’analyser les problèmes de nos racines, de notre tronc et de nos branches
principales pour comprendre, soigner et redonner un souffle à notre société, nous
avons fait le choix de nous contenter de l’apparence, de tout miser sur trois
idoles qui sont la démocratie, la croissance et l’éducation. Et en attendant
que les idoles fassent le travail en profondeur que nous avons renoncé à faire
et qu’elles ne feront évidemment jamais, nous essayons de sauver les apparences
en repeignant notre arbre en vert sans y croire un seul instant.
L’histoire de l’humanité montre que les civilisations meurent
et qu’elles meurent toujours de l’incapacité des puissants à comprendre leur
problème tellement cela les dérange et de la lâcheté des peuples qui renoncent
au bonheur au profit du plaisir et de l’immédiateté. Notre civilisation est
malade d’un mal profond mais il n’y a aucune raison de la laisser mourir. La
vanité des puissants les empêchent de voir qu’ils sont nus mais nous pouvons
nous réveiller de notre lâcheté à ne pas dire que nous ne comprenons pas
comment notre problème pourrait être résolu par la démocratie qui n’est
aujourd’hui que l’avis majoritaire de la foule, la croissance qui est le rêve
benêt de la manne divine et l’éducation qui n’est plus qu’un formatage
décérébrant.
Comprendre, convaincre et réagir, voilà l’ordre de nos
devoirs. Et pour comprendre il faut d’abord ressentir puis questionner. C’est
sur notre sensibilité, notre curiosité et notre humilité que nous
reconstruirons demain.