LES ATTENTATS CONTRE CHARLIE HEBDO ET LES LEÇONS DE VOLTAIRE

par Christian COULON*

L'odieux meurtre des journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo a remis Voltaire et son Traité sur la tolérance (1763) à l'ordre du jour. Jamais, nous dit-t-on, il ne s'est vendu autant d'exemplaires de cet ouvrage de combat qui était un peu tombé dans l'oubli. Il est vrai que la lecture du Traité est particulièrement opportune. Ce texte est une réaction à chaud à un fait d'actualité dramatique : l'affaire Calas (1762).

Voltaire crie son indignation devant la sentence des juges de Toulouse, « entraînés par le fanatisme de la populace » condamnant au supplice de la roue Jean Calas, probe et paisible négociant protestant, accusé d'avoir assassiné son fils Marc-Antoine parce qu'il aurait été sur le point de se convertir au catholicisme - en réalité il semble bien que le jeune homme, dont Voltaire nous dit qu'il était d'un caractère «inquiet, sombre et violent », se soit suicidé. Apprenant l'exécution de Jean Calas, Voltaire comprend très vite qu'il s'agit d'un nouvel épisode des guerres de religion. Il se jette corps et âme dans la lutte pour réhabiliter Jean Calas, et fait de cette affaire un cas exemplaire d'étude de cette « maladie de l'esprit » qu'est le fanatisme auquel il oppose la tolérance. Il poursuivra ce combat contre l'intolérance et le fanatisme dans son Dictionnaire philosophique dont la première édition date de 1764 (1).

Nous, après les événements du 7 janvier, nous avons aussi crié notre horreur du crime et nous nous sommes rassemblés le 11 janvier pour affirmer notre volonté d'être unis face à « l'infâme ». Puis dans les jours et semaines qui suivirent nous nous nous sommes demandés : comment a-t-on pu en arriver là ? La presse, les politiques, les intellectuels, les responsables religieux y sont allés de leur petite musique dénonçant pèle mêle l'immigration, les ghettos des banlieues, les dangers de l'islamisme, ou parfois de l'islam lui-même, la faillite de l'école et des « valeurs de la République ».

Mais la grande leçon de Voltaire, c'est d'avoir vu plus loin, de s'être appliqué à « sortir de notre petite sphère » et d'examiner dans le temps et dans l'espace les effets dramatiques des « abus de religion ». Il analyse les leçons de l'histoire. Il regarde les sociétés étrangères (la Chine, l'empire ottoman, par exemple). Il compare le message des différentes confessions et l'état des relations religieuses sur la planète. Il adopte cette démarche globale et comparée qui fait la force et l'actualité de son Traité et qui devrait nous engager à une réflexion vigoureuse sur ce que dit ce douloureux événement du 7 janvier aussi bien du radicalisme religieux - l'islamisme en l'occurrence - que des maux de notre propre société. L'invitation, la leçon de Voltaire, c'est justement de réfléchir sans pour autant cesser de crier.

Je me propose ici d'esquisser, en partant des pistes que suggère l'œuvre de Voltaire, quelques éléments de débat concernant la question de la tolérance si mise à mal dans l'affaire Calas comme dans les attentats contre Charlie Hebdo. Commençons par le fanatisme qui est la manifestation la plus visible de ces fureurs criminelles.

LE FANATISME : « UNE MALADIE ÉPIDERMIQUE »

Le fanatisme : ce terme est omniprésent dans l'œuvre de Voltaire, dans le Traité, mais aussi dans le Dictionnaire philosophique. C'est son grand combat de le dénoncer sans cesse, avec à la fois ironie et détermination, et de lui opposer la tolérance. Notons d'ailleurs que cette opposition fanatisme/tolérance s'est forgée dans un contexte précis, celui des luttes et guerres religieuses entre catholiques et réformés. Il n'est donc pas surprenant qu'elle réapparaisse aujourd'hui dans un environnement tout aussi dramatique et menaçant, celui de l'essor du fondamentalisme islamique et du djihadisme. Pour notre philosophe des Lumières, le fanatisme est une« maladie épidermique », une « maladie qui se gagne comme la petite vérole ». C'est « la peste des âmes » C'est « une folie religieuses sombre et cruelle », basée sur une interprétation erronée des Evangiles, puisque les paroles et actions de Jésus prêchent au contraire « la douceur, la patience, l'indulgence ». De là, explique Voltaire viennent toutes les persécutions, tous les massacres, ceux par exemple dont ont été victimes autrefois les albigeois et les vaudois, que « nous avons égorgés, brûlés en foule, sans distinction d'âge ni de sexe ». Mais, ajoute-il, « le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n'allaient pas à la messe ». Certes, écrit-il, les huguenots, ont été eux aussi « enivrés de fanatisme et souillés de sang comme nous », mais, remarque-t-il, la génération présente est moins « barbare ».

Quels sont les ressorts de ce fanatisme ? La haine de l'Autre d'abord : « De toutes les superstitions, la plus dangereuse n'est-elle pas celle de haïr son prochain pour ses opinions ? ». C'est cette haine qui conduit à l'annihilation et à la destruction de celui qui croit ou pense différemment. Le dogmatisme ensuite : « Moins de dogmes et moins de disputes ; et moins de disputes, moins de malheurs ». « L'esprit dogmatique » engendre l'intolérance et la fureur religieuse.

Quant à ceux qui conduisent ces fanatiques et qui « mettent le poignard entre leurs mains », ils « ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, diton, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu'ils assassinent tous ceux qu'il leur nommerait », écrit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique. On reconnaitra dans ces propos les « soldats de Dieu » et les « martyrs volontaires » de toute religion. Voltaire a toujours des mots très durs et évocateurs lorsqu'il trace le portrait de ces fous de Dieu dont les actes ne peuvent effectivement qu'être ceux de malades. Ainsi en va-t-il des « convulsionnaires », cette secte d'agités, qui « s'échauffaient par degrés : leurs yeux s'enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leurs visages, et ils auraient tué quiconque les eût contredit », note-t-il dans le Dictionnaire (2). Le fanatisme, hier comme aujourd'hui, produit des monstres.

On l'aura compris, ce sont surtout les déviances et dérives du christianisme que fustige la plume de Voltaire, et le lire aujourd'hui nous rappelle que notre histoire, que nos « civilisations » n'ont pas été, loin de là, exemptes de barbarie religieuse. On a d'ailleurs un peu l'impression qu'à ses yeux le fanatisme religieux sévit surtout sur les terres chrétiennes. Il oppose en effet ces fureurs chrétiennes à la paix qui règne dans l'empire ottoman où les différentes religions vivent en sécurité, et à la Chine qui n'a jamais adopté l'adoration d'un seul Dieu, si ce n'est du temps du « grand empereur Young-tching » qui a chassé les jésuites, non pas parce qu'il était intolérant, mais « parce que les jésuites l'étaient ». On fera sans doute remarquer que Voltaire est l'auteur d'une tragédie intitulée Le Fanatisme de Mahomet le Prophète, écrite en 1736 et représentée pour la première fois en 1741. Cette pièce semble à première vue être une charge contre la religion musulmane, mais en réalité elle vise de manière indirecte les crimes commis au nom du Christ. Les « dévots » d'ailleurs ne s'y trompèrent, et attaquèrent Voltaire en justice, si bien que la pièce ne fut plus jouée (3). Il est cependant certain que l'auteur du Traité aurait aujourd'hui dénoncé, avec la même verve véhémente dont il fit preuve envers les persécuteurs chrétiens, les terroristes islamistes et le règne de la haine qu'ils instaurent. Il ne fait pas de doute qu'il aurait qualifié de « maladie épidermique » et de « peste des âmes », les pratiques de ces maniaques de la religion.

LE FANATISME CHANGE DE CAMP : LA MALADIE DE L'ISLAM

La Maladie de l'islam (4) c'est justement le titre d'un ouvrage érudit et lumineux, mais aussi de combat, d'un intellectuel musulman de renom, Abdelwahab Meddeb qui fut jusqu'à sa mort, en 2014, l'animateur de l'émission « Cultures d'islam » sur France-Culture. Publié en 2002, à la suite et en regard des attentats de New York, l'ouvrage se réclame explicitement du texte du maître de Ferney pour analyser la genèse et le discours des dérives islamistes. Car pas de doute pour ce lettré musulman : « Si le fanatisme fut la maladie du catholicisme, si le nazisme fut la maladie de l'Allemagne, il est sûr que l'intégrisme est la maladie de l'islam ». Même diagnostic chez un autre intellectuel musulman, l'islamologue et anthropologue Malek Chebel, qui dans son Dictionnaire amoureux de l'islam (2004) (5), n'hésite pas, lui aussi à reconnaître que « le fanatisme a changé de camp » et que c'est maintenant chez les musulmans que sévit « ce monstre froid ». Ce ne sont donc pas des islamophobes forcenés qui se placent ainsi dans la foulée de Voltaire et s'inspirent du Traité pour ausculter la maladie actuelle de l'islam, mais bien des férus d'histoire et de théologie islamiques. Cette critique de l'intérieur, et sans arrière-pensées, nous aide y voir plus clair dans les tenants et les aboutissants de cet islam sectaire du ressentiment et de la violence (6). Quels sont donc les points forts de ces analyses sur lesquels on peut s'appuyer pour mettre en contexte des événements aussi tragiques que ceux des attentats qui ont visé Charlie Hebdo ?

Commençons par un point essentiel. Au risque de choquer, je dirais que l'opposition, très souvent, et avec les meilleures intentions du monde, avancée aujourd'hui entre « islam fondamentaliste » et « islam modéré » est à bien des égards trompeuse. Elle ne rend pas bien compte de cette « misère », de cette maladie « qui ronge le corps musulman » tout entier, ainsi que l'écrit Abelwahab Meddeb. Elle brouille l'analyse des causes et des symptômes de cette maladie de l'islam dont parlent nos auteurs. Il ne s'agit pas bien sûr de mettre dans le même sac les djihadistes et les musulmans attachés à leur religion. Force est cependant de constater que l'interprétation simpliste et littéraliste des textes sacrés fait des ravages dans les rangs musulmans. Ils constituent un terreau sur lequel peut éventuellement germer un islam replié sur lui-même, voire combattant. En tous les cas, cette rigidification de l'islam est un frein à l'ouverture et à la réforme qu'appellent de leurs vœux des théologiens et hommes de religion éclairés. Et dans cette perspective, écrit Meddeb, le rôle de l'intellectuel est d'abord « de pointer la dérive des siens et d'aider à leur ouvrir les yeux sur ce qui les aveugle ».

LES AFFRES DU DOGMATISME

Ce qui les aveugle, c'est cet « esprit dogmatique » que visait Voltaire et dont il disait qu'il était à l'origine des « fureurs religieuses ». Il sévit aujourd'hui tant dans les pays musulmans que dans des communautés musulmanes de l'immigration, et sur les réseaux sociaux. Cette version, d'un islam archaïque, « maigre et pauvre », comme le qualifie Abdelwahab Meddeb, on le repère aisément sur trois plans.

D'abord celui de la fermeture théologique. De ce point de vue on assiste à une véritable régression intellectuelle. Les islamologues emploient volontiers l'expression de « fermeture de la porte de l'ijtihad » pour qualifier cette attitude de clôture de la pensée islamique. L'ijtihad c'est l'effort d'interprétation et de compréhension des textes canoniques, « leur adaptation à la marche du temps », explique Malek Chebel, qui appelle à « ijtihader l'islam » pour le rendre vivant et attractif, comme l'ont fait en leur temps les grands penseurs de l'islam des Lumières, Averroès, Avicenne, Ibn Arabi et les Mutalizites, ces « libres penseurs » de l'islam » des VIIIe et IXe siècles qui défendaient l'idée révolutionnaire d'un Coran « créé », traduction humaine de la volonté de Dieu, donc contingent, et non « incréé », c'est-à-dire éternel, comme Dieu l'est dans son essence.

On est bien loin aujourd'hui des Mutalizites dont les doctrines relèvent pour les fondamentalistes de l'hérésie et du blasphème. Comme l'explique Malek Chebel, l'ijtihad et la culture musulmane resplendirent au temps de l'empire musulman triomphant. Ils furent dans le repli et la rigidité lorsque celui-ci déclina, lorsque le monde musulman fut marginalisé et dominé par l'Occident. Et les crises qui le traversent aujourd'hui ne sont guère propices à une réouverture de « la porte de l'ijtihad ». Ce repli dogmatique repose sur une approche littéraliste des textes excluant toute réflexion, et notamment toute analyse de ce que l'on nomme dans la pensée musulmane classique « les circonstances de la révélation » (asbâh al-nuzûl), qui éclairent les situations, les contextes dans lesquels tel ou tel verset fut révélé, aidant ainsi à l'intelligence du texte. Cette fermeture dogmatique on la perçoit aussi dans les refus de tout débat théologique sur des points qui pourtant peuvent pousser à la discussion, sinon à la controverse. C'est le cas, par exemple, des représentations du Prophète, et plus largement des images. L'interdiction a été posée comme un absolu, interdisant toute interrogation, alors que, note Abelwahab Meddeb, qui consacre tout un chapitre de son livre à cette question, « le problème n'est pas soulevé par le Coran », et faisant comme si la « querelle des images » au VIIIe siècle et la célèbre tradition iconographique persane et mongole n'avaient jamais existé. Plus largement, tout ce qui paraît de près ou de loin déroger à cette approche dogmatique est perçu comme bid'a, terme désignant de façon péjorative une « innovation » non conforme à l'islam primitif, une « déformation ».

Fort logiquement, cet esprit dogmatique envahit aussi le domaine du droit, qui, rappelons-le, comprend dans la tradition islamique classique les prescriptions relatives au culte (îbadât) et celles relatives à la vie sociale (mu'âmalât). On peut parler à ce sujet d'obsession normative. « Malheureusement, on ne pense aujourd'hui l'islam, écrit Tariq Oubrou, recteur de la principale mosquée de Bordeaux, qu'en termes de hâlal/ hâram (permis/ interdit) mais coupés de leur sens profond. C'est particulièrement dommageable, car les aspects humanistes et éthiques se trouvent atrophiés par ce type de discours normatif, stérile et appauvrissant. » L'islam se réduit alors à des règles rigides censées dominer tous les comportements de la vie sociale au détriment d'une approche spirituelle de la religion. Ce juridisme totalisant et ce ritualisme dévot ont engendré un formalisme sclérosant, une orthopraxie dénuée de toute transcendance. Il en résulte l'absolutisation de la charia - qu'il ne faut pas confondre avec le fiqh qui est l'étude et la connaissance du droit. Il n'est pas inutile ici de rappeler que les versets juridiques ne représentent qu'une infime partie, un vingtième disent les spécialistes, du texte coranique. Tout cela se fait au prix d'une simplification réductrice du droit islamique qui est l'une des branches les plus complexes des « sciences islamiques » et l'objet de multiples et controversées interprétations qui ont donné naissance aux cinq grandes écoles juridiques de l'islam.

Enfin, on perçoit bien cette approche dogmatique dans la manière étroite de concevoir ce Nous que constitue la « communauté des croyants ». Etroite parce que bornée par des limites exclusives et radicales. Ceux qui ne partagent pas la Vérité telle que l'assène cet islam dogmatique ne sauraient être tolérés. Ils sont voués aux « fureurs de la haine, » comme dirait Voltaire. D'où les anathèmes contre ceux, quelquefois qualifiés d' « apostats » ou d' « hypocrites », qui professent d'autres versions de l'islam, qu'il s'agisse de l'islam soufi et confrérique aussi bien que de l'islam réformiste. D'où aussi la détestation de ceux que le Coran qualifie pourtant de « Gens du Livre » ( Ahl-al Kitâb), c'est-à-dire les juifs et les chrétiens, qui ont reçu la Révélation, même s'ils s'en sont « détournés ». Il est d'ailleurs significatif qu'aujourd'hui dans le vocabulaire de l'islam populaire des banlieues les « Gens du Livre » et plus globalement les non-musulmans deviennent des « infidèles » (kâfirûn), terme éminemment péjoratif. Ainsi s'établit une barrière communautaire absolue entre les « vrais musulmans » et les autres. Cette obsession identitaire est particulièrement diffusée, notamment en France, par le mouvement piétiste d'origine indo-pakistanaise jama'at al tabligh (société pour la propagation de l'islam) (7) dont l'influence dans les milieux de l'immigration avait été bien analysée par Gilles Kepel dans son ouvrage Les Banlieues de l'islam, dès 1987 (8).

 

La prédication de ce mouvement puritain vise à protéger les musulmans de tous les « égarements » moraux et sociaux propres à la société occidentale. En ce sens il offre une sécurité identitaire à des populations ayant perdu leurs repères. Il assure une vie communautaire reposant sur l'imitation du Prophète, et prône donc un islam-refuge hostile à toute intégration. Il participe de ces « tentations de repli » dont parle Gilles Kepel dans un ouvrage récent sur les communautés musulmanes du département de la Seine-Saint-Denis (9), intitulé Quatre-vingt Treize. Au fond, dans ces conditions, l'islam fonctionne comme une reconstruction identitaire, comme une « néoethnicité » (10) refondatrice reposant sur l'appartenance religieuse, et impliquant une solidarité.

C'est justement de cette solidarité communautaire absolue et exclusive dont se dégage l'auteur de La Maladie de l'islam qui dans les dernières lignes de son ouvrage livre cette citation du grand théologien andalou Ibn Arabi : « Que de saints bien-aimés dans les synagogues et les églises ! Que d'ennemis haineux dans les rangs des mosquées. »

VIVRE AVEC NOS DIFFERENCES : LE MALAISE RÉPUBLICAIN

Cette « maladie » de l'islam ne doit pas cependant nous empêcher, bien au contraire, de nous attacher à la perspective d'un vivre-ensemble dépassant ces « petites différences », portées à l'absolu par les esprits dogmatiques, qu'évoque Voltaire dans la célèbre « Prière à Dieu » qui conclut son Traité. Mais pour ce faire nous devons examiner ces « petites différences » avec cet « esprit philosophique » empreint de raison cher à notre philosophe. Cela implique que nous regardions avec une démarche critique notre propre conception de la tolérance, qui me semble devoir, elle aussi, ouvrir « la porte de l'ijtihad » au lieu de l'enfermer dans ces certitudes établies et ces incantations bien-pensantes que j'entends dans un certain nombre de discours depuis les attentats contre Charlie Hebdo. Il est à coup sûr indispensable d'affirmer notre laïcité, gage de la liberté de conscience, de s'attaquer à « l'apartheid » dont pâtissent certains territoires, d'affermir l'enseignement civique dans nos écoles. Mais il convient en même temps de penser plus loin et plus à fond. Il est en effet quelque peu paradoxal de souligner les ratés de l'intégration républicaine mais en même temps de continuer à se référer constamment à celle-ci, de la considérer comme une valeur immuable, inscrite une fois pour toutes dans les gènes de la République. Il faut être aveugle pour ne pas se rendre compte que le monde, que notre société, connaissent des mutations structurelles que portent, notamment, la mondialisation et les migrations, et que donc refuser réfléchir à l'adaptation de notre modèle républicain à ces nouvelles donnes, ne peut qu'aboutir à une impasse et ne peut qu'encourager les crispations identitaires que l'on vise justement à éradiquer.

Le problème me semble être que notre modèle national repose sur la « hantise de la division » et sur la « répugnance » à la diversité, note l'historienne Mona Ozouf dans son beau livre Composition française qui se présente comme un récit de de sa double socialisation à la culture bretonne familiale et à la culture républicaine de l'école, mais qui a explicitement une portée beaucoup plus large que cette expérience personnelle (11). À force de ressentir la pluralité comme une menace, on en arrive à un décalage dangereux entre la réalité sociale et culturelle d'une part et notre éthos républicain de l'autre. À force d'agiter l'épouvantail du communautarisme on en arrive à une stigmatisation systématique de l'Autre, suspect par définition de porter atteinte à l'unité nationale. Cette « exagération dramatique », poursuit Mona Ozouf, a pour conséquence d'encourager « la guerre de toutes les identités les unes contre les autres », alors qu'il conviendrait plutôt de favoriser ce qu'elle nomme « la composition des diversités ». Car nous sommes tous, conclut-t-elle, des individus composites, nous avons des attache multiples : « (…) Que serait un individu sans déterminations ? Nous naissons au milieu d'elles, d'emblée héritiers d'une nation, d'une région, d'une famille, d'une race, d'une culture. Ce sont elles qui constituent et nourrissent notre individualité. Nul ne peut se former sans se référer à elles, et l'innovation elle-même, comme la création, doivent y trouver leur point d'appui. L'universalisme républicain exalte continûment l'individu désengagé, historiquement libéré de tous ses liens. Encore faudrait-il les avoir noués pour pouvoir ensuite s'en défaire. Le discours républicain des universalistes repose sur l'illusion d'une liberté sans attaches. (…) Chacun doit composer son identité en empruntant à des fidélités différentes. » Mais pour pouvoir procéder collectivement, et non plus simplement individuellement, à ce travail de composition n'est-il pas nécessaire de tenir compte des dynamiques différentielles dont parle Mona Ozouf. C'est une question d'état d'esprit, beaucoup plus, me semble-t-il qu'une question d'aménagement institutionnel.

REVISITER LA TOLÉRANCE

Or il apparaît que sur ce plan comme sur bien d'autres la France est une société bloquée, et cette contracture sur notre modèle héritée est susceptible d'avoir des effets pervers : « (…) L'appel au modèle républicain, écrit le sociologue Michel Wieviorka, quand il ne tend pas à devenir nostalgique ou incantatoire, risque de devenir répressif - référence à une conception pure et dure de la laïcité, mise en place d'un traitement policier de la crise urbaine par exemple (12). » Il y a, me semble-t-il, urgence, plutôt que de camper sur des positions figées, à remettre sur le chantier cette problématique de la tolérance qui avait mobilisé Voltaire. Cependant on ne peut que constater qu'actuellement en France ce chantier est quasiment abandonné. Il faut alors se tourner vers les philosophes américains et canadiens qui eux ont depuis quelques dizaines d'années produit des ouvrages fort stimulants sur cette question. Je pense ici en particulier au livre de Michael Walzer, Traité sur la tolérance (13), à celui de Charles Taylor, Multiculturalisme et démocratie (14), ou encore à celui de Will Kymlicka, La Citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités (15). Si ces études ont été traduites en français, on ne peut pas dire qu'elles aient rencontré beaucoup d'intérêt dans notre pays, si ce n'est dans les cercles restreints des centres de recherche. Je sais bien pourquoi. En France « ce qui est dit du multiculturalisme, note Michel Wieviorka, tourne vite à la caricature et à l'excès idéologique ». Le multiculturalisme est un mot honni par le vocabulaire républicain qui l'associe à l'enfermement identitaire, au communautarisme ethnique ou religieux, à la tyrannie des groupes, oubliant par là, soit dit en passant, que le communautarisme le plus problématique, voire le plus tyrannique, est celui porté par le nationalisme français prétendument universaliste . Il y a bien donc en France une « défiance maladive à l'égard du multiculturalisme », explique de son côté mon collègue René Otayek (16). Si l'on s'accordera pour dire que le multiculturalisme en Amérique du nord et ailleurs a pu donner lieu à des dérives et aboutir parfois à une injonction à la différence réductrice de la liberté individuelle et de la citoyenneté partagée, on ne peut tout de même pas accuser ces auteurs, très conscients de ces perversions, d'être les fossoyeurs de l'idée de ce vivre ensemble qu'ils ont justement cherché à repenser. Ils ont simplement voulu s'interroger sur la manière dont cet idéal de la tolérance pouvait s'exercer dans les sociétés contemporaines complexes et plurielles. « Défendre la tolérance, écrit Michael Walzer dans son introduction, ne signifie nullement que l'on doive défendre la différence. La défense de la tolérance peut n'être - et n'est souvent rien de plus - qu'une entreprise commandée par la nécessité. Cependant, j'écris ces lignes avec la plus grande considération pour la différence. Dans la vie sociale, politique et culturelle, je préfère le multiple à l'un. Dans le même temps, j'admets que tout régime de tolérance doit connaître un certain degré de singularité et d'unité, s'il veut pouvoir s'assurer la fidélité de ses membres.» Cette « singularité » et cette « unité » implique, explique Walzer, une « citoyenneté commune », qui vient « atténuer » et en même temps rendre possible l'expression des diversités.

Il serait trop long ici d'exposer les analyses fouillées que proposent ces auteurs, qui d'ailleurs ne partagent pas les mêmes visions de la problématique de la tolérance et du multiculturalisme et n'ont pas les mêmes sensibilités idéologiques. Mais les questions qu'ils soulèvent sur le besoin de reconnaissance, sur la coexistence culturelle, sur le rôle que peut jouer l'école dans l'éducation interculturelle ou sur la façon dont la « religion civile » peut s'accommoder de la diversité, nous donnent quelques outils pour aller de l'avant et ouvrir ces nouveaux chantiers de la tolérance qu'il nous faut impérativement entreprendre si nous ne voulons pas nous laisser déborder par ces « identités meurtrières » qu'Amin Maalouf a justement dénoncées (17). On me rétorquera sans doute que dans le contexte actuel de l'islam radical et du djihadisme, il est préférable d'être ferme sur nos positions républicaines traditionnelles, et de ne faire aucune concession qui pourrait conforter le fanatisme. Voltaire dans son Traité aborde à sa manière cette question : « Quelques-uns ont dit que si l'on usait d'une indulgence paternelle envers nos frères errants qui prient Dieu en mauvais français, ce serait leur mettre les armes à la main. » Mais il conclut, après avoir passé en revue les situations de pluralisme religieux dans les pays européens, qu'en définitive « la tolérance n'a jamais excité de guerre civile » et que par contre « l'intolérance a couvert la terre de carnage ». Soyons donc prudents. Ne tombons dans l'excès de zèle répressif et surtout à ne faisons pas de l'islam un ennemi. La meilleure réponse au dogmatisme islamique et à ses dérives sectaires et terroristes dont j'ai rendu compte, c'est de faire en sorte que la religion musulmane trouve toute sa place dans notre univers républicain. Les cultures de l'immigration doivent être présentes dans notre roman national au lieu d'être considérées comme des éléments perturbateurs venus de l'extérieur. Le dogmatisme et l'islamisme ne nourrissent de cette méfiance obstinée envers la diversité. Une conception trop rigide de la citoyenneté républicaine favorise des conduites de rupture. Penser, comme certains, que l'assimilation est le seul remède contre les raidissements identitaires et religieux est une solution inadéquate et périlleuse, politiquement et moralement. Nous ne sommes plus au temps des colonies. Le monde a changé. Les populations immigrées, grâce aux techniques d'information et de communication, grâce aussi aux facilités de déplacement, demeurent en contact avec leurs pays d'origine ; et les musulmans grâce à internet et aux réseaux sociaux se sentent plus que jamais partie prenante de la umma, la communauté universelle des croyants. Cette situation peut bien sûr rendre délicate « l'intégration », si on conçoit celle-ci comme étant à sens unique. Mais si l'on désenclave cette même « intégration », si l'on a souci de la conjuguer à la diversité, on favorise l'éclosion d'identités traits d'union, d'identités de médiation, d'identités intermédiaires qui me semblent être un heureux et riche renouvellement de notre culture républicaine et nous ouvre au monde, à ce « grand monde » qui est celui dont se réclamait mon cher Montaigne. Ces « parcours de reconnaissance » dans lesquels Paul Ricœur nous invite à nous engager, peut en particulier aider à promouvoir un islam « apaisé » (18). Car la liberté de pensée dont jouissent en Europe les intellectuels musulmans est favorable une démarche d'innovation, à une prise de distance vis-à-vis de l'orthodoxie sclérosante. Prenons-les au sérieux, ne les soupçonnons pas systématiquement de double langage, comme le font les médias qui trop souvent nous abreuvent de cette peur de l'islam que partagent bien des Français. Je pense donc, on l'aura compris, que les attentats contre les journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo s'ils doivent nous rendre vigilants et déterminés envers le dogmatisme et le fanatisme, doivent aussi en même temps nous pousser à nous interroger sur notre conception du vivre-ensemble, comme l'a fait Voltaire à l'occasion de l'affaire Calas. Nous « tolérer mutuellement » comme dit notre philosophe - et même si cette formulation peut paraître quelque peu désuète aujourd'hui - n'est certes pas chose facile. La seule voie pour y parvenir est de nous connaître et de nous reconnaître les uns les autres. C'est aussi ce qu'enseigne le Coran pour ceux qui veulent bien l'entendre : « Nous vous avons répartis en nations et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous » (Coran, sourate 49, verset 13).

 

* Professeur Émérite à Sciences-Po Bordeaux. (1) Le texte de Voltaire n'est évidemment pas le seul à aborder la question de la tolérance. Les ouvrages consacrés à cette question furent nombreux au XVIIe siècle, à l'époque des affrontements entre catholiques et protestants. Je pense en particulier au livre de Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur les paroles du Christ « Contrains-les d'entrer » (1686), auquel Voltaire rend un hommage appuyé. Ce texte est aujourd'hui davantage connu sous le titre De la tolérance. Commentaire philosophique. (2) Il s'agit d'un mouvement extrémiste d'origine janséniste qui se répandit dans les milieux populaire au début du VIIIe siècle et qui s'organisa autour de la tombe d'un diacre, mort en 1727, considéré comme un saint. Ce culte donnait lieu à des extases hystériques collectives, d'où son nom. (3) Cette tragédie a fait l'objet récemment l'objet d'une vive polémique en Suisse où sa représentation était prévue en 2005, dans le contexte de l'affaire des caricatures de Mahomet. Des leaders musulmans crièrent à la provocation. Elle fut finalement présentée dans l'Ain voisin. Comme quoi les œuvres de Voltaire sont toujours d'une brûlante actualité, heureusement… (4) Paris, Seuil, 2002. On lira aussi le dernier ouvrage d'Abelwahab Meddeb, publié après sa mort : Instants soufis, Paris, Albin Michel, 2015, qui réunit de magnifiques textes sur l'islam spirituel de la tradition soufie. (5) Paris, Plon, 2004. On lira aussi de cet auteur L'Islam et la Raison. Le combat des idées, Paris, Perrin, 2006. (6) Je conseillerai d'ajouter à ces ouvrages ceux d'autres auteurs musulmans de même veine, notamment ceux de Mohammed Arkoun, Humanisme et islam (Paris, Vrin, 2005), de Mohamed Charfi, Islam et liberté (Paris, Albin Michel 1998) ou de Tareq Oubrou, Profession Imâm (Paris, Albin Michel 2009). (7) La jama'at al tabligh a été fondée en Inde en 1926 par un prédicateur sunnite Maulana Mohammed Ilyas. Son but est de ramener les musulmans à une pratique « authentique » de l'islam. C'est un mouvement prosélyte et anti-intégrationniste très actif en Europe occidentale, particulièrement parmi les immigrants musulmans. (8) Paris, Editions du Seuil, 1987 (9) Publié en 2012 chez Gallimard. (10) L'expression est d'Olivier Roy dans son livre L'Islam mondialisé, Paris, Editions du Seuil, 2002. Roy indique que le préfixe » néo » signifie que cette identité n'a rien à voir avec la culture l'origine mais repose sur la déculturation des populations concernées. (11) M. Ozouf, Composition française, Paris, Gallimard, 2009. (12) M. Wieviorka ( sous la dir. de), Une société fragmentée. Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1996. (13) M. Walzer, Traité sur la tolérance, Paris, Gallimard, 1997 (14) C. Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 1992. (15) W. Kymlicka La Citoyenneté multiculturelle. Une théorie libéral du droit des minorités, Paris, La Découverte, 2007 (16) R. Otayek, Identité et démocratie dans un monde global, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000. (17) A. Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1997. (18) P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004.

 

 

 

 

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