par Luc
BEYER de RYKE
Albert
Camus écrivait, à la fois critique et tendre, des Européens d’Algérie qu’ils
avaient « plus de cœur que d’esprit ». Avec moins de tendresse et davantage
d’ironie on pourrait appliquer la sentence à BHL, Bernard Henry Lévy.
Qu’il s’agisse
hier de la Libye, aujourd’hui de l’Ukraine, il enfourche son destrier
caparaçonné aux couleurs des Droits de l’Homme mais tout à fait ignorant des
leçons de l’Histoire. En Lybie, au règne du dictateur a succédé celui du chaos.
Et l’Ukraine ?
Le premier mouvement pour des Européens, accordons-le à BHL, serait de voler au
secours d’un peuple qui accepte de mourir pour les couleurs de l’Europe. C’est
bien la première fois que la bannière bleue aux étoiles d’or suscite la ferveur
« des témoins qui se font égorger
».
Comment
imaginer, accepter, tolérer, que les hiérarques de Bruxelles aient, sans
consultation aucune, élargi à vingt-huit les États de l’Union européenne dont
certains, telle la Bulgarie, s’apparentent à des mafias et ferment la porte à
l’Ukraine qui meurt pour eux ? Faudrait-il céder à ce premier mouvement dont
Talleyrand avait coutume de dire « qu’il est le bon » ? Sans doute, trop fin
diplomate, le prince de Bénévent porterait ici un jugement différent.
Le
livre du passé
Tournons-nous
vers l’Histoire pour nous efforcer de décrypter le présent. Pour nous y aider
feuilletons ce petit livre déjà ancien puisqu’écrit en 1939 par Benoist-Méchin, mauvais patriote mais pénétrant historien consacré à
l’Ukraine, des origines à Staline. Dès les origines les peuplades les plus
diverses déferlèrent et labourèrent par le sac et l’épée les blondes plaines
autour de Kiev devenue la rivale de Constantinople. On y vit la Horde d’or, les
cavaliers de Gengis Khan qui mirent fin à la Russie primitive.
Lorsque la
vague reflua vint la domination lithuanienne et polonaise. Laquelle eut à
affronter les républiques cosaques au début du XVIe siècle. Naquit ensuite un
jeune impérialisme russe pour qui l’Ukraine scindée en deux entre Moscou et
Varsovie en 1667 n’était déjà qu’un grenier à blé.
Au début du
XVIIIe siècle surgit un étrange personnage, Mazeppa. Proclamé hetman, titre
accordé au chef des Cosaques, il fit alliance avec Charles XII, roi de Suède,
pour abattre Pierre le Grand. Charles XII immortalisé par Voltaire qui écrivit
son histoire lorsqu’il habitait chez Mme du Châtelet à Cirey-sur-Blaise, à une
portée d’arquebuse d’un village appelé Colombey-les-Deux-Églises occupé par les
Cosaques en 1814...
L’aventure
suédoise fut ensevelie par la défaite de Poltava. Exit Mazeppa et toute velléité
de liberté pour l’Ukraine. La grande Catherine achève l’œuvre de Pierre le
Grand. Mazeppa trouve un successeur en Pougatchev, un Cosaque du Don. Ses bandes
et lui seront écrasés à Salnikov en 1774. Pougatchev
est capturé, enfermé dans une cage de fer, envoyé à Moscou, décapité et
écartelé. Admiré par Diderot, « la Sémiramis du Nord » file le parfait amour
avec Potemkine. La Pologne, partagée, disparaît mais l’Ukraine n’en bénéficie
pas. L’Ukraine orientale demeure à la Russie tandis que la Galicie polonaise
depuis 1569 passe à l’Autriche-Hongrie jusqu’en 1918. Au XIXe siècle les tsars
ne varient pas leur politique. L’ukase de 1876 interdit la langue ukrainienne.
Comme aujourd’hui le premier acte du nouveau pouvir à
Kiev est de refuser à la langue russe le statut de langue nationale.
Octobre
rouge
À la faveur de
la Révolution l’indépendance ukrainienne est proclamée. Kerenski temporise avant
d’être balayé pat Lénine. C’est dans ce contexte qu’émerge à Kiev la figure de
Petlioura, membre du Parti socialiste. Les Bolcheviks voilà l’ennemi. Et
pourtant Denikine, chef de l’armée blanche, refuse toute entente avec Petlioura
le séparatiste. Il finit par l’emporter mais lorsque, ayant réduit Petlioura, il
se retrouve contre les Bolcheviks, Denikine est épuisé.
Un coup mortel
lui est infligé. Par les Rouges ? Pas du tout. C’est un paysan, frustre et
anarchiste, le « père Mahno » comme l’appelle les siens qui, nouveau Pougatchev,
met les Blancs et les Rouges à rude épreuve. Lui aussi finira par succomber.
Aidé par Weygand, Pisuldski fait la paix avec les
Soviets en lâchant Petlioura. Mahno, blessé, et
traqué. Pour eux l’épilogue aura lieu à Paris.
À son armée
défaite avant de quitter le pays, Petlioura dira « N’oubliez jamais cette
trahison ! ». Réfugié à paris, le 25 mai 1926, à la sortie d’un restaurant,
place de la Madeleine, il est assassiné. Quant au « père Mahno », rongé par le désespoir il passe ses dernières
années comme mécanicien aux usines Renault. Avec lui et ses illusions perdues on
peut dire qu’ici c’est le marxisme « qui a désespéré Billancourt ».
L’Ukraine est
partagée. La part de l’ours va à la Russie, des lambeaux restent ou partent à la
Pologne avec la Galicie, à la Roumanie avec la Bukovine, à la Tchécoslovaquie avec la Ruthénie. Staline
affamera »son »Ukraine, les Polonais opprimeront « la leur ». Lorsqu’à la suite de la
question des Sudètes, la Tchécoslovaquie est écartelée, la Ruthénie s’arroge le
nom d’Ukraine Subcarpathique. Un prêtre uniate, Mgr Volosyn, installera son Gouvernement dans la pauvre bourgade
de Chust. Naît le parti nationaliste ukrainien, de
sensibilité fasciste.
Indépendant
pour six mois.
Chust est
pris par les Hongrois. Nationalisme magyar contre nationalisme ukrainien...
Lorsqu’Hitler attaqua l’URSS ses troupes furent fleuries en Ukraine qui se
reprit à rêver d’indépendance. Rêve accompli durant quelques jours. Rosenberg
était pour, Hitler contre. L’Ukraine redevint ce qu’elle n’a jamais cessé
d’être, un silo de blé pour ses maîtres. La Crimée, russophone et... russe La
revoici écartelée. Majoritairement russophone avec une Crimée qui n’a cessé de
se sentir russe. Et cela que la Russie fut tsariste ou bolchévique.
Il y a
quelques années j’ai descendu le Dniepr. À Kiev j’ai assisté à la liturgie
somptueuse d’une Église orthodoxe ayant renié le patriarcat de Moscou. À
Sébastopol par contre les cathédrales qui se dévoilaient au milieu du crachin et
des écharpes de brume étaient les croiseurs rouillés de la flotte de la mer
Noire. Ils représentaient la puissance altérée mais non évanouie de l’Union
soviétique à laquelle Poutine veut rendre une nouvelle vie sans un autre
drapeau.
Tout l’enjeu
est là.
Il faudra
beaucoup de diplomatie pour lui trouver une réponse.