par
Luc BEYER de RYKE
La Turquie
doit-elle ou non faire partie de l’Union européenne ? Cette interrogation
suscitait il n’y a pas si longtemps des débats passionnés. La querelle n’est pas
éteinte mais les braises du débat se refroidissent. Comment l’expliquer ? Un
voyage récent en Turquie m’a offert au moins partiellement une réponse.
Au cours des dix
dernières années la Turquie s’est transformée. Ataturk
en avait, par le fer et par le feu, fait une République laïque voulue, à
l’instar de la République française « Une et indivisible ».
Ainsi pour les
héritiers du kémalisme les Kurdes n’existent pas en tant que tels. Il s’agit des
«Turcs des montagnes » et leur pays au nom interdit se nomme, selon une
appellation uniquement géographique, « les régions de l’Est ».
Lorsque j’étais en
charge au Parlement européen de nos relations avec la Turquie J’ai connu un pays
où l’armée était toute puissante. Elle constituait l’alpha et l’oméga.
Avec Turgüt Özal à la présidence il y eut de velléités non
abouties d’un assouplissement.
Lors de la seconde
guerre du Golfe les Américains ont voulu user du couloir turc pour entrer en
Irak. Les Turcs y auraient consenti à condition que leur armée y pénètre
également pour éradiquer les Kurdes d’Irak et
leur zone autonome. Washington refusa et
Ankara mit un veto au passage des G.i’s. Très irrités
les Américains lâchèrent les généraux turcs et permirent l’accession au pouvoir
d’Erdogan et son parti islamique l’AKP.
Le pouvoir islamique
Après douze ans et
trois élections remportées, Erdogan pourrait reprendre
à son compte le « j’’y suis, j’y reste » de Mac Mahon. Mais il paraît autrement
plus pugnace, autoritaire et dictatorial que le maréchal aux allures de vieille
baderne.
Avec persistance et
détermination il ré-islamise graduellement le pays.
Au cours de mon récent périple j’ai
rencontré le dirigeant d’une grande entreprise de joaillerie. Aimable et disert,
sans appartenir à la classe politique, il est proche de l’AKP et des sphères
religieuses qui l’inspire. Il s’est exprimé sans fards à travers des formules
qui peuvent heurter mais trahissent la réalité. « L’armée est la pour
protéger le capital. Le pays était soumis au capital étranger lié aux pays de
l’OTAN. Une situation à laquelle Erdogan a voulu
mettre fin ». Ce qui, en clair, explique les procès Ergenekon intenté à une armée « qui avait ses habitudes ».
Si puissante, si omniprésente, la voici décapitée, ses généraux et amiraux en
prison.
Mon interlocuteur, en
approuvant implicitement, relève que « derrière le Gouvernement il y a le
capital et l’information ». Il aurait pu ajouter la police et la justice.
Erdogan a remplacé une dictature militaire par une
dictature civile. Ce qu’on sait moins hors des frontières de la Turquie et en
particulier en Occident c’est l’importance de certaines sectes celle de Fettullah Gülen, qui vit aux
États-Unis est considérable. Fettullah veut islamiser
la Turquie à travers la formation de sa jeunesse. Il a depuis quarante ans tissé
un réseau d’écoles qui couvre le pays. Erdogan
lorsqu’il a surgi appartenait à la secte.
Aujourd’hui les
relations se sont un peu tendues. Fort de son pouvoir Erdogan voudrait damer le pion à Fettullah qui ne l’entend pas ainsi.
Mon joaillier concède
qu’Erdogan au moment de la révolte des jeunes place Taxim a été jugé «
trop dur ». Abdullah Gül, le Président de la
République a pris quelques distances. On cite d’autres noms au sein de l’AKP qui
pourraient être tentés de jouer leur carte et de faire imploser le parti.
Le retour d’Enver Pacha
Pour l’heure, ce ne
sont là qu’hypothèses et prospections. Erdogan a
encore les reins solides. Mais ses appétits sont démesurés. Au menu de ses
ambitions il y a la Syrie. À l’instar des Américains il veut le renversement de
Bachar el Assad. Mais la
stratégie diffère. Obama souhaite parvenir à ses fins
par la négociation. Erdogan, lui, pousse à
l’intervention armée.
La raison est simple.
À la faveur de la révolution en Syrie, les Kurdes depuis six mois ont établi une
zone autonome décalque de celle qui existe en Irak. Ankara se sent pris en
tenaille. À son ambition de prendre la tête d’une vaste coalition sunnite
s’ajoute celle de rassembler tous les turcophones et de reconstituer l’empire
ottoman.
Erdogan en cela n’est pas seul. Les Turcs si
avides d’Europe, échaudés par les rebuffades européennes, semblent revenir au
rêve panturquiste d’Enver Pacha, le compagnon
malheureux d’Ataturk, rassembler sous la coupole et le
croissant les Azéris, les Lazes, les Turcmènes et tous
les habitants des défuntes républiques musulmanes de l’Union soviétique. Dessein
à la réussite improbable. Reste que le Moyen-Orient est en pleine ébullition et
transformation. Le conflit israélo-palestinien durant des décennies a constitué
l’épicentre des remous et tourmentes qui l’agitait. Son importance a décru à tel
point qu’il est devenu un dossier parmi d’autres. Aujourd’hui la ligne de
fracture, avec en particulier l’Iran, est celle de l’opposition jamais oubliée
mais ressuscitée entre sunnites et chiites. La Turquie y occupe une place
majeure.
Lorsqu’en 1963 je me
trouvais à Ankara pour assister à la signature au bas de l’accord entre la
Turquie et le Marché commun, Ismet Inônu dit Ismet Pacha, le bras
droit de Mustapha Kemal était Premier ministre. Je l’ai rencontré. Il avait cent
ans d’âge et n’était sourd que lorsqu’il ne voulait pas entendre. La Turquie
tendait la main à l’Europe. Pour la France cette main était celle du Général de
Gaulle représenté par Maurice Couve de Murville.
Mais je garde en mémoire le propos
d’un humour un peu acide tenu par un des participants : « La Turquie est
comme un navire. Sur le pont l’équipage court vers l’Europe mais le navire, lui,
cingle vers l’Asie »... ¾