L’ENSEIGNEMENT OBLIGATOIRE À L’HEURE DE L’EUROPE :

VERS UN PROJET ÉDUCATIF EUROPÉEN ?

 

par Pierre MAUREL,

Inspecteur général (h) de l’Administration de l’Éducation nationale et de la Recherche

 

L’Éducation n’a pas été la priorité de l’Europe naissante des années 1950.

 

L’Europe ne s’est pas construite sur un grand idéal culturel et l’éducation ne figure pas dans le traité CEE comme devant faire l’objet d’une politique commune européenne. Seule la formation professionnelle apparaît dans un article du premier traité, l’article 128, qui dispose que « le Conseil établit les principes généraux pour la mise en oeuvre d’une politique commune de la formation professionnelle ».

Jean Monnet, à qui on a prêté la phrase « Si l’Europe était à refaire, il faudrait commencer par la culture » ne l’a, en vérité, jamais prononcée. Il savait trop bien qu’il était essentiel, pour réussir l’Europe, de faire prévaloir les intérêts de chacun des États en les persuadant que ces intérêts seraient multipliés par le jeu de l’interdépendance économique. Il était convaincu que, sans cette logique d’une économie commune, l’Europe ne se construirait pas, même s’il pouvait regretter que l’éducation et la culture ne puissent être en l’espèce des catalyseurs d’énergies.

Pourquoi cette phrase apocryphe surgit-elle à la fin du XXe siècle ? Parce que l’enthousiasme des premières générations s’est terni. Parce que la déception collective d’une partie des élites et des peuples est de plus en plus forte devant les dérives économiques néolibérales d’une Europe totalement impuissante à construire cette union politique dont Jean Monnet avait tant rêvé.

C’est en 1971 seulement que les ministres de l’Éducation se réunissent pour la première fois et en 1980 qu’est créée une « Direction générale de l’éducation, de l’emploi et des questions sociales ». Et encore, cette dénomination indique clairement que l’éducation n’est considérée que sous l’angle de l’emploi.

Plusieurs décennies donc pour que l’éducation soit inscrite à l’ordre du jour de la réflexion européenne. Il y a là une réserve et une prudence à traiter ce sujet qui donnent matière à interrogation. Si l’éducation ne pouvait être, comme nous l’avons vu, le moteur principal de la construction de l’Europe à son origine, au moins aurait-elle pu être intégrée plus vite aux thématiques majeures de cette Europe naissante.

Cette attitude des européens tient essentiellement au lien très fort que les États entretiennent avec une éducation qui contribue fortement à la formation des imaginaires nationaux. Les systèmes éducatifs sont attachés aux États-nations dont ils font partie. Ils construisent les États, tout comme ils dépendent d’eux pour leur existence. Ils sont, partout, regardés comme des aspects de l’identité nationale et c’est bien une partie – et des plus sensibles – de la souveraineté des États qui est ici en jeu. Face à cela, l’Europe a toujours su qu’elle devait ménager la susceptibilité des États pour ne pas mettre en péril la fragile construction de l’Europe politique.

Pourtant, à la fin des années 1980, l’Europe, peu offensive jusque-là, monte en première ligne sur le thème de l’éducation.

Deux éléments vont jouer un rôle moteur : d’abord, les lobbys - toujours très puissants à Bruxelles et dans tous les domaines -, ensuite, la volonté politique commune de trois grands dirigeants politiques qui vont faire avancer significativement l’Europe de l’éducation.

 

L’action des lobbys

La matière grise est une ressource capitale pour le développement de l’économie en Europe. Les patrons le savent parfaitement. La nécessité d’un outil éducatif en bonne marche est indispensable aux affaires. Le puissant lobby patronal qu’est la «Table Ronde des Industriels européens » (1) publie, fin 1989, un rapport intitulé « Éducation et compétence en Europe ». Une « rénovation accélérée des systèmes d’enseignement et de leurs programmes » y est préconisée ; on y lit que « l’industrie n’a qu’une très faible influence sur les programmes enseignés », que les enseignants ont une « compréhension insuffisante de l’environnement économique, des affaires et de la notion de profit » et « qu’ils ne comprennent pas les besoins de l’industrie ». L’ERT suggère de multiplier les partenariats entre les écoles et les entreprises, invite les industriels « à prendre une part active à l’effort d’éducation » et demande aux responsables politiques « d’associer les industriels aux discussions concernant l’éducation ». « Il n’y a pas de temps à perdre » dit encore l’ERT. « La population européenne doit s’engager dans un processus d’apprentissage tout au long de la vie. »

 

La volonté politique de trois leaders européens d’envergure

 

C’est au cours de la préparation du traité de Maastricht en 1992 que la question de l’éducation va occuper, pour la première fois, une place essentielle dans le débat public sur l’Europe. La préoccupation centrale était celle de l’intégration de l’éducation dans le champ communautaire, en dessaisissant les États de leurs prérogatives, avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur l’évolution des systèmes éducatifs nationaux.

Le débat était évidemment de grande importance et il ne pouvait avoir été lancé que dans le cadre d’une stratégie politique, celle de relance de l’Europe, sous l’impulsion de la Commission présidée par Jacques Delors avec le soutien du « couple franco-allemand » incarné alors par François Mitterrand et Helmut Kohl.

En France, la position de Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale, était celle de la rédaction finalement retenue dans le traité, qui laissait la responsabilité principale des questions d’éducation aux États-membres avec une compétence communautaire un peu plus affirmée. C’était aussi le point de vue des syndicats de l’enseignement regroupés au sein du Comité syndical européen de l’éducation.

C’est ainsi que dans le traité de Maastricht le principe de subsidiarité a été introduit dans les textes : les systèmes éducatifs restent en définitive placés sous la responsabilité des États-membres mais l’article 126 du traité dote, pour la première fois, la Commission européenne de compétences en matière d’enseignement : « Il a été convenu que l’action communautaire peut appuyer et compléter, si nécessaire, l’action des États-membres tout en respectant pleinement la responsabilité des États-membres pour le contenu de l’enseignement et l’organisation du système éducatif, ainsi que leur diversité culturelle et linguistique ». Une direction générale de l’Éducation, de la Formation et de la Jeunesse est créée. Elle est confiée à Edith Cresson.

Celle-ci met rapidement en place un « groupe de réflexion sur l’Éducation et la formation ». Après avoir participé directement à l’élaboration du Livre Blanc « Enseigner et apprendre : vers la société cognitive », ce groupe finalise ses propres recommandations en 1996. Il affirme que «c’est en s’adaptant aux caractères de l’entreprise de l’an 2000 que les systèmes d’éducation et de formation pourront contribuer à la compétitivité européenne et au maintien de l’emploi ».

 

2000, année capitale pour l’éducation en Europe

 

C’est Viviane Reding, nouvelle commissaire européenne en 1999, qui va accélérer le processus pour qu’au sommet de Lisbonne des 23 et 24 mars 2000, les ministres nationaux de l’Éducation avalisent les projets préparés par les deux commissaires successifs. Pour l’occasion, on a rassemblé, outre les quinze pays membres de l’Union européenne, les trois pays de la zone de libre-échange européenne et les treize candidats à l’entrée dans l’Union. L’initiative vise à « mobiliser les communautés éducatives et culturelles ainsi que les acteurs économiques et sociaux européens afin d'accélérer l’évolution des systèmes d’éducation et de formation ainsi que la transition de l’Europe vers la société de la connaissance ».

L’idée maîtresse de la politique éducative commune qui va se mettre en place est résumée comme suit : « l'Union européenne se trouve face à un formidable bouleversement induit par la mondialisation et par les défis inhérents à une nouvelle économie fondée sur la connaissance». C’est dans ce sommet de Lisbonne que va émerger un « objectif stratégique » majeur pour l’éducation : aider l’Europe à « devenir [à l’horizon de 2010] l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, et la plus fondée sur les savoirs, capable d’une croissance soutenue, offrant des emplois en plus grand nombre et de meilleure qualité ainsi qu’une plus grande cohésion sociale ».

L’année 2000 est bien le point de départ d’une nouvelle politique de coopération en éducation au sein de l’Union européenne. Celle-ci confie au Conseil de ministres en charge de l’Éducation la responsabilité « d’entreprendre une réflexion générale sur les objectifs futurs des systèmes d’enseignement ». Dans son rapport du 14 février 2001, ce Conseil précise les finalités globales :

- l’épanouissement de la personne qui doit ainsi pouvoir réaliser tout son potentiel et vivre pleinement sa vie ;

- le développement de la société qui suppose notamment que l’on stimule la démocratie, que l’on réduise les disparités et les injustices entre les personnes et les groupes et que l’on favorise la diversité culturelle ;

- l’essor de l’économie qui suppose que la main-d’oeuvre soit dotée de compétences adaptées à l’évolution économique et technologique.

C’est dans ce contexte que l’Union européenne - pourtant tenue en lisière par le principe de subsidiarité - va avancer à grands pas

Puisque les traités ne lui ont pas octroyé les compétences en matière de gestion directe de l’éducation, l’Union européenne va emprunter des voies de traverse et va s’employer à définir une méthode, la « Méthode ouverte de coordination » (MOC), qui permet à la Commission de préparer les rapports et les débats et donc de continuer à jouer un rôle moteur. Cette « MOC » consiste à demander à des groupes d’experts de définir des objectifs, de les chiffrer, de repérer de bons indicateurs, de faire un travail de comparaison, des « benchmarks ». Elle est employée au cas par cas et offre un moyen d'encourager la coopération, d'échanger de bonnes pratiques et de convenir d'objectifs communs et d'orientations communes aux États-membres. Elle se fonde sur la mesure régulière des progrès réalisés sur la voie de ces objectifs afin que les États-membres puissent comparer leurs efforts et s'enrichir de leurs expériences mutuelles.

Ainsi, les instances européennes ont pu être à l'origine de dispositions législatives ou réglementaires dans un domaine qui ne relève pas de leur compétence au sens des traités.

Cette manière de faire va heurter les organisations syndicales proches de l’éducation et, en France, elles dénonceront le « déficit démocratique de ces nouveaux processus, l’absence de consultation des syndicats et une politique trop étroitement dépendante d’une logique économique ». Ces prises de position vont peser lourd lorsqu’il s’agira de mettre en oeuvre en France les recommandations de l’Union européenne et constitueront un frein à l’application des réformes.

La Commission européenne est pourtant assez habile parce que son discours place au premier plan de cette « société de la connaissance » qu’elle veut promouvoir les intellectuels, professeurs et chercheurs. Elle sait leur dire - et cela évidemment les séduit - qu’ils peuvent être les moteurs d’une société où le succès économique dépend de plus en plus étroitement de leur aptitude à créer des savoirs et à les diffuser.

À bien y regarder, il n’y a pas que de l’habileté tactique dans l’action de la Commission. Les objectifs généraux qu’elle définit en matière d’éducation ne sont pas tous subordonnés à l’économie et beaucoup sont plutôt très consensuels. Comment s’opposer à l’objectif d’amélioration de la qualité et de l’efficacité des systèmes d’éducation et de formation ? Aux recommandations concernant la formation des enseignants, l’accès de tous aux technologies d’information et de communication, l’augmentation du recrutement dans les filières scientifiques et techniques ? Ces objectifs recueillent facilement l’adhésion de tous les États. En revanche, d’autres recommandations sont, pour certains États-membres, d’inspiration beaucoup trop libérale et trop liés à une conception managériale de l’éducation.

 

Les États-membres collaborent largement à la concrétisation, dans leur espace intérieur, des recommandations de l’Europe

 

Dans les années 1990, les États-membres vont porter une attention soutenue à leur École dont les résultats, pour certains d’entre eux, sont médiocres. L’École qui a pu apparaître, au fil des histoires nationales, comme la solution à des problèmes de société devient elle-même un problème.

Ils vont progressivement entrer - sans grand enthousiasme de la part de la France qui n’a pas apprécié, dans un premier temps, de devoir se plier aux évaluations externes - dans les processus, européen et international, de comparaisons des résultats de leurs politiques publiques d’éducation. Paradoxalement, ce « benchmarking » a pu contribuer à les rassurer parce que, indépendamment des classements, ils se rendent compte que beaucoup parmi les pays développés sont dans la même situation : certains des systèmes éducatifs, en particulier ceux de la vieille Europe, recueillent de piètres résultats (en compréhension écrite, en culture scientifique et en mathématiques et pour ce qui est du nombre d’élèves qui sortent des systèmes éducatifs sans diplôme).

Les États observent que les problématiques auxquelles ils sont confrontés à l’intérieur de leurs frontières sont les mêmes partout et qu’ils ont tous à faire face :

- à la nécessité d’améliorer la qualité de l’enseignement, en particulier s’agissant de l’apprentissage de la lecture qui devrait être une absolue priorité partout ;

- aux questions de formation et de recrutement des enseignants dans une période où près de la moitié du corps enseignant va être renouvelée dans beaucoup de pays ;

- au comportement des élèves avec les questions de la violence scolaire ou de l’absentéisme ;

- à la question des inégalités devant l’école ;

- aux questions d’évaluations des performances des élèves ou des établissements.

 

En France, les recommandations de l’Europe irriguent le débat public et les politiques éducatives

 

Quelle que soit la majorité politique dans notre pays, l’Europe (Union européenne et OCDE) inspire, sans nul doute, les politiques éducatives qui y sont mises en place. La plus récente tentative de réformer l’École est menée par un ministre de gauche, Vincent Peillon, qui n’a pas hésité, au cours d’un colloque OCDE sur la formation des enseignants (mars 2013), à dire à la tribune que la France « a pu identifier les difficultés de notre système scolaire en grande partie en raison des travaux menés par l’OCDE » et de conclure avec ce message en direction du secrétaire général de l’OCDE : « ce que le ministre vous doit c’est beaucoup car imposer la priorité à l’École ce n’était pas simple ». Bel hommage de la gauche aux instances européennes.

Pour montrer davantage que la ligne de fracture dans notre pays n’est pas, dans beaucoup de domaines y compris dans celui de l’éducation, celle du clivage droite-gauche, la question des « compétences-clés » (2) mérite qu’on l’examine un instant. Cette notion de compétences est probablement l’une des initiatives les plus fortes de l’Union européenne (Recommandation du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006) qui a évidemment laissé le choix aux États-membres de l’appliquer ou non ou d’adapter à la culture de chaque pays la définition des compétences et leur contenu.

En 2005, la France a inscrit les « compétences » dans le marbre de la Loi d’orientation pour l’avenir de l’École » dite loi Fillon, et le décret d’application de 2006 les a fait apparaître dans un « Socle » (3) (La notion de « Socle » n’est pas une idée neuve en France où Valéry Giscard d’Estaing avait tenté, sans succès, de l’imposer en 1975 au moment de la création du collège unique).

 

Certains syndicats en France sont vent debout contre une réforme qui porte l’empreinte de l’Europe

 

Cette réforme pour l’enseignement obligatoire était, sans conteste, marquée du sceau de l’Europe. Comme telle, elle va susciter des méfiances très profondes en particulier d’une des principales organisations syndicales, la Fédération syndicale unitaire (FSU)/Syndicat des enseignements de second degré (SNES), qui ne cesse depuis 2005 de mettre l’accent sur « l’Europe des marchands » et sur le lien entre ces « compétences-clés » et les objectifs de Lisbonne pour la croissance et l’emploi dans le contexte de la mondialisation : « L’investissement dans l’éducation et la formation est un facteur déterminant en matière de compétitivité, de croissance durable et d’emploi dans l’Union…». Les compétences-clés sont donc définies comme les compétences « nécessaires […] dans l’économie et la société basées sur la connaissance », il s’agit de « faire en sorte que les savoirs soient en harmonie avec les besoins de l’économie de la connaissance » Pour la FSU, « on parle du citoyen, mais on s’intéresse surtout au travailleur ».

Bref, on est au coeur d’un débat idéologique et pour le SNES, l’émergence des compétences et celle du Socle sont représentatives d’une « politique d’éducation qui ne trouve plus ses fondements et ses justifications dans la morale, la politique, la culture, l’histoire, c’est-à-dire dans l’univers des valeurs, mais dans le seul horizon qui importe désormais dans les rouages de l’Union, celui de la "valeur économique", de l’efficacité, de la compétitivité. C’est en réalité toute une conception de l’homme qui est ici en question. Avec l’idée que l’humain est d’abord un capital, une ressource productive, une main d’oeuvre, c’est la question du destin de l’humanisme européen qui est évidemment posée ».

 

La FSU est excessive, la réalité plus nuancée

 

La France essaie de trouver un équilibre entre les deux fonctions essentielles de l’école : « doter chacun des connaissances indispensables à nos sociétés et préparer les individus à assurer des fonctions spécialisées » (4). C’est d’ailleurs ce que dit clairement la présentation du dernier projet de loi sur la Refondation de l’École (2013) : « L’école a cette vocation de formation commune pour tous, mais elle doit aussi donner aux élèves les outils nécessaires à ce que chacun s’oriente vers une insertion professionnelle choisie et réussie… Ces objectifs s’inscrivent dans le cadre de nos engagements européens et justifient la priorité accordée à l’école primaire pour réduire la difficulté scolaire… Le niveau global des compétences des élèves doit être amélioré pour parvenir à davantage de justice dans la réussite scolaire et pour inscrire le pays sur une trajectoire de croissance structurelle forte dans une économie de la connaissance internationale ».

La Gauche a donc conservé le concept de Socle (la loi vient d’être adoptée) mais pour rassurer ou obtenir l’adhésion du SNES elle l’a intitulé « Socle de compétences, de connaissances et de culture » et a supprimé toute référence aux « compétences-clés » de l’Union européenne.

Mais nous n’en sommes qu’aux grandes généralités législatives. Que sera, en définitive, ce Socle ? Il nous faut attendre les décrets qui définiront sa structure et son contenu.

 

Autre exemple d’influence européenne majeure : l’enseignement de la citoyenneté

 

Dans le « cadre stratégique pour la coopération européenne dans le domaine de l’éducation et de la formation » appelé Éducation et formation 2020 adopté en 2009 par le Conseil européen, on trouve l’objectif stratégique suivant : « favoriser l’équité, la cohésion sociale et la citoyenneté active ».

Il est donc logique de retrouver, au nombre des huit compétences-clés (5) « nécessaires à tout individu pour l’épanouissement et le développement personnels », les « compétences sociales et civiques », celles-ci étant définies comme : « les compétences… qui permettent à l’individu de participer pleinement à la vie civique grâce à la connaissance des notions et structures sociales et politiques et à une participation civique active et démocratique ».

Ces compétences ont pour fondement la connaissance des notions de démocratie, de justice, d’égalité, de citoyenneté et de droits civils. La connaissance du processus d’intégration européenne ainsi que des structures, des principaux objectifs et des valeurs de l’Union européenne est évidemment dans ce cadre. L’étude 2012 d’Eurydice (6) souligne que « l’école est un microcosme où les jeunes apprennent à devenir des citoyens actifs et responsables à travers leurs expériences quotidiennes ».

L’éducation à la citoyenneté, à laquelle tous les européens sans exception accordent désormais une place, peut être enseignée plus ou moins tôt, soit comme un sujet intégré à une autre matière, soit comme un thème transversal parcourant plusieurs disciplines. On observe que vingt systèmes éducatifs sur les trente-quatre étudiés enseignent l’éducation à la citoyenneté comme une matière obligatoire et séparée, généralement à partir de l’enseignement secondaire. La France et le Portugal se partagent la palme de l’éducation précoce : dès l’âge de six ans.

 

L’Europe elle-même est-elle enseignée dans nos écoles ?

 

De façon générale, les contenus des programmes scolaires font assez peu de place à l'Europe. Les disciplines sont insuffisamment ouvertes sur l'Europe dans l'enseignement secondaire comme à l'école même si des littéraires et des historiens s’activent pour promouvoir des enseignements communs.

 

Le rôle des historiens est prépondérant

 

L’Histoire paraît bien la discipline scolaire qui peut donner toute sa place à l’Europe. On sait le rôle qu’a joué l’enseignement de l’histoire dans la formation d’une conscience nationale. L’école peut-elle contribuer par les mêmes voies à la création d’un esprit public européen ?

De grands historiens considèrent que l’École a un rôle à jouer si on veut une « adhésion » des peuples et éviter que l’Europe ne soit que la seule affaire des technocrates. « Nous ne sommes plus à l’heure d’une République cherchant à fonder sa légitimité sur l’identité nationale, nous sommes à l’heure de l’Europe, et d’une Europe en construction… Le but est de donner aux enfants de France, après un enracinement national acquis à l’école primaire et avant l’ouverture sur le monde des XIXe et XXe siècles en première et terminale, le sentiment d’appartenance à l’Europe, sans que soient reniées ou négligées pour autant d’autres appartenances (7) ».

Déjà, dans nos programmes, en classe de 4e, au titre du socle commun, l’histoire-géographie contribue à ce que les élèves soient préparés « à partager une culture européenne » ainsi qu’à « développer le sentiment d’appartenance à son pays, à l’Union européenne ». En classe de 1re, un cours de trois heures est consacré à une interrogation sur sa nature « Qu’est-ce que l’Europe ? » où il est demandé de s’interroger sur « les fondements de l’identité européenne » ainsi que sur la difficulté à lui fixer des limites.

 

Mais les enseignants ont du vague à l’âme

 

Ils expriment souvent un malaise. « On tend à faire de nous, pour le dire vite, des militants de l’Europe. C’est le seul objet qu’on nous demande d’enseigner comme ça, sinon on enseigne des constats » ; « En tant que professeur, faire les institutions, les paysages, c’est plus confortable qu’enseigner la citoyenneté européenne quand je ne sais pas ce que cette réalité recoupe… ».

Réalisé à partir des abonnés à Curiosphère(8), un sondage a demandé à près de deux mille enseignants ce qu'ils pensaient de l'enseignement de l'Europe. Il montre un déficit important d'information : 89 % des enseignants ne s'estiment pas bien informés sur les dispositifs européens, seulement 28 % connaissent les manuels européens ; mais les enseignants qui ont participé à des projets européens sont très satisfaits (91 % satisfaits) et 74 % aimeraient en faire mais ils jugent cela trop compliqué…

Les enseignants réagissent différemment en fonction de leur vision de l'Europe, de la citoyenneté mais aussi de la pédagogie. Leur discours sur l'Europe est plutôt personnel, certains avec une vision patrimoniale de l’Europe, d’autres avec une ouverture sur une Europe « projet politique ».

Un membre éminent du groupe Histoire à l’Inspection générale de l’Éducation nationale (9) résume bien la problématique : « Aujourd’hui, le professeur d’histoire doit enseigner à la fois la nation et l’Europe. Quel contenu enseigner ? La difficulté de construction d’une histoire de l’Europe qui ne soit ni identitaire ni idéaliste ni téléologique : quels repères temporels dégager ? Quels lieux de mémoire européens retenir ? Quels héros de l’histoire de l’Europe ? L’histoire de l’Europe ne peut et ne doit pas effacer les nations de l’Histoire mais bien mettre en évidence ce qu’il y a de commun entre ces nations. L’histoire de l’Europe doit regarder les temps de déchirure en face. Elle peut mettre en évidence ce qui unit par-delà ce qui divise. L’Europe et son histoire constituent un patrimoine culturel d’une richesse considérable qui doit être mis en commun et partagé.

…L’exploration de ces pistes pour une histoire de l’Europe pouvant se faire dans le cadre des programmes actuels, il faut bien s’appuyer sur ce qui existe pour faire avancer l’histoire de l’Europe plutôt que de rêver à un manuel unique à l’usage de tous les pays européens même si l’entreprise de manuel franco-allemand a été menée à bien. Non seulement apprendre l’histoire de la nation et apprendre l’histoire de l’Europe sont deux choses compatibles mais on peut apprendre l’histoire de la nation pour mieux apprendre celle de l’Europe. C’est avec une telle approche pragmatique que l’on peut espérer préparer progressivement les jeunes européens des différents pays à se sentir concitoyens ».

 

Des initiatives prometteuses « EduTube »

 

Dix-huit partenaires de onze pays européen sont associés, sous le pilotage de France 5, pour réaliser « EduTube » (sorte de « YouTube » européen), une vidéothèque éducative européenne. Elle comprend environ 9000 vidéos multilingues, associant des contenus d’enseignement et des réalisations d'enseignants et d'élèves.

Vers des manuels européens communs

Quelques manuels européens commencent à naître : un manuel de lettres européennes de Guy Fontaine et Annick Benoît-Dusausoy (de Boeck), un manuel d'histoire de la littérature européenne auquel ont participé plus de deux cents universitaires de toute l’Europe et un manuel d'initiation aux langues romanes « Euromania » dirigé par Pierre Escude (éditions CRDP Midi-Pyrénées).

Mais c'est Guillaume Le Quintrec, un des auteurs du manuel d'histoire franco-allemand (Nathan et Ernst Klett Verlag) (10), qui a rencontré le plus grand nombre d'obstacles sur sa route, en particulier la négociation avec les Allemands qui n’a pas été facile car, dit-il, les deux pays font classe très différemment, « ils ont une conception très différente de l'enseignement de l'histoire... En Allemagne, les cours sont plus interactifs : les professeurs organisent des débats et des "jeux de rôles" où les élèves doivent argumenter. Les manuels fournissent des leçons beaucoup plus longues puisque l'information n'est pas vraiment dispensée en cours ». Les contenus en revanche n’ont pas provoqué de difficultés majeures même si ce livre commun développe quelques thèmes importants en Allemagne et moins favorisés en France : la mémoire allemande de la seconde guerre mondiale, l'évolution politique de l'Allemagne depuis 1945.

À défaut de projet éducatif commun, l’Europe est en train de construire un modèle européen de l’éducation

 

Les évolutions à l’égard de l’éducation depuis deux décennies mettent en lumière les lignes de force de la politique européenne :

La démarche de l’Union européenne est ambivalente. L’Europe paraît toujours partagée entre le souci de répondre aux besoins de l’économie en incitant les « éducations nationales » à former des travailleurs qualifiés pour les entreprises et celui de construire une éducation qui favorise l’épanouissement de l’enfant, lui fasse acquérir une culture et le prépare à l’exercice de ses responsabilités de citoyen. Dans les discours, parfois dans les actes, le premier souci semble souvent l’emporter sur le second.

Cette ambivalence crée le trouble dans les opinions publiques, chez les enseignants et leurs organisations représentatives qui redoutent l’influence d’une Europe jusque-là essentiellement trop néolibérale, réduite à une vaste zone de libre-échange. L’Europe doit répondre à ces inquiétudes en trouvant le juste équilibre entre les deux missions qui ne sont pas antinomiques et que tout système éducatif doit porter. La déclaration du Conseil européen faite en 1987 selon laquelle « L’éducation ne peut être considérée comme une simple composante de la vie économique » a été trop perdue de vue par les dirigeants des États et par les Commissaires européens.

L’Union européenne est très interventionniste. Elle impulse des initiatives en proposant un cadrage et des outils. Elle influence considérablement les politiques d’éducation de chacun des pays membres même si la méthode adoptée par la Commission n’est pas contraignante : la non-atteinte des objectifs contenus dans les recommandations n’entraîne pas de sanction. L’adhésion au processus pour les États-membres est « libre » et « volontaire » mais on a de la peine à imaginer comment un État pourrait se tenir en marge de la démarche européenne. Si chaque pays est en effet libre de choisir son propre chemin, il faut que, dès lors qu’il a approuvé et signé, il mette en oeuvre les objectifs définis en commun.

Néanmoins, nous sommes face à une évolution, pas une révolution. Il n’y pas de remise en cause du caractère national des systèmes éducatifs et il est probable que la souveraineté des États ne sera pas entamée avant longtemps dans ce secteur. La déclaration du ministre portugais de l’Education faite au Sommet de Lisbonne le 8 juin 2000 n’a pas pris une ride : « Il s’agit de coopérer pour échanger les meilleures pratiques afin de réaliser les objectifs identifiés à Lisbonne en vue d’aboutir non pas à une harmonisation des systèmes éducatifs mais à leur convergence ». Elle esquissait, avec prudence et réalisme, une approche commune de l’éducation qui nous mène, pas à pas, vers un véritable modèle européen de l’éducation.

La construction de cet espace est moins technocratique que les fortes interventions de la Commission ne pourraient le laisser paraître. Les États-membres ont toujours donné leur accord aux processus par l’intermédiaire du Conseil européen. Celui-ci, désormais organe de décision le plus important de l’Union européenne, implique les dirigeants nationaux qui sont responsables devant leurs parlements et leurs peuples respectifs. C’est le retour du « politique » qui atténue un peu le poids de la bureaucratie européenne sans malheureusement introduire plus de démocratie : l’absence de débats publics en France au Parlement comme dans les instances de concertation n’est pas de nature à réconcilier l’opinion avec l’Europe.

Enfin, tous ces processus qui dessinent un modèle commun d’éducation peuvent et doivent s’appuyer beaucoup plus sur les programmes d’échanges (élèves, étudiants, apprentis, parents d’élèves et professeurs et adultes en formation continue). La force de ces programmes est à consolider en augmentant les financements qui y sont consacrés (la part du budget européen consacré à ces échanges est d’à peine 1% !). Ils favorisent la mobilité éducative et professionnelle, approfondissent les liens en Europe et aident à la circulation des idées.

« Nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes » disait Jean Monnet. Les programmes ou sous-programmes (11) apportent un réel enrichissement personnel et culturel à des millions de personnes (trois millions d’étudiants et trois millions d’élèves pour la période 2007-2013). Ces millions d’élèves, d’étudiants, d’enseignants, de chercheurs qui se rencontrent, étudient ensemble et coopèrent sur des projets communs pédagogiques ou de recherche font naître, sous nos yeux, une immense communauté qui est un creuset formidable pour l’union en Europe. ¾

 

(1) European Round Table (ERT) : groupe de pression fondé en 1983 par Etienne Davignon, membre du groupe Bilderberg ; on y trouve les dirigeants les plus puissants de l’industrie européenne et mondiale : Nestlé, Unilever, Shell, BP, Philips, Saint-Gobain…).

(2) Dans la recommandation européenne Compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie - Un cadre de référence européen, « les compétences clés sont celles nécessaires à tout individu pour l’épanouissement et le dévelop-pement personnels, la citoyenneté active, l’intégration sociale et l’emploi ».

(3) Le Socle correspond à ce que nul n’est censé ignorer en fin de scolarité obligatoire sous peine de se trouver marginalisé ou handicapé

(4) Marcel Crahay et Arlette Delhaxhe in L’école obligatoire en Europe, des conceptions divergentes.

(5) Le Socle commun français ne comporte que sept compétences. C’est la sixième qui vise « les compétences sociales et civiques ».

(6) Le réseau Eurydice soutient et facilite la coopération européenne dans le domaine de l'éducation et de la formation tout au long de la vie, en fournissant des informations sur les systèmes d'enseignement et les politiques éducatives de trente-six pays et en élaborant des études sur des problématiques communes aux systèmes éducatifs européens.

(7) François Lebrun cité in « Les enseignants d’histoire-géographie en France : agents ou « acteurs » de la construction d’une identité et d’une citoyenneté européennes ? » Compte-rendu de Nicole Allieu-Mary aux Assises de Poitiers de 2008.

(8) A trouver sur le site du Centre national de documentation pédagogique (CNDP).

(9) Laurent Wirth, ancien doyen du groupe Histoire et Géographie.

(10) L’idée de ce manuel a été proposée par le « Parlement franco-allemand des jeunes » le 23 janvier 2003 à l’occasion du 40e anniversaire du Traité de l’Elysée. Trois tomes ont été publiés (Seconde, Première et Terminale).

(11) (SOCRATES, ERASMUS MUNDI, TEMPUS, COMENIUS, LEONARDO DA VINCI...)

 

Bibliographie :

- Les documents de la Commission européenne sur le site de l’Union européenne.

- Les rapports et notes de la Direction de l’évaluation, de la performance et de la prospective (DEPP) du ministère de l’Éducation nationale, en particulier la récente note sur l’analyse de l’Étude Eurydice sur la citoyenneté active (2012).

- « Construire l’Europe en bâtissant un Espace Européen de l’Éducation », Roger Dale (revue Éducation et Sociétés, n° 18, 2006),

- « Les modèles mondiaux, européens et nationaux en éducation », Roger Dale (Revue internationale d’éducation de Sèvres 2009).

- « Pour la création d’un tronc commun d’éducation européenne »,Heinz Wismann et Pierre Judet de la Combe.

- « L’Europe à l’école : le projet pédagogique des jeunes européens », Fanny Dubray.

- « Enseigner l’Europe aujourd’hui : quid d’un roman européen scolaire », Nicole Allieu-Mary (ECEHG et INRP 2007).

- « Systèmes éducatifs et construction d’une citoyenneté européenne », Nicole Allieu Mary 2008 (assises de Poitiers).

- « Vers un espace européen d’éducation et de citoyenneté active » (Commission européenne 1998).

- « L’école obligatoire en Europe, des conceptions divergentes », Marcel Crahay et Arlette Delhaxhe (2003).

- « L’éducation à l’unification européenne des années 1950 à 1998. Une contribution au débat sur la citoyenneté et l’identité européenne », Hélène Baeyens.

- « L’Europe, l’école et le profit. Naissance d’une politique éducative commune en Europe », Nico Hirtt.

- « La politique européenne d’éducation et de formation », Christine Mousny (Revue internationale d’éducation de Sèvres 2002),

- « L’élève, futur citoyen » et n°52 « Un seul monde, une seule école » (Revue internationale d’éducation de Sèvres, n°44).

- Revue de l’Association Française des administrateurs de l’éducation : « Le système éducatif français à l’heure euro-péenne » (2009), et « Enjeux internationaux pour les professionnels de l’Education » (2012).

- « Quel projet commun pour l’Ecole en Europe ? », journée d’étude du 17 janvier 2005 – CNDP.

- Les textes de la FSU et en particulier ceux de Christian Laval (sur le site FSU).

- « Le nouvel ordre éducatif mondial », Christian Laval et Louis Weber.

- « Education policies and European governance » Anders Hingel (2001).

- « L’Europe réinventée – Regards critiques sur l’espace européen de l’éducation », Marin Lawn et Antonio Novoa (L’Harmattan, 2005).

- « Le passage à l’Europe, histoire d’un commencement, Luuck Van Middelaar (Gallimard 2012).

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08.10.2013
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