DES AVATARS DE L’OUTIL DE DÉFENSE

par François LARDEAU

Qu’elle soit le fait du nombre au Trocadéro ou d’un seul à La Défense la violence qui sévit sur le sol national ne peut plus être réduite à un phénomène d’époque qui exprimerait une volonté de s’en prendre à notre société de nantis. S’il ne s’agissait que de cela, prendre l’exacte mesure de ces événements et donner à la police les moyens d’y faire face désormais pourraient paraître suffisants, mais la France, comme tous les pays occidentaux, fait l’objet d’une menace bien plus profonde. Ce dont il s’agit, c’est d’un choc de civilisations, celui qu’en son temps Huntington avait annoncé. Le nier n’a pas plus de sens que de se lancer dans des interventions militaires à des fins d’instauration de notre modèle dit démocratique. À voir aujourd’hui les séquelles de l’intervention en Libye qui sont incontestablement en rapport direct avec la dimension prise par le conflit malien, on est en droit de se demander, pour si brillante et « décisive » qu’ait été la démonstration de notre aéronavale, si politiquement c’était bien opportun.

Dans Le Figaro du 11 juin, Renaud Girard pose le problème en ces termes : « Opex, voir plus loin que demain ! » Il précise plus loin : « Depuis une vingtaine d’années, les Occidentaux ont pris l’habitude de se lancer dans des guerres asymétriques à vocation ‘’humanitaire’’ sans faire l’effort de bien réfléchir aux conséquences à moyen et long terme pour les régions concernées. Ces opérations extérieures sont le plus souvent décidées dans l’urgence sous la pression des médias. C’est l’émotion qui les déclenche, davantage que la raison. Le réflexe à chaud de politique intérieure, davantage que l’anticipation géopolitique du joueur d’échecs ». On ne peut mieux décrire les conditions dans lesquelles ont été décidées les interventions en Libye et au Mali.

Cela appelle une réflexion qui aurait pu précéder utilement la finalisation du nouveau Livre blanc. Il est évident qu’il n’en a rien été et que, cadrés d’avance par les orientations souhaitées par le pouvoir et en l’absence d’une politique étrangère réaliste et lisible, les participants se sont réfugiés dans des banalités, ce qui ne les a pas empêchés de proposer, en fidèles relais de Bercy, des réductions d’effectifs et de programmes dont ils ne pouvaient ignorer qu’elles déclassaient nos forces, cela non sans hypocrisie, leurs missions restant les mêmes. Au point qu’on se prend à rêver d’une judiciarisation de Bercy quand ses coupes intempestives de crédits compromettent la sécurité des soldats envoyés se battre (crédits d’entraînement, de MCO et de remise à niveau toujours insuffisants) !

De même faudrait-il s’interroger sur l’impasse renouvelée s’agissant du remplacement des bâtiments de notre marine nationale en fin de vie à l’heure d’une « maritimisation » générale et alors que devrait être prioritaire l’exercice de la souveraineté nationale sur notre domaine maritime, le deuxième du monde (11 millions de km² !), dont la mise en valeur et l’exploitation constituent un objectif majeur et stratégique, éventuelle sortie par le haut d’une Union Européenne par trop germanisée. À défaut d’un avenir continental, la France peut avoir un avenir marin !

Ainsi le nouveau Livre blanc sur la Défense apparaît-il plus comme un exercice de style que comme l’instrument d’une stratégie. S’agissant des moyens (mais des moyens pour quelles capacités et à quelles fins politiques ???), une heure de vérité viendra en fait à l’automne quand sera discutée la future Loi-programme qui doit finaliser les effectifs et les équipements dont les armées pourront disposer ou qu’elles pourront acquérir pendant la période de référence. À ce stade de leur parcours du combattant 2013, outre le sentiment d’être berné une fois de plus par des gens qui n’ont aucun sens des réalités ni de leurs responsabilités, on peut donc se poser deux questions hélas bien récurrentes : un outil militaire pour quoi faire (en appui de quelle politique étrangère ?) et quelles capacités opérationnelles dont disposer.

Le nouveau Livre blanc n’apporte pas la moindre réponse à ces questions. C’est un travail de comptables borné par la sacralisation de la dissuasion retenue par le chef de l’État, sans autre forme de réflexion. Que penser en effet d’une déclaration de principe telle que celle-ci : « Face aux risques et aux menaces, la première condition du succès (sic : quel succès ? politique ou seulement militaire ?) demeure la volonté déterminée d’y faire face en consentant l’effort nécessaire (resic) », sinon que c’est se moquer du monde.

Chacun sait depuis longtemps que la priorité donnée à la dissuasion est loin de faire l’unanimité au sein des armées. La part du budget qui y est Défense, et spécialement celle de l’armée de Terre alors que celle-ci est la plus sollicitée, notamment en termes d’effectifs, pour les opérations extérieures (Opex) et qu’elle est confrontée au plus grand risque d’enlisement avec des matériels souvent à bout de souffle (VAB). Le général Desportes, ancien patron de l’École de Guerre, démis de ses fonctions à cause de son franc-parler, n’y va pas par quatre chemins dans une interview publiée par La Croix le 2 mai : « … la sanctuarisation nucléaire a tué et va encore tuer nos capacités conventionnelles », alors qu’ « une dissuasion qui n’est pas accompagnée par une véritable capacité conventionnelle de masse perd de sa crédibilité, et donc de son efficacité ».

Le débat ne pourra pas être toujours éludé. Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la France sont d’une tout autre nature que celles qui pesaient sur elle au temps de la guerre froide, c’est une évidence, et elles sont encore bien plus destructrices et mortelles. Elles sont d’ordre civilisa-tionnel et religieux, et non étatique. On le voit bien au Mali, où, de toute évidence, la guerre ne se limite pas aux frontières de cet État. Pour les ethnies qui l’habitent et surtout pour les terroristes islamistes qui en ont fait leur théâtre d’opération, l’espace sahélien échappe au formalisme des frontières fixées par la colonisation L’avoir négligé lors de l’intervention en Libye montre combien cette « victoire » sur Kadhafi était illusoire. Que le pouvoir le veuille ou non – et comme le dénonce le président tchadien – c’est la sécurisation de tout le Sahel et de tout le Sahara qui est en cause, laquelle ne pourra être assurée sans une maîtrise totale des territoires, bouffeuse d’effectifs et de moyens terrestres et aériens. On mesure là tout le risque qu’il y avait pour la France à mettre le doigt dans l’engrenage sahélien sans s’être assuré du soutien de ses partenaires européens, d’autant qu’il s’agissait d’intervenir sur le territoire d’une ancienne colonie. On saura prochainement - sans doute dès les élections de juillet - si le succès de l’outil militaire sera suivi du succès politique de l’établissement d’un nouveau pouvoir légitime à Bamako et d’une réconciliation nationale Nord-Sud. Outre des négociations internes au Mali, cela dépendra du soutien apporté par les autres États de la CEDEAO et plus généralement par la communauté internationale à la consolidation du retour du pays à sa pleine souveraineté. D’où un intense travail diplomatique qui aura encore longtemps besoin de s’appuyer sur un outil militaire demeuré largement présent.

Cela renvoie nécessairement au maintien sur place de forces françaises conventionnelles relativement importantes au moment même où, malgré sa brillante démonstration de professionnalisme lors de l’opération Serval, l’armée de Terre se trouve la plus menacée de coupes sombres dans ses effectifs et ses équipements si l’on s’en tient aux recommandations du nouveau Livre blanc, lesquelles tendent à remettre en cause le programme structurel Scorpion qui devait assurer la remise à niveau de ses moyens. Or, d’ores et déjà, au simple constat des difficultés rencontrées au

Mali, on voit que nos forces terrestres en connaissent de plus en plus au cours de leurs opérations, avec des risques accrus pour les combattants. Cela résulte d’une part de la vétusté du matériel roulant (VAB : véhicules blindés de l’avant) et d’autre part d’un maintien en condition opérationnelle plus difficile à gérer des nouveaux équipements (hélicoptères Tigre) dont la disponibilité semble avoir été insuffisante. Les comptes rendus des combattants sont sans équivoque sur ces insuffisances, même si le commandement relativise.

Peut-être est-il temps de tenir compte davantage de la grogne, déjà présente en Afghanistan, qui s’installe parmi la troupe et qui s’est récemment exprimée à travers les propos d’un groupe de jeunes officiers, lieutenants et capitaines, c’est-à-dire de ceux qui encadrent au plus près les hommes au combat, propos par lesquels, s’inspirant de l’exemple de l’historien et résistant Marc Bloch, ils dénoncent en bloc généraux, colonels et énarques, à l’origine pour eux des « gaspillages et coupes dans le budget de la défense ».

Selon eux, « Pour retrouver une réelle capacité de projection, l’armée a besoin de transporteurs blindés, d’un deuxième, voire d’un troisième porte-avions, d’hélicoptères et d’un deuxième groupe aéronaval. À court terme, bien sûr, tout cela est cher, mais le prix de l’indépendance est bien inférieur à celui du déclin ». D’où cinq mesures proposées :

« 1. Augmentation significative du budget. Financement d’équipements individuels tactiques efficients.

2. Suppression de la 2e section (les généraux en retraite réputés toujours en activité).

3. Création d’une commission parlementaire de révision des primes et indemnités des militaires.

4. Maintien de tous les postes de militaires du rang et de sous-officiers qui s’apprêtent à être supprimés. Maintien de régiments.

5. Diminution du nombre des officiers ».

Dans le genre, voilà qui peut ressembler aux revendications d’un soviet quelconque, mais venant - si l’origine de la contestation est confirmée - de gens de vocation sincère et désintéressés, risquant leur vie, cela mérite autre chose que le mépris. Ce qui est en cause ici, c’est le profond malaise, pour ne pas dire le désarroi d’hommes et de femmes dont la vocation se trouve compromise par le comportement démobilisateur et souvent désinvolte du pouvoir, lequel donne l’impression tout à la fois de se désintéresser de la défense du pays en y consacrant de moins en moins de crédits et de mépriser ceux qui en restent chargés, ainsi que le montre entre autres le désastreux service de la solde dit Louvois, incapable de servir les traitements des militaires selon leurs droits et dans les délais. S’il s’agissait d’autres serviteurs de l’État, cela ferait certainement beaucoup plus de bruit !
 
      Réagir à l'article :
 


08.09.2013

Free counter and web stats
HTML Web Counter