Qu’elle soit le fait du nombre au
Trocadéro ou d’un seul à La Défense la violence qui sévit sur le sol national ne
peut plus être réduite à un phénomène d’époque qui exprimerait une volonté de
s’en prendre à notre société de nantis. S’il ne s’agissait que de cela, prendre
l’exacte mesure de ces événements et donner à la police les moyens d’y faire
face désormais pourraient paraître suffisants, mais la France, comme tous les
pays occidentaux, fait l’objet d’une menace bien plus profonde. Ce dont il
s’agit, c’est d’un choc de civilisations, celui qu’en son temps Huntington avait
annoncé. Le nier n’a pas plus de sens que de se lancer dans des interventions
militaires à des fins d’instauration de notre modèle dit démocratique. À voir
aujourd’hui les séquelles de l’intervention en Libye qui sont incontestablement
en rapport direct avec la dimension prise par le conflit malien, on est en droit
de se demander, pour si brillante et « décisive » qu’ait été la démonstration de
notre aéronavale, si politiquement c’était bien opportun.
Dans Le Figaro du 11 juin, Renaud
Girard pose le problème en ces termes : « Opex, voir
plus loin que demain ! » Il précise plus loin : « Depuis une vingtaine d’années,
les Occidentaux ont pris l’habitude de se lancer dans des guerres asymétriques à
vocation ‘’humanitaire’’ sans faire l’effort de bien réfléchir aux conséquences
à moyen et long terme pour les régions concernées. Ces opérations extérieures
sont le plus souvent décidées dans l’urgence sous la pression des médias. C’est
l’émotion qui les déclenche, davantage que la raison. Le réflexe à chaud de
politique intérieure, davantage que l’anticipation géopolitique du joueur
d’échecs ». On ne peut mieux décrire les conditions dans lesquelles ont été
décidées les interventions en Libye et au Mali.
Cela appelle une réflexion qui aurait
pu précéder utilement la finalisation du nouveau Livre blanc. Il est évident
qu’il n’en a rien été et que, cadrés d’avance par les orientations souhaitées
par le pouvoir et en l’absence d’une politique étrangère réaliste et lisible,
les participants se sont réfugiés dans des banalités, ce qui ne les a pas
empêchés de proposer, en fidèles relais de Bercy, des réductions d’effectifs et
de programmes dont ils ne pouvaient ignorer qu’elles déclassaient nos forces,
cela non sans hypocrisie, leurs missions restant les mêmes. Au point qu’on se
prend à rêver d’une judiciarisation de Bercy quand ses
coupes intempestives de crédits compromettent la sécurité des soldats envoyés se
battre (crédits d’entraînement, de MCO et de remise à niveau toujours
insuffisants) !
De même faudrait-il s’interroger sur
l’impasse renouvelée s’agissant du remplacement des bâtiments de notre marine
nationale en fin de vie à l’heure d’une « maritimisation » générale et alors que
devrait être prioritaire l’exercice de la souveraineté nationale sur notre
domaine maritime, le deuxième du monde (11 millions de km² !), dont la mise en
valeur et l’exploitation constituent un objectif majeur et stratégique,
éventuelle sortie par le haut d’une Union Européenne par trop germanisée. À
défaut d’un avenir continental, la France peut avoir un avenir marin
!
Ainsi le nouveau Livre blanc sur la
Défense apparaît-il plus comme un exercice de style que comme l’instrument d’une
stratégie. S’agissant des moyens (mais des moyens pour quelles capacités et à
quelles fins politiques ???), une heure de vérité viendra en fait à l’automne
quand sera discutée la future Loi-programme qui doit finaliser les effectifs et
les équipements dont les armées pourront disposer ou qu’elles pourront acquérir
pendant la période de référence. À ce stade de leur parcours du combattant 2013,
outre le sentiment d’être berné une fois de plus par des gens qui n’ont aucun
sens des réalités ni de leurs responsabilités, on peut donc se poser deux
questions hélas bien récurrentes : un outil militaire pour quoi faire (en appui
de quelle politique étrangère ?) et quelles capacités opérationnelles dont
disposer.
Le nouveau Livre blanc n’apporte pas
la moindre réponse à ces questions. C’est un travail de comptables borné par la
sacralisation de la dissuasion retenue par le chef de l’État, sans autre forme
de réflexion. Que penser en effet d’une déclaration de principe telle que
celle-ci : « Face aux risques et aux menaces, la première condition du succès
(sic : quel succès ? politique ou seulement militaire
?) demeure la volonté déterminée d’y faire face en
consentant l’effort nécessaire (resic) », sinon que
c’est se moquer du monde.
Chacun sait depuis longtemps que la
priorité donnée à la dissuasion est loin de faire l’unanimité au sein des
armées. La part du budget qui y est Défense, et spécialement celle de l’armée de
Terre alors que celle-ci est la plus sollicitée, notamment en termes
d’effectifs, pour les opérations extérieures (Opex) et
qu’elle est confrontée au plus grand risque d’enlisement avec des matériels
souvent à bout de souffle (VAB). Le général Desportes, ancien patron de l’École
de Guerre, démis de ses fonctions à cause de son franc-parler, n’y va pas par
quatre chemins dans une interview publiée par La Croix le 2 mai : « … la
sanctuarisation nucléaire a tué et va encore tuer nos capacités conventionnelles
», alors qu’ « une dissuasion qui n’est pas accompagnée par une véritable
capacité conventionnelle de masse perd de sa crédibilité, et donc de son
efficacité ».
Le débat ne pourra pas être toujours
éludé. Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la France sont d’une tout autre
nature que celles qui pesaient sur elle au temps de la guerre froide, c’est une
évidence, et elles sont encore bien plus destructrices et mortelles. Elles sont
d’ordre civilisa-tionnel et religieux, et non
étatique. On le voit bien au Mali, où, de toute évidence, la guerre ne se limite
pas aux frontières de cet État. Pour les ethnies qui l’habitent et surtout pour
les terroristes islamistes qui en ont fait leur théâtre d’opération, l’espace
sahélien échappe au formalisme des frontières fixées par la colonisation L’avoir
négligé lors de l’intervention en Libye montre combien cette « victoire » sur
Kadhafi était illusoire. Que le pouvoir le veuille ou non – et comme le dénonce
le président tchadien – c’est la sécurisation de tout le Sahel et de tout le
Sahara qui est en cause, laquelle ne pourra être assurée sans une maîtrise
totale des territoires, bouffeuse d’effectifs et de moyens terrestres et
aériens. On mesure là tout le risque qu’il y avait pour la France à mettre le
doigt dans l’engrenage sahélien sans s’être assuré du soutien de ses partenaires
européens, d’autant qu’il s’agissait d’intervenir sur le territoire d’une
ancienne colonie. On saura prochainement - sans doute dès les élections de
juillet - si le succès de l’outil militaire sera suivi du succès politique de
l’établissement d’un nouveau pouvoir légitime à Bamako et d’une réconciliation
nationale Nord-Sud. Outre des négociations internes au Mali, cela dépendra du
soutien apporté par les autres États de la CEDEAO et plus généralement par la
communauté internationale à la consolidation du retour du pays à sa pleine
souveraineté. D’où un intense travail diplomatique qui aura encore longtemps
besoin de s’appuyer sur un outil militaire demeuré largement
présent.
Cela renvoie nécessairement au
maintien sur place de forces françaises conventionnelles relativement
importantes au moment même où, malgré sa brillante démonstration de
professionnalisme lors de l’opération Serval, l’armée de Terre se trouve la plus
menacée de coupes sombres dans ses effectifs et ses équipements si l’on s’en
tient aux recommandations du nouveau Livre blanc, lesquelles tendent à remettre
en cause le programme structurel Scorpion qui devait assurer la remise à niveau
de ses moyens. Or, d’ores et déjà, au simple constat des difficultés rencontrées
au
Mali, on voit que nos forces
terrestres en connaissent de plus en plus au cours de leurs opérations, avec des
risques accrus pour les combattants. Cela résulte d’une part de la vétusté du
matériel roulant (VAB : véhicules blindés de l’avant) et d’autre part d’un
maintien en condition opérationnelle plus difficile à gérer des nouveaux
équipements (hélicoptères Tigre) dont la disponibilité semble avoir été
insuffisante. Les comptes rendus des combattants sont sans équivoque sur ces
insuffisances, même si le commandement relativise.
Peut-être est-il temps de tenir
compte davantage de la grogne, déjà présente en Afghanistan, qui s’installe
parmi la troupe et qui s’est récemment exprimée à travers les propos d’un groupe
de jeunes officiers, lieutenants et capitaines, c’est-à-dire de ceux qui
encadrent au plus près les hommes au combat, propos par
lesquels, s’inspirant de l’exemple de l’historien et résistant Marc Bloch, ils
dénoncent en bloc généraux, colonels et énarques, à l’origine pour eux des «
gaspillages et coupes dans le budget de la défense ».
Selon eux, « Pour retrouver une
réelle capacité de projection, l’armée a besoin de transporteurs blindés, d’un
deuxième, voire d’un troisième porte-avions, d’hélicoptères et d’un deuxième
groupe aéronaval. À court terme, bien sûr, tout cela est cher, mais le prix de
l’indépendance est bien inférieur à celui du déclin ». D’où cinq mesures
proposées :
2. Suppression de la 2e section (les
généraux en retraite réputés toujours en activité).
3. Création d’une commission
parlementaire de révision des primes et indemnités des
militaires.
4. Maintien de tous les postes de
militaires du rang et de sous-officiers qui s’apprêtent à être supprimés.
Maintien de régiments.
5. Diminution du nombre des officiers
».
Dans le genre, voilà qui peut
ressembler aux revendications d’un soviet quelconque, mais venant - si l’origine
de la contestation est confirmée - de gens de vocation sincère et désintéressés,
risquant leur vie, cela mérite autre chose que le mépris. Ce qui est en cause
ici, c’est le profond malaise, pour ne pas dire le désarroi d’hommes et de
femmes dont la vocation se trouve compromise par le comportement démobilisateur
et souvent désinvolte du pouvoir, lequel donne l’impression tout à la fois de se
désintéresser de la défense du pays en y consacrant de moins en moins de crédits
et de mépriser ceux qui en restent chargés, ainsi que le montre entre autres le
désastreux service de la solde dit Louvois, incapable de servir les traitements
des militaires selon leurs droits et dans les délais. S’il s’agissait d’autres
serviteurs de l’État, cela ferait certainement beaucoup plus de bruit !