« À ta santé, Erdogan » clament des milliers de jeunes qui envahissent la
place Taksim à Istanbul, une canette de bière à la
main.
Protestation qui vise le Gouvernement
pour avoir fait voter une loi restreignant la vente d’alcool. Comme toutes les
manifestations à Istanbul c’est sur la place Taksim
qu’on se retrouve. Plus que la loi incriminée et son relent d’islamisme, les
protestataires s’en prennent à la volonté d’Erdogan «
d’amé-nager » Taksim en
déracinant six cents arbres pour laisser la place à un complexe commercial et
reconstruire une ancienne caserne ottomane pour en faire un centre
culturel.
Ce qui aux yeux d’une multitude de
Turcs et de Stambouliotes équivaut à vouloir paralyser le centre nerveux
d’Istanbul. Toutes tendances confondues et venant de tous les quartiers des
dizaines de milliers de manifestants se sont heurtés à la répression brutale de
la police.
1.700 arrestations et 800 blessés le
bilan est lourd. Les émeutes ont gagné Izmir, Antalya, Trabzon. Il y aurait eut
2 morts. Parmi les slogans entendus ou chaulés sur les murs adressés à TayipErdogan : «Tu avais peur
d’Allah, maintenant tu vas avoir peur de ton peuple ».
L’avis d BülentAkarçali
Ancien président de la Commission
mixte en charge des relations entre Parlement européen et la Turquie j’ai
conservé des amitiés dans ce pays.
Pour nous aider à décrypter la
situation j’ai appelé BülentAkarçali, ancien ministre et co-président, côte turc, de la
Commission. À ses yeux le projet envisagé pour la place Taksim est peut-être moins « mauvais » qu’on le dit. « Les
arbres déracinés ne sont pas condamnés mais déplacés. » Ce ne serait donc pas le
mort du parc Gezi, « dernier havre de verdure
d’Istanbul ». Pourquoi dès lors cette colère ?
« Parce que les riverains et la
population en général n’ont pas acceptés de n’être pas consultés. Personne ne
les a ne fût-ce qu’informés. Erdorgan a agi seul ». La
révolte va bien au-delà de Taksim. Elle vise
l’exercice autoritaire et « arrogant » du pouvoir.
Pour la Turquie laïque et kémaliste
opposée aux islamo-conservateurs l’islamisme rampant inquiète .Mais la fracture
la plus grave, la plus profonde, c’est le comportement « dictatorial » d’Erdogan. Il est de moins en moins supporté, non seulement
dans la population mais au sein de son propre parti, l’AKP. À tel point que le
président de la République, issu de ses rangs, le conteste estimant que « dans
une démocratie […] les dirigeants doivent déployer plus d’efforts pour prêter
une oreille attentive aux différents opinions et inquiétudes
».
Est-ce dire que l’opposition offre
une alternative ?
BülentAkarçali
estime que non. En tout cas pour l’heure « le CHP (Parti Républicain du Peuple)
est loin d’être homogène. Officiellement social-démocrate le CHP est composé
pour une part de la bourgeoisie kémaliste dont de nombreux officiers de réserve
ou en exercice. Ils sont en désaccord avec la politique kurde de l’AKP. Quant
aux Alevis, très nombreux, ils votent nécessairement pour le CHP parce
qu’opposés à l’islamisme ».
L’AKP - bilan et
passif
En dix ans le Gouvernement de l’AKP
peut présenter un bilan non négligeable. Il a multiplié par trois, mais de
manière inégale, le revenu par habitant grâce à une croissance qui a dépassé les
8 % en 2010 et 2011. De quoi rendre jaloux les pays de la Communauté européenne…
Il a également généralisé l’accès à l’éducation et à la santé. Il y a quelques
années j’avais rencontré longuement le bras droit d’Erdogan à Istanbul. C’était un médecin. C’est en blouse
blanche, à sa clinique, qu’il m’avait reçu.
Mais l’autre visage de l’AKP c’est
celui, voilé, pas toujours apparent de l’islamisme. Bien réel pourtant et
progressant sournoisement. La vente interdite d’alcool à proximité des mosquées
et des écoles, les tentatives pour limiter le droit à l’avortement et prohiber
l’adultère font partie de cette politique. Il faut ajouter à cela la mise au pas
de l’armée réputée kémaliste et des journalistes. Plus de 70 journalistes sont
aujourd’hui emprisonnés. Hier ou avant-hier c’étaient les militaires qui
garrotaient les libertés publiques, aujourd’hui c’est Erdogan qui s’y attaque.
Un avenir
Incertain
Pourtant en cas d’élections qui
pourraient être anticipées et se dérouler l’on prochain, l’AKP l’emporterait
sans doute une troisième fois selon BülentAkarçali. « Sauf, ajoute-t-il, si elle se divise, ce qui
n’est pas impossible. » Tous les électeurs de l’AKP ne sont pas islamistes.
Erdoganper-siste et signe.
Il veut parfaire le démantèlement de la place Taksim
en confiant à l’architecte Ahmet Vakif Alp la
construction d’une mosquée avenue d’Istiklal
débouchant sur Taksim et à proximité du consulat de
France. Après quoi il s’envole pour le Maroc et les pays du Maghreb, manière de
signifier qu’il n’a cure de manifestations. Reste que, pour la première fois, la
Turquie se dotera à l’avenir d’un président élu au suffrage
universel.
Erdogan y prétendra mais veut élargir les
pouvoirs de la fonction occupé par Abdullah Gül,
président élu par le Parlement dominé par l’AKP. Gül
et Erdogan ne s’entendent plus. L’AKP se fissure.
Jusqu’à l’éclatement ?
C’est la question pour demain ou pour
après-demain.