par Pierre
MAUREL
L’opinion
commence à en être très consciente
Longtemps,
l’analyse des problèmes de l’école est restée cantonnée dans l’enceinte des
experts. Ce qui singularise notre temps actuel c’est que la perception de la
crise de l’école dépasse désormais les seuls spécialistes comme nous le montrent
quelques sondages récents comme celui d’IPSOS (septembre 2011) qui
traduit le pessimisme général.
À
la question : « Selon vous, comment fonctionne l'enseignement en France ? »
: 64 % des Français interrogés répondent « mal ». Deux Français sur trois
portent un jugement négatif sur le fonctionnement de l’enseignement.
Ce
sondage révèle une véritable crise de confiance entre l’école et l’opinion dans
notre pays : c’est la première fois que l’école subit un tel désaveu. En 1996,
la même question avait été posée et les réponses négatives étaient alors
largement minoritaires, à 40 %.
Tout
n’est pas noir…
En
effet, si la France est un pays riche elle le doit en grande partie à
l’efficacité de son système scolaire mais ce que je veux vous dire ce soir
relève de l’exercice de lucidité, un peu à la manière de Camus qui écrivait que
« mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ».
Ma
perception n’est pas une vision de « déclinologue »,
je ne veux stigmatiser aucun acteur ni surtout évidemment jeter le discrédit sur
le service public, discrédit dont se serviraient immédiatement les adversaires
de l’Ecole publique pour souligner que décidément il n’y a rien à faire pour
sauver une école publique inefficace (le discours préféré à droite est alors
celui des moyens : plus on en injecte et moins ça marche !) pour pouvoir prêcher
et convaincre que la solution passe par une plus grande privatisation, une plus
grande liberté accordée aux familles et jusqu’à l’évocation d’un chèque
éducation qui laisserait à chacun le soin de choisir le mode de scolarisation de
sa progéniture. Ma conviction est autre : pour moi, il est plus que temps de
sonner l’alerte pour provoquer un sursaut républicain et tenter de sauver
l’École de la République.
La
Nation consacre à son École un budget considérable : l'Éducation nationale est
encore le premier budget de l'État (il a été « détrôné » en 2012 par la charge
de la dette). La Dépense intérieure d'éducation représente près de 135 milliards
d'euros.
Nous
sommes à près de 7 % de notre PIB, ce qui nous place dans une honorable moyenne
parmi les pays comparables en développement. La massification des années 1960 a
permis à l'école de remporter d'indéniables succès au cours des dernières
décennies, ainsi qu'en témoigne la progression remarquable du niveau de
formation de la population française : 100 % d'enfants scolarisés jusqu'à seize
ans et plus de 90 % jusqu'à dix-huit. La fréquentation de l’école maternelle
s’est considérablement accrue, concernant aujourd’hui quasi-totalité des trois
ans. À la fin de la IVe République, seuls 7 % d’une
classe d’âge obtenaient le baccalauréat général, ils sont 35 % aujourd’hui.
Nous
formons toujours très bien des médecins, des juristes, des physiciens, des
ingénieurs, etc., dont les compétences suffisent ou excellent, selon les cas, au
sein de la concurrence mondiale ; il existe encore des lieux de formation
remarquables: nos Grandes Écoles (Polytechnique, Écoles normales supérieures,
Instituts d’Études Politiques, HEC, ENA...) et la préparation à ces Grandes
Ecoles (CPGE) se portent bien ; enfin, il y a une majorité d’enfants (60 % d’une
génération), qui suivent une scolarité satisfaisante.
Et
pourtant la crise est très aiguë…
Dans
ce contexte global d’élévation du niveau de formation de notre population et
l’existence de secteurs performants masquent la quasi-faillite de notre école
qui est rongée par des résultats terrifiants et des inégalités croissantes.
Sur
l’extrême gravité de la crise, et il y a des signes qui ne trompent pas :
–
l’enseignement privé qui ne cesse de croître (si sa croissance n’était pas
statutairement encadrée par l’État, il exploserait sous la demande. Mais il y a
des établissements publics qui fonctionnent aussi comme des établissements
privés dès la classe de 6e : pour y entrer, il faut avoir des parents bien
placés…) ;
–
le soutien scolaire qui n’a jamais atteint de tels niveaux : 2,5 milliards
d’euros qui représentent une niche fiscale de 300 millions d’euros ;
–
les enfants qui, de leur propre chef, décident de ne plus fréquenter l’école
(chaque année ces « décrocheurs » sont plusieurs dizaines de milliers).
Les
étudiants de master qui ne se bousculent plus à l’inscription aux concours de
recrutement de professeurs alors que le remplacement des générations partantes
va nécessiter un recrutement massif. (Le nombre de candidats présents aux
épreuves écrites des concours externes de la session 2011 par rapport à la
session 2010 : – 52 % au concours de professeur des écoles, – 43 % au CAPES et –
20 % à l’agrégation.) Les causes de ce phénomène sont évidemment multiples :
–
au coût de la prolongation des études ;
–
au fait que les étudiants qui décrochent un master peuvent espérer des débouchés
plus attractifs que ceux que leur propose l’Education nationale ;
–
au manque d’attractivité de certaines disciplines (maths et physique en
particulier - mille postes restés vacants en mathématiques faute de candidats
valables dans les CAPES. Souvent on recrute des enseignants qui n'ont pas un
niveau suffisant de connaissances et aucune qualité d'élocution : moins on a de
candidatures, plus on prend n'importe qui… ;
-
à l’image d’un métier de plus en plus difficile et mal rémunéré (un certifié
gagne moins de 1600 euros par mois) ;
-
à un effet « mécanique » pas anticipé par les initiateurs de la réforme : il y a
en effet deux fois moins d’étudiants en master qu’en
licence.
…Et
la réalité brutale
…à
l'école primaire
Chaque
année, environ 40 % des élèves (environ 300.000) quittent le CM2 avec de graves
lacunes. Près de 200.000 d’entre eux ont des acquis fragiles et insuffisants en
lecture, écriture et calcul (ces élèves arrivent à la fin de l’école primaire
sans être pourvus des capacités de lecture et de calcul qui leur permettront
d’accéder à l’autonomie. Ils ne sont pas encore des lecteurs assez entraînés
pour assimiler le contenu de livres scolaires et même pour les utiliser. En
calcul, ils ne maîtrisent pas les opérations de base. Ces élèves aux acquis
fragiles sont condamnés à une scolarité difficile au collège et à une poursuite
d’études incertaine au-delà), et plus de 100.000 n’ont pas la maîtrise des
compétences de base dans ces domaines (leurs lacunes sont diverses : lexique
très limité, difficultés de compréhension, repères méthodologiques et culturels
très insuffisants. Dans le meilleur des cas, ces élèves déchiffrent mais ne sont
pas capables de comprendre l’ensemble du sens du texte qui leur est soumis ni
d’en déduire quoique ce soit ; dans le pire des cas, ils ne déchiffrent même
pas. Ce ne devrait pas être une fatalité : la Suède et les Pays-Bas ont fait
baisser leur chiffre à 5 %). Ces lacunes les empêcheront de poursuivre une
scolarité normale au collège. Souffrir de graves déficiences en lecture, c’est
en effet être condamné à l’échec : la maîtrise de la langue française devrait
être un objectif prioritaire, car savoir lire, écrire et s’exprimer oralement
conditionne la maîtrise de toutes les autres compétences.
Il
y a des savoirs qui, faute d’être acquis à temps sont perdus pour toujours et
qui sont ceux qui ont une valeur universelle, d’usage quotidien, de besoin
constant, qui permettent de s’insérer dans un groupe, dans une formation
professionnelle, dans un emploi, d’aider utilement son semblable, de surmonter
la frustration sans recourir à la violence.
…au
collège
Peut-on
vraiment se demander sérieusement pourquoi il y a une telle violence et un tel
échec au collège ? Tout simplement parce que les enfants dont je viens de parler
y arrivent avec de telles lacunes accumulées qu’ils ne peuvent absolument pas
suivre et restent coincés huit heures par jour dans un endroit où ils ne
comprennent plus rien. Cela produit inévitablement une souffrance épouvantable.
(Le baromètre du rapport à l’école des enfants des quartiers populaires que
l’AFEV a réalisé auprès de 700 jeunes suivis par ses bénévoles montre l’immense
désarroi des enfants en difficultés scolaires : 85 % ne comprennent pas toujours
ou jamais ce qui leur est demandé en classe. Ces élèves se réfugient souvent
alors dans des attitudes de réserve, voire de repli. Pas moins de 30 % d’entre
eux « ne lèvent jamais ou pas très souvent le doigt en classe ». Un peu comme
s’ils choisissaient, faute d’y trouver leur place, de se mettre d’eux-mêmes en
retrait de l’école.)
L'échec
au collège est évidemment, massivement, le fait de ces élèves en perdition
depuis le CP. Les travaux de la Direction de l’évaluation, et la prospective et
de la performance du ministère de l’Éducation nationale confirment bien que pour
40 % des élèves entrants en 6e les acquis sont insuffisants ou trop fragiles
pour qu’ils puissent pleinement bénéficier des enseignements donnés au collège
Sur
ces 40 %, les élèves en très grande difficulté (ils sont environ 13 %) vont
s'enfoncer, année après année, dans l’échec. L'école primaire les a maintenus en
survie sans vraiment parvenir à les mettre à niveau ; le collège les
achève.
…à
la sortie du système scolaire
Ce
sont 130 à 150.000 enfants qui sortent chaque année sans diplôme. Ces jeunes «
sortants sans qualification » sont ceux qui interrompent leurs études en premier
cycle de l’enseignement secondaire ou au cours de la première année de CAP ou de
BEP. Ils sont majoritairement issus des milieux populaires ; ils sont les
principales victimes du chômage et sont promis à l’exclusion.
C’est
un gâchis énorme pour la Nation et un problème d’insertion social extrêmement
grave. Les coûts et les gâchis des sorties sans diplôme sont lourds pour les
jeunes concernés et pour la nation toute entière. Lutter contre ce phénomène est
une exigence éthique mais aussi d’efficacité.
Le
chômage des jeunes est une conséquence de l’échec scolaire. Le taux de chômage
élevé des moins de vingt-cinq ans provient essentiellement des 15 à 20 % de
jeunes qui vivent l’école comme un lieu d’échec et d’exclusion : moins de 45 %
de ces jeunes occupent un emploi, 35 % en recherchent un et un peu plus de 20 %
sont inactifs
Ces
dizaines de milliers d’élèves en échec lourd devraient constituer un chiffre
insupportable pour notre société.
II.
- UNE SITUATION CONFIRMÉE
PAR
LES COMPARAISONS INTERNATIONALE
Les
résultats sont là, et ils ne sont pas flatteurs : la France qui a longtemps cru
disposer de la meilleure école du monde fait figure de mauvais élève dans sa
catégorie, celle des pays riches et développés. Non seulement elle compte un
taux très élevé de jeunes en échec, mais elle ne parvient pas à fournir des
élites assez étoffées pour répondre aux besoins de la nouvelle donne économique.
Les
résultats de la toute dernière enquête PISA nous situent toujours dans la
moyenne (500) dans les trois domaines : 496 points en compréhension de l’écrit
(contre 493 pour la moyenne des pays de l’OCDE), 498 en culture scientifique
(contre 501), 497 en mathématiques (contre 496).
Le
score moyen en compréhension de l’écrit est en baisse entre 2000 et 2009 ; parmi
les pays de l’OCDE participant à l’étude, la France occupait le dixième rang sur
27 en 2000, elle se situe en 2009 au dix-septième rang sur 33. Cette baisse des
performances concerne également la culture mathématique (-14 points entre2003 et
2009). Le score moyen est en revanche stable en culture scientifique entre 2006
et 2009.
Ce
qui frappe le plus dans cette étude est la mesure des inégalités : la France a
une élite d'excellent niveau mais numériquement très restreinte (par exemple 8 %
en sciences, 12,5 % en mathématiques et 7,3 % en compréhension de l’écrit – ceux
qui atteignent ou dépassent le niveau 5 – il y a six niveaux, les 5 et 6 sont
les têtes de classe) ce qui constitue un handicap particulièrement sensible dans
une conjoncture où la recherche fondamentale et appliquée représente l'un des
meilleurs atouts des pays riches. (Notre pays doit élever significativement le
niveau moyen des performances de ses élèves et élargir la base de son élite s’il
veut répondre aux défis économiques et affermir la cohésion sociale.) En
revanche, dans le bas du tableau, le nombre d'élèves faibles en compréhension de
l'écrit a augmenté d'une étude à l'autre, passant entre 2006 et 2009 de 15,2 % à
19,8 %, soit une augmentation de 33 % !
Par
ailleurs la France, de tous les pays participants à PISA, est le pays où l’écart
est le plus grand entre les élèves issus de milieux favorisés (le quart le plus
favorisé) et ceux des catégories socio - professionnelles défavorisées (le quart
le moins favorisé).
Ainsi,
le système éducatif français obtient des résultats excellents avec la moitié de
ses élèves et très faibles avec l'autre moitié.
Pour
les uns, un des meilleurs systèmes du monde, pour les autres, un des plus
mauvais des pays développés. D'un côté, on tutoie la Finlande et la Corée du
Sud, de l'autre, on voisine avec le Mexique et la Turquie.
Cette
dichotomie qui partage la population scolaire en deux parties presque égales
n'est pas banale et renseigne sur une caractéristique essentielle de l'école
française : c’est une école qui fait très bien réussir les élèves qui s'y
adaptent spontanément mais qui ne peut pas répondre aux besoins des autres.
On
court de plus en plus vers une école à deux vitesses : une école de « l'élite »
d'un côté, accueillant les enfants des milieux favorisés et des écoles
populaires de l'autre, où les difficultés s'accumulent. Les enfants du peuple y
sont promis à un nivellement sans appel.