LE DISCRÉDIT DES PARTIS POLITIQUES, UN
RÉVÉLATEUR
par
Hélène
NOUAILLE
« Tout parti politique a l'ambition
d'arriver au pouvoir, de contrôler l'appareil de l'État », réfléchissait le
sociologue français Julien Freund en 1951, pour la Revue française de science
politique2. « Mais les partis ne sont pas seulement des groupements
idéologiques, ils sont aussi des groupements d'intérêts, de sorte qu'en réalité
les idées sont au service des intérêts ». Ce qui a pour conséquence ? « Pour
sortir victorieux dans la bataille électorale, les partis édifient un formidable
appareil bureaucratique, et l'expérience nous apprend que le but de ces
groupements n'est pas d'exercer leur activité au service du bien commun ou de
l'éducation des masses, mais de ramasser des voix : le parti se prend lui-même
comme fin ».
Si l’actualité – l’élection du
président de l’UMP3 – nous offre une démonstration magistrale de ce qui se passe
lorsqu’on « néglige les problèmes politiques pour le prestige personnel et pour
les spéculations électorales », ce qui n’est pas une nouveauté mais qui est ici
public, on peut légitimement s’interroger sur ce que Le Figaro nomme une logique
suicidaire révèle de l’état de notre démocratie.
Logique suicidaire parce qu’en
matière d’affaires publiques, le rôle des partis politiques est essentiel, aussi
bien au niveau des programmes qu’à celui de la sélection des candidats soumis au
suffrage des citoyens. Lesquels, ne l’oublions pas, financent, par le biais de
subventions publiques, le fonctionnement des appareils. Ce rôle est d’ailleurs
consacré par la Constitution de 1958, article 4 : « les partis et groupements
politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent
leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté
nationale et de la démocratie ». Or, écrit l’éditorialiste du Figaro Yvan Rioufol, « l’UMP, qui élisait dimanche son président, se
ridiculise depuis à jouer un mauvais boulevard avec ses rebondissements,
claquements de portes et cocus en recherche de paternité
»4.
« Le monde politique, déjà en
délicatesse avec les Français, a passé la semaine à aggraver son cas
».
Jusqu’où ? Parce que si nous en
croyons les études successives menées par le Cevipof
(Centre de recherches politiques de Sciences Po), la confiance des citoyens est
largement érodée5 : les partis politiques ne recueillaient que 13 % des
suffrages en octobre 2011. Treize pour cent ! De plus, 69 % des Français
pensaient que leurs hommes politiques étaient plutôt corrompus, 60 % que la
démocratie ne fonctionnait pas très bien ou pas bien du tout, 21 % déclaraient
avoir confiance dans la droite pour gouverner le pays (27 % pour la gauche), 37
% seulement accordaient leur confiance à leur député (54 % à leur maire qui
baisse de treize points en un an). Des résultats en chute par rapport à l’année
précédente, bien qu’il reste 56 % des citoyens pour penser que voter est « la
meilleure façon d’influer sur les décisions prises dans le pays
».
Bonne nouvelle. Mais ? Mais il y a
bien malaise. Regardons ce que Julien Freund disait de ce pouvoir citoyen en
1951 - avant donc le transfert de souveraineté à ce qu’il faut bien appeler les
apparatchiks de l’UE (ils ne sont pas élus), transfert contre lequel les
citoyens avaient voté en 2005 : « L'idéal démocratique de la révolution s'est
heurté aux forces économiques, qui, au nom de la démocratie, ont transplanté la
force dans le domaine économique, sous la forme de la concurrence. Les
puissances économiques avaient le jeu facile, puisque, après avoir réduit le
politique à une activité secondaire, elles ont pu s'emparer de l'État, à leur
profit. Ce qu'on appelait la volonté du peuple n'était au fond que la volonté
des puissances économiques ». De cela, en l’exprimant avec moins de clarté et
d’élégance, les citoyens sont conscients.
De plus, ajoute Julien Freund, si «
dans le régime de la démocratie idéale et juridique, le peuple est seul
détenteur de la souveraineté », et parce que la démocratie directe est
impossible, nous sommes dans un régime représentatif, dans lequel « ce n'est pas
le peuple qui prend les décisions politiques (son rôle se réduit à celui du
vote) mais ce n'est qu'une minorité de gouvernants ou de députés qui décide » -
ce qui implique ce que Freund appelle un « système des partis ». Notons que si
la Constitution de 1958 voulue par le Général de Gaulle ne leur accordait pas la
prééminence (ils « concourent » seulement à l’expression du suffrage), et que
François Mitterrand lui-même a conservé une distance, Nicolas Sarkozy recevait
son parti, dont il restait le chef, à l’Élysée, ce qui fait du député « plutôt
le représentant d'un parti que de la nation ».
Le chemin de la présidence du pays
passe obligatoirement par les appareils des partis (financement et poids
médiatique) qui ont en charge de « ramasser des voix » (et de l’argent) - et
cèdent à la tentation de se prendre eux-mêmes comme fin : « ces faiblesses,
soutenues par la volonté brutale de puissance, triomphent dans les organisations
politiques, minent la confiance, agissent par destruction et par désagrégation
». Peut-on mieux dire ? Mais, direz-vous, une fois portés au pouvoir les
dirigeants peuvent retrouver la liberté de servir le bien commun ? Peut-être,
dit Freund, mais « trop souvent ils ne sont pas à la hauteur de la situation
(...) et oublient leur tâche essentielle, qui est de faire de la politique ».
Comment ? Ici on peut sourire, rien n’a changé : il s’agit de « galvaniser les
masses par des discours », de jouer « avec la crédulité et la sentimentalité des
masses »...
Il s’agit aussi, soixante ans plus
tard, non pas de faire de la politique – proposer une perspective pour le pays,
puis, une fois élu, mettre en oeuvre les moyens
nécessaires - mais seulement de « gouvernance », une « façon douce de
relativiser l’État » comme le dit Jean-Pierre Gaudin6, autrement dit une façon
d’acter la perte de pouvoir du Gouvernement – transfert de souveraineté, rôle
des lobbies et autres acteurs d’influence compris, une fois transplantée la
force du domaine politique dans le domaine économique. La phrase de Julien
Freund est extraordinairement contemporaine. C’est ainsi, note Yvan Rioufol très critique, que « le peuple se réveille », que «
la société civile s’exaspère des légèretés de ses représentants », lesquels
pourtant se « comportent comme s’ils ne comprenaient rien de la défiance qui
attise la crise de la démocratie ».
C’est bien de cela qu’il s’agit,
d’une crise de la démocratie, dont l’épisode ubuesque vécu publiquement
aujourd’hui par l’UMP n’est que le révélateur. Il nous semble toutefois que le
peuple n’est pas encore tout à fait réveillé. Ce pourrait être brutal.
1. Directrice de la rédaction de La
Lettre de Léosthène, http://www.leosthene.com/ et
helene.nouaille@free.fr.
2. Freund Julien. La crise du
politique. In: Revue française de science politique, 1re année n°4, 1951. pp.
586-593,
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsp_0035-2950_1951_num_1_4_392106
3. La Tribune, le 22 novembre 2012,
Marina Torre, Les 10 mots (ou personnages) qu'il faut connaître pour comprendre
le psychodrame à l'UMP,
http://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20121122trib000732726/les-10-mots-ou-personnages-qu-il-faut-connaitre-pour-comprendre-le-psychodrame-a-l-ump.html
4. Le Figaro, le 23 novembre 2012,
Yvan Rioufol, Bloc-notes : La société civile
confrontée au discrédit des politiques,
http://blog.lefigaro.fr/rioufol/2012/11/bloc-notes-la-societe-civile-c.html
5. Cevipof,
octobre 2011, Le baromètre de la confiance politique,
http://www.cevipof.com/fr/le-barometre-de-la-confiance-politique-du-cevipof/resultats3/
6. Jean-Pierre Gaudin, sociologue,
Gouverner par contrat, l’action publique en question, Presses de Science Po,
1999.