LE DEVOIR DE MÉMOIRE

 

par Christine ALFARGE

« Le travail de mémoire est essentiel à nos vies »

Au regard de l’Histoire, la tragédie de 1940 nous donne à penser et agir inlassablement pour éclairer les consciences sur la place du droit. Cette période manichéenne dont les causes et les conséquences n’ont pas fini de nous hanter, sera marquée par le déclin de la nation.

La débâcle proprement dite, c’est-à-dire les jours terribles qui précédèrent l’armistice du 22 juin, voit un pays sombrer au milieu d’un chaos inouï. Le 16 juin, le pays se révéla incapable de supporter le choc de la défaite. Le 10 juillet, à Vichy, la République se saborda en votant les pleins pouvoirs à Pétain. Pour l’essentiel, la classe politique, toutes tendances confondues, ne distinguait pas à ce moment-là les véritables enjeux du conflit en cours. Malgré les premières initiatives du gouvernement Pétain à Bordeaux, malgré les menaces de Pierre Laval et la référence explicite qu’il avait faite aux régimes totalitaires, les parlementaires, les présidents des deux Assemblées en tête s’obstinaient à voir en Pétain, non seulement l’homme providentiel, mais le seul maréchal républicain. À la fin de la IIIe République, le régime se trouvait en fin de course et beaucoup appelaient de leurs voeux une profonde réforme du système politique. En proposant un changement institutionnel, Pétain répondait donc à une attente. Et dans le désordre de l’époque, très rares furent ceux qui devinèrent que le vote des pleins pouvoirs à Pétain allait mettre fin aux principales libertés.

Le déclin de la nation

Juin 1940 a marqué une rupture, non seulement parce que le pays a perdu son rang de grande puissance mais aussi parce que les fondements mêmes de la nation, ses valeurs morales, ont été affaiblies. Et tandis que l’épreuve révèle le durcissement des institutions, l’absence de volonté et, déjà, la lâcheté de certains, de Gaulle apparaît, alors que tout semblait irrémédiable, ne possédant alors d’autres armes que sa lucidité et son intransigeance. Quelques temps plus tard, la résistance incarnée par la personnalité emblématique de Jean Moulin deviendra la pierre angulaire de la lutte intérieure sur le territoire français et l’action du Général de Gaulle à Londres puis à Alger. À l’effondrement militaire effroyable, implacable, d’une violence et d’une rapidité sans précédent, s’ajoutent aussitôt la férocité de l’exode qui jette sur les routes des millions de réfugiés, démunis, vulnérables puis très vite la débâcle du régime, la désintégration de la République, la revanche monstrueuse des défaitistes, le régime de Vichy et sa haine idéologique, les abominables lois raciales. Cette année horrible engendrera la forme la plus injuste qu’une victime puisse connaître, lui soustraire tous ses droits.

Les premières mesures prises par le gouvernement de Vichy

Le premier « Statut des Juifs » du 3 octobre 1940 interdira aux Juifs français d’exercer un certain nombre de professions, ils seront exclus de la fonction publique de l’État, de l’armée, de l’enseignement, de la presse ainsi que pour diriger certaines entreprises. La loi du 4 octobre 1940 sur « les ressortissants étrangers de race juive » promulguée simultanément avec le Statut des Juifs, autorisera l’internement immédiat des Juifs étrangers. L’administration française se mettra ainsi au service de la politique de l’Allemagne nazie vis-à-vis des Juifs en procédant à d’innombrables arrestations dont des femmes, des enfants, des vieillards. Ils seront placés dans des camps français d’internement puis vers des camps de concentration comme Drancy avant d’être déportés dans des camps d’extermination en Allemagne et en Pologne. Cela s’est passé en Europe, à travers un plan délibéré visant à anéantir un peuple pour aller jusqu’au bout de ce qu’on appellera la « Solution finale ».

L’impuissance du monde

L’aveuglement des hommes politiques de droite qui ne veulent pas admettre la réalité du péril hitlérien, le pacifisme incompréhensible de la plus grande partie de la gauche, les principaux chefs de l’armée, enfoncés dans leur conservatisme mortel ne comprenant rien à la guerre qu’ils doivent mener, refusant de voir la reconstitution méthodique de la puissance militaire allemande, voulant ignorer le rôle des divisions blindées ou de l’aviation de bombardement, préparaient déjà l’armistice derrière Pétain et Weygand. En face, il y avait avant tout Londres, c’est-à-dire Churchill et de Gaulle, cependant les débuts de la France libre avaient été très difficiles pour le Général de Gaulle. Les Britanniques se méfiaient alors de l’ancien sous-secrétaire d’Etat à la Guerre du cabinet Reynaud auquel ils auraient préféré, pour tenir le rôle d’observateur, une personnalité plus connue, comme Georges Mandel. D’où une certaine surveillance des premières initiatives du Général. Les plus grands historiens confirment en particulier que le Général de Gaulle a bien dû modifier les premières lignes de son appel du 18 Juin afin de répondre au voeu du cabinet de guerre anglais, soucieux de ne pas rompre tous les ponts avec le gouvernement de Bordeaux présidé par le maréchal Pétain, la Grande-Bretagne craignant une France trop influente.

Le général de Gaulle comprenait le drame odieux qui était en train de se produire et déclarait que la première mesure prise une fois l’ennemi vaincu, serait de rétablir le droit honteusement soustrait à toute une population exclue faisant l’objet d’une stigmatisation dépassant toute pensée humaine. A ses côtés, la détermination de René Cassin qui l’avait rejoint dès Juin 1940 à Londres sera précieuse pour dénoncer et combattre l’anti-constitutionnalité du régime pétainiste jusqu’à la promulgation de l’ordonnance du 9 août 1944 « relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental ». Dès l’été 1942, un certain nombre d’hommes courageux ont tenté au péril de leur vie d’alerter les gouvernements alliés à Londres et Washington sur l’extermination programmée en cours. Les Alliés informés resteront impassibles face à l’horreur des témoignages, leur seule préoccupation étant de continuer la guerre à n’importe quel prix et vaincre l’ennemi. L’objectif militaire primait sur la valeur humaine tout en pensant que seule la fin rapide de la guerre pouvait arrêter les persécutions et les crimes.

Il n’y a pas de liberté sans rétablissement du droit

Le travail de la mémoire ne doit pas seulement commémorer le mal qui a été fait, il doit être l’occasion de penser que l’histoire ne se répète pas forcément sous la même forme. Notre référence au passé doit enrichir le présent et l’avenir en sachant prévenir tous les débordements, prendre conscience de la place du droit en reconstituant sa fonction entre la morale et la politique. Il faut rappeler ce que signifiait pour René Cassin, rétablir le droit : « Ce n’est pas attribuer d’autorité à un individu ou à un groupe la puissance d’obtenir quelque chose qu’il ne peut précisément recevoir, n’a jamais reçu et n’obtiendra jamais. Rétablir le droit, c’est lui rendre directement ou par compensation, de manière effective, ce qui lui a été effectivement soustrait par l’action injuste du tiers, y compris l’État lui-même ».

À travers le temps qui passe, la mémoire de la Shoah nous invite à être à la hauteur de quelques principes offrant une méditation sur la vie, notre bien ultime, aider l’homme à se réaliser dans son humanité et convertir la peur d’autrui en peur pour autrui.  

 

© 09.10.2012