DÎNER-DEBAT DU 13 MARS 2012

En présence de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon

L’oligarchie dans la France d’aujourd’hui

 

Par Christine ALFARGE

L’oligarchie n’est-elle pas en train de livrer une guerre à la société ?

Une crise structurelle secoue le pays, avec pour conséquence une augmentation de la précarité pour une grande partie de la population. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut revenir sur les transformations subies depuis une trentaine d’années par les classes populaires et les classes moyennes. Dans les premières décennies du XXème siècle, la classe paysanne disparaît presque complètement en France. Les classes populaires, celles qui se trouvent au bas de la hiérarchie sociale du pays, sont alors réduites aux seuls ouvriers. Jusque dans les années 1970, il était encore légitime de parler de « classe ouvrière » dans la mesure où les ouvriers partageaient des conditions économiques, sociales et culturelles communes. Aujourd’hui, les métiers ouvriers traditionnels ont presque tous disparu à cause de l’arrivée de l’automatisation et de la disparition de nombreuses branches de la production industrielle en France. La culture ouvrière s’est désagrégée depuis que les emplois désormais offerts aux jeunes des classes populaires se trouvent dans le secteur des services. Dès lors, à cause de cet effet de « désagrégation », les classes populaires veulent accéder aux valeurs bourgeoises et modernes de la société de consommation, par exemple en accédant à la propriété. Mais ceux qui appartenaient aux anciennes classes ouvrières n’ont pas pu tous évoluer dans l’échelle sociale et pour ceux qui sont restés au bas de l’échelle, ouvriers déqualifiés, chômeurs de longue durée, familles issues de l’immigration, la ségrégation économique, sociale et culturelle se révèle encore plus forte qu’avant.

Dans ce contexte, qu’en est-il des classes moyennes ?

Il n’est pas facile de définir les classes moyennes censées n’être ni populaires, ni « supérieures » dont les membres sont décrits par différents critères sur les plans  économique avec un revenu médian, socioprofessionnel et un « sentiment d’appartenance » à cette classe  laissant supposer une ascension sociale pour leurs enfants. Selon Michel Pinçon : « le problème aujourd’hui n’est pas seulement la concentration de la richesse matérielle aux mains d’une minorité, c’est que la richesse culturelle et intellectuelle n’est pas accessible pour tous ».

Quoi qu’il en soit, les classes moyennes éprouvent aujourd’hui de plus en plus de difficultés financières, les gens sont inquiets sur l’avenir de leurs enfants, la peur du déclassement ou de la précarité. Dans une société  d’incertitude et de post-abondance, il existerait un décalage important entre les aspirations des jeunes générations issues des classes moyennes et leurs moyens économiques réels. C’est le phénomène du « déclassement générationnel » en comparaison avec la prospérité exceptionnelle vécue par leurs parents pendant les trente glorieuses et quel que soit leur niveau d’études, les jeunes connaissent énormément d’obstacles pour trouver du travail. Alors que la méritocratie s’effondre, ils assistent dans tous les secteurs (entreprise, milieu artistique ou intellectuel) au retour des « fils de », vient alors la précarité financière dont la seule issue est l’aide que peut apporter la famille dont la tendance se généralise.

La dérive actuelle de la société française.

La nouvelle classe moyenne ne croit plus en son avenir, la société a perdu ses repères et le mécontentement fait rage à travers les manifestations ou les émeutes des banlieues. Cela se traduit par une défiance vis-à-vis du politique. Selon Monique Pinçon-Charlot : « les riches mènent une guerre des classes, qui vise à réduire au minimum les coûts du travail. Ils utilisent la dette et le déficit comme armes pour détruire les services publics, maintenir des salaires bas… Dans la guerre des classes qui se joue aujourd’hui, la conscience de classe n’existe que du côté des dominants car la bourgeoisie fonctionne en réseau avec des interconnexions très fortes entre les familles. Il existe un militantisme insoupçonné mais très efficace, sur les problèmes urbains par exemple… Ce qui est terrible, c’est que le principal parti de gauche, le Parti socialiste, a fait énormément pour sauver le système et installer le capitalisme spéculatif et financier, dans sa phase néolibérale ». Beaucoup de monde semble s’entendre sur la dérive actuelle de la société française, mais toute la difficulté est d’identifier les groupes sociaux en difficulté. En effet, la précarité est diffuse et on ne peut pas forcément l’appréhender en termes de classes qu’elles soient ouvrières, populaires ou moyennes. Il existe un problème structurel auquel il faut apporter un ensemble de solutions et le rôle du politique s’inscrit plus que jamais dans la démarche nécessaire d’inventer « un nouveau modèle social » qui inclurait notamment un contrôle des salaires par le haut et par le bas, c’est-à-dire que si l’on veut lutter contre la montée de la précarité et des exclusions, il faut revaloriser les bas salaires mais aussi revoir à la baisse les salaires exorbitants des grands patrons des sociétés multinationales, qui atteignent 400 fois voire plus le salaire moyen de leurs employés. Pourquoi ne pas imaginer un sursaut venant de cette oligarchie de décideurs à l’instar de David Rockefeller qui fut aux Etats-Unis le premier grand patron à proposer une échelle des salaires de 1 à 50 fois au maximum des salaires les plus bas ? Il ne s’agit pas de pointer du doigt le patronat, bien au contraire c’est un espoir pour des millions de gens d’espérer être formé pour accéder à un travail socialisant leur place dans le pays.

Qui gouverne ?

Les hommes politiques peuvent-ils vraiment changer le cours des choses ? Si gouverner, c’est organiser la société, la réformer en fonction de projets et programmes, force est de constater que jusqu’à la grande réforme des retraites ou de l’université, la politique se contentait du service minimum ou renoncer. On invoque souvent la résistance du corps social ou l’administration tentaculaire pour expliquer la « résistance au changement ». Ce sont des réalités. Dans les régimes démocratiques, l’alternance des dirigeants, la diversité des instances de décision, la mobilisation des contre-pouvoirs tels que les médias, les partis, les syndicats, les lobbies, permettent à de nombreux acteurs de la vie politique de faire prévaloir leurs intérêts. Cette « polyarchie », propre aux démocraties, favorise la négociation, les transactions, les compromis plutôt que les politiques offensives. Face à une pluralité de leaders dont chacun est enfermé dans un réseau de dépendances qui limite et encadre fortement son pouvoir d’action, finalement on ne sait plus qui gouverne.

Après la deuxième guerre mondiale, le Général de GAULLE qui porta à bout de bras la reconstruction de la France, s’exprimait ainsi : « la lutte des classes est partout, aux ateliers, aux champs, aux bureaux, dans la rue, au fond des yeux et des âmes. Elle empoisonne les rapports humains, affole les Etats, brise l’unité des nations, fomente les guerres ». L’histoire est toujours à recommencer, aujourd’hui la volonté politique suffira-t-elle ? Une nouvelle société dépend d’hommes et de femmes déterminés à agir et en ayant les moyens. Un meneur digne de ce nom doit savoir insuffler une vision, un projet et donner du sens là où les autres voient le monde tel qu’il est, complexe et sans visibilité.
 

© 13.03.2012