PATRIMOINE ET RICHESSE NATIONALE

 

 

par Paul Kloboukoff

Très fréquemment, le produit intérieur brut (PIB) est qualifié de « création de la richesse nationale ». Or, pour nous, individus ou ménages, notre richesse, ou notre fortune (pour les assujettis à l’ISF) est constituée par notre patrimoine. Aussi, en même temps que l’INSEE évalue le PIB, l’Institut établit le compte du patrimoine national, ainsi que celui de chacun des agents économiques : administrations, sociétés financières et non financières, ménages. Cependant, les patrimoines issus de ces comptes ne semblent pas avoir de rapport avec les données relatives aux activités productives, aux revenus, à l’épargne. Il est, en particulier, difficile de déceler des liens entre le PIB et son évolution, d’un côté, et le patrimoine national ou ses variations, de l’autre côté.

 

La notion (pour ne pas dire le concept) de patrimoine dont il est fait état ici est restrictive. Elle ne couvre pas les patrimoines culturel, scientifique, intellectuel, humain, environnemental… Elle se limite à des éléments physiques et financiers quantifiables. Il sera sans doute difficile de faire plus avant longtemps. Dans mon ouvrage Rénover la gouvernance économique et sociale de la France édité en 2007, utilisant les données alors accessibles sur la période 1977 à 2005, j’avais souligné les disproportions croissantes entre :

 

- le patrimoine national net (PNN) et le PIB. Le rapport PNN/ PIB avoisinait 3 en 1977. Il avait dépassé 6 en 2005 ;

 

- le patrimoine net des ménages (PNM) et le revenu disponible brut (RDB) de ceux-ci ; le rapport PNM/RDB avoisinait 4,8 en1977, il était monté à plus de 7 en 2005.

 

 

Les croissances des patrimoines avaient été beaucoup plus fortes que celles de la production et des revenus. Et elles ne pouvaient être que très partiellement attribuables à une accumulation de l’épargne annuelle nette des agents. Sur la durée, le facteur explicatif principal de l’envolée prolongée des patrimoines est l’inflation immobilière qui a gonflé démesurément les valeurs des logements et des terrains bâtis qu’ils occupent. En 2007, nous étions en pleine bulle immobilière. Nous y sommes encore aujourd’hui. Mais la « crise de l’endettement » le fait oublier. Pourtant, rien ne garantit la pérennité de la progression des prix dans l’immobilier, ou simplement leur stabilité. Aussi la valeur attribuée au patrimoine peut-elle chuter en cas de crise dans l’immobilier. Elle peut décoter sévèrement.

 

Un autre déterminant des montants des patrimoines des ménages et des autres agents est la valorisation des actifs financiers tels les actions et les titres d’OPCVM (organismes de placements collectifs en valeurs mobilières), ultra-sensible aux évolutions erratiques des « marchés ». En forte progression jusqu’en 2000-2002, puis en baisse avant même les grandes crises financières intervenues depuis 2007, elle est sujette à d’amples fluctuations qui fragilisent et « déstabilisent » les valeurs des patrimoines des détenteurs. Quel crédit peut-on accorder à ces évaluations « volatiles » des patrimoines ? Les valeurs présentées des patrimoines ainsi que les ratios usuels les rapportant au PIB et aux revenus ne sont-ils pas des indicateurs illusionnistes ? Qui incitent à surestimer les avoirs nets réels, à voir la vie en rose et à dépenser plus que ce que les ressources courantes autorisent.

 

 

Un patrimoine national dopé

par l’hyper inflation immobilière.

 

Le PNN est estimé à 13 066 milliards d’euros (Mi €) en 2010 (en fin d’année), soit à 6,7 fois le montant du PIB (1932,8 €). Tandis que le PIB n’a cru (en valeurs courantes) que de + 87 % en vingt ans, depuis 1990, le patrimoine national a bondi de + 171,5 %. Ce saut est dû en quasi-totalité à celui des actifs non financiers, principalement les logements et les terrains, dont les prix ont été gonflés par l’hyper inflation immobilière. En effet, pour leur part, les actifs financiers des agents économiques pris ensemble sont presque égaux au total de leurs passifs financiers. Actifs et passifs financiers se compensent. Nous verrons qu’il n’en est pas de même pour les agents pris séparément. Aussi, les fluctuations sur les marchés financiers n’ont pratiquement pas eu d’incidence directe sur le PNN, tandis que « l’accident de parcours » dans l’immobilier entre 2007 et2009 a perturbé sa croissance. Il l’a arrêtée et a provoqué une baisse de l’ordre de 2 %. Seulement. Car la bulle immobilière n’a pas éclaté et les prix des logements ont à nouveau grimpé en 2010. Le patrimoine national est alors remonté de + 9,5 %. En un an. Jusque quand durera ce processus inflationniste qui, miraculeusement, suffit à nous « enrichir »… beaucoup plus que le travail et les revenus que ce dernier procure. Au grand plaisir des gouvernants, notamment, qui voient les recettes fiscales profiter de ces emballements répétés avec les taxations des transactions immobilières, des revenus provenant des « plus values » enregistrées, des successions et des patrimoines soumis à l’ISF. Le logement est une bonne vache à lait, somme toute !

 

Non, l’État n’est pas « riche ».

Il est trop endetté.

Chacun doit le savoir maintenant.

 

Évalué à 831 Mi € en 2007, soit à 6,8 % du patrimoine national, le patrimoine net des administrations publiques (PNAPU) n’est plus estimé qu’à 517 Mi €, soit à 4 % du PNN en 2010. Ceux qui affirment que l’État (avec les collectivités locales) est « riche », devraient donc relativiser. Très instable et fluctuante, la valeur du PNAPU s’est brusquement affaissée depuis le début de la crise.

 

Une des causes majeures en est la dérive incontrôlée de la dette publique qui, dans le même temps, a augmenté de+ 31% atteignant 1591 Mi € en 2010. Facteur aggravant, la dette extérieure représente les deux tiers de la dette totale, approchant 1000 Mi € à fin 2010 et atteignant 1056 Mi € à fin juin 2011. De grandes banques françaises prêtent moins à l’État français qu’à des États étrangers. Voilà de bonnes raisons de s’inquiéter, de faire douter les investisseurs, de pousser les agences de notation à sonner l’alarme…et à dégrader la note AAA de la France (devenue AA+ pour Standard & Poors le 13 janvier). Les chiffres et les perspectives économiques suggèrent que le maintien de cette cote n’est pas acquis et que de sévères privations nous attendent.

 

Des patrimoines des sociétés

relativement faibles et volatils.

 

La valeur du patrimoine des sociétés non financières a atteint 1743 Mi € en 2010, soit 13,3 % du PNN. Trois ans auparavant, elle n’était que de 1172 Mi € (9,6 % du PNN). En 2005, avec 1333 Mi €, elle était à 13 % du PNN. Et en 2000, ce pourcentage était de 6,9 %. Ce Patrimoine n’est assurément pas un indicateur fiable de la valeur réelle des sociétés. Il est évidemment trop soumis aux caprices des marchés financiers pour permettre de juger de la santé et de la prospérité de notre appareil productif.

 

La valeur du patrimoine net des sociétés financières apparaît aussi volatile, passant de 320 Mi € en 2005 à 574 Mi € en 2007, à 402 en 2008, pour remonter jusqu’à 602 Mi € en 2010. Elle ne représente alors que 4,6 % du patrimoine national net. C’est peu, compte tenu de l’importance du secteur financier et des masses d’argent qu’il brasse. En 2000, cette proportion était montée 6,7 %, en plein coeur de la bulle financière dite « Internet ». Aujourd’hui, la question de la recapitalisation des banques reste à l’ordre du jour. Après la perte du triple A par la France, l’agence Standard & Poors vient aussi de sanctionner l’affaiblissement de la qualité des actifs détenus par les banques en abaissant à A les notations du Crédit Agricole, de la Société Générale ainsi que de Banques Populaires et Caisses d’Epargne. Elle n’a pas épargné non plus la Caisse des Dépôts, bras séculier de l’État, qui perd son AAA.

 

 

Ménages :

un patrimoine de bon père de famille ?

 

Pour environ 77 % depuis des années, le patrimoine national (PNN) appartient aux ménages. Certes, le rapport patrimoine net des ménages (PNM) au PNN a fluctué un peu, connaissant un sommet à 81,5 % avec la bulle de l’an 2000, et touchant un point bas à 76,3 % avec la crise en 2008, mais il s’est montré nettement moins inconstant que les ratios analogues des autres agents vus ci-dessus. À cet égard, la valorisation du patrimoine net des ménages apparaît moins cahotante que celles des administrations ou des sociétés. Les ménages sont attachés à une « croissance stable» de leurs patrimoines. Propriété du logement d’abord, quand c’est possible. Ils n’aiment pas « mettre leurs oeufs dans le même panier » et diversifient, en conséquence leurs actifs financiers et non financiers, gérant leurs avoirs « en bons pères de familles ».

 

Ces comportements observés au niveau microéconomique trouvent leur reflet au niveau macroéconomique. En 2010, les actifs non financiers (essentiellement logements et terrains bâtis) représentent 65 % de l’ensemble des actifs, qui totalisent 11336 Mi €. Les actifs financiers atteignent35 % de ce montant. Au sein de ceux-ci, la part des liquidités (numéraire et dépôts) est sur une pente déclinante : 28,6 % en 2010, contre 31,5 en 2000. La faible rémunération des dépôts en est sans doute une explication. Le taux d’intérêt de l’emblématique livret A est maintenu inférieur à l’inflation. En termes réels, il est négatif. Pour aider la Caisse des Dépôts et le financement du logement, argue-t-on. Les taux d’intérêt des LDD, des comptes et des plans d’épargne logement ont été rabotés.

 

Jusqu’en 2010-2011, les assurances vie ont été les principales bénéficiaires de la perte d’attrait des dépôts. Mais en raison des réductions des rémunérations qu’elles versent, en fin 2011, les retraits (rachats) ont dépassé les versements des clients. Les actifs des assureurs étant en partie composés d’obligations d’État, avec la redoutable crise actuelle de la dette, l’assurance vie n’est plus regardée comme un placement aussi sûr qu’auparavant. Quant aux actions et titres d’OPCVM, leur part est descendue de 31,7 % en 2000 à 25,5 % en 2010. On peut y voir la dévalorisation des titres en bourse et la désaffection des ménages pour ces actifs à risques. Aussi, pour les ménages, il n’est actuellement pas question d’espérer trouver des placements juteux, mais de rechercher les moins mauvais et les moins aléatoires.

 

Du côté des passifs, le montant des crédits contractés a plus que doublé de 2000 (501 Mi €) à 2010 (1050,3 Mi €). Consacrés bien davantage à l’acquisition de logements, dont les prix ont grimpé en flèche, qu’à la consommation, ils ont crû d’à peu près autant que la valeur du patrimoine net des ménages. Celle-ci étant évaluée à 10104 Mi € en 2010. Le rapport entre les crédits et le patrimoine total n’est que de l’ordre de 10 %. Cela pourrait paraître faible. Mais il ne faut pas perdre de vue que les ménages endettés ont le plus souvent un patrimoine bien inférieur à la moyenne. Le poids du crédit en est d’autant plus lourd pour eux, et nous savons que les cas de surendettement abondent.

 

Un Patrimoine des ménages disproportionné

par rapport à leur revenu et à leur épargne.

 

De 1990 à 2010, la valeur du patrimoine net des ménages a crû de près de + 230 %. Leur revenu disponible brut (RDB), lui, a progressé de + 95 %, atteignant 1392 Mi € en 2010. L’écart entre patrimoine et revenu s’est considérablement creusé. Le RDB annuel se montait à 21,5 % du patrimoine en 1990. Il n’en vaut plus que12,8 % en 2010. En d’autres termes, le patrimoine était évalué à 4,6 fois le RDB en 1990. Il l’est à presque huit fois en 2010. C’est dire que l’augmentation (recherchée) du revenu joue un rôle de plus en plus faible dans l’accroissement du patrimoine.

 

La principale cause en est l’hyper inflation immobilière et les « plus values » qu’elle apporte aux logements. L’INSEE publie un indice trimestriel des prix des logements anciens (plus de cinq ans ou objets d’une seconde mutation) en France métropolitaine. La série ne permet de remonter que jusqu’à 1996. Cela suffit pour voir que ces prix, qui servent de références dans les transactions immobilières, ont été doublés entre 2000 et2010, et qu’ils ont été multipliés par 2,5 depuis 1996. C’est formidable s’extasient certains admirateurs, sincères ou non, « le patrimoine ne cesse d’augmenter à pas de géant »… et beaucoup refusent d’admettre que ce bienfait provient d’une croissance démesurée, d’une « bulle », qu’ils veulent ignorer, qu’ils voudraient voir durer indéfiniment. Ils en perçoivent avant tout les aspects « positifs ». Le fait qu’il faille travailler plus et gagner beaucoup plus pour arriver à se payer un logement ne semble passer qu’à l’arrière plan. Cela contribue aussi à freiner l’accession à la propriété et à maintenir, sinon accroître, les déséquilibres entre l’offre et la demande sur les marchés de la location de logements.

 

Une évolution des loyers sans rapport

avec celle des prix des logements.

 

Les loyers se sont envolés et ne semblent pas près d’atterrir. Pourtant, les hausses qu’ils connaissent officiellement sont bien inférieures à celles des prix des logements eux-mêmes. Les indices des loyers, selon qu’il s’agisse des HLM ou du secteur libre, en région parisienne ou en province, n’auraient crû que de+ 25 % à + 35 % de 1990 à 2000. Il n’est pas interdit d’avoir des doutes sur la modestie de ces hausses officielles. Nous avions vu ce qu’il en était dans mon article « Douloureux mystères immobiliers » du début de l’année 2011. Rappelons, en résumé, que l’État a pris le contrôle de l’évolution des prix des loyers du secteur dit «libre» et que les propriétaires doivent attendre des changements de locataires pour réviser copieusement leurs loyers, moyennant quelques travaux de rénovation et/ou d’amélioration. Contrairement à ce que propagent des médias, en écho au projet de M. François Hollande « d’encadrer les loyers » (c’est-à-dire en fixer les montants, ou les plafonner, comprend-on), l’État « encadre » déjà de tous les côtés l’habitat et les loyers. Apparemment sans succès. Doit-il en faire davantage, ou plutôt faire mieux ?

 

L’INSEE indique, que les ratios loyer/prix d’un logement loué reculent. Dans INSEE Première de mai 2011, figure un tableau intitulé « Evolution du rapport médian entre les loyers et les prix des logements dans le secteur libre (résidences principales en France métropolitaine) ». Ces ratios loyers/prix sont très variables selon la localisation, la nature, la taille et la composition des logements. Pour l’ensemble de ceux-ci, ce ratio était de 7,4 % en 1996 et de 4,1 % en 2006. En dix ans, il avait baissé de – 45%. La descente s’est poursuivie depuis. Ce ratio ne vise pas à rendre compte de l’évolution du rendement locatif des différentes catégories de logements. Le rendement ne peut, cependant, qu’être affecté par ces mouvements prolongés de baisse du ratio et de divergence entre les prix des logements et les montants des loyers. Il faut nous interroger sur la durabilité de cette baisse et des effets qu’elle peut exercer sur l’investissement locatif.

 

Pour la compenser, avec la loi Scellier, notamment, l’État a accordé des avantages fiscaux aux bons investisseurs. La pénurie de ressources publiques va pousser à réduire les aides (aussi dénommées niches fiscales)… au détriment de l’augmentation de l’offre de location et, par contrecoup, pousser davantage à la hausse les prix des logements. Pompier pyromane ?

 

Richesse contre pouvoir d’achat.

 

L’inflation immobilière est délibérément ignorée par les dirigeants en France et par l’UE lorsqu’il s’agit d’évaluer la dérive « officielle » des prix, que l’on a décidé de mesurer à l’aide de l’Indice des prix à la consommation. En faisant et en maintenant ce choix, on refuse de compter l’augmentation des prix d’achat des logements pour calculer le taux de l’inflation réelle. L’Indice officiel est ainsi mieux « gardé sous contrôle ». Affaibli. C’est précieux, car cet indice est la référence principale retenue pour revaloriser les salaires, les pensions de retraites, les minima sociaux, le taux du livret A (théoriquement), etc.

 

Or, il est indiscutable que l’achat de logements fait partie des dépenses des ménages et vient obérer leur pouvoir d’achat. Plus l’inflation immobilière est forte, plus le pouvoir d’achat réel des ménages est amoindri… tandis que la valeur de leur patrimoine bondit. Oui, chez nous, il est possible de s’enrichir en s’appauvrissant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 
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14.02.2012
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