INDICATEURS ÉCONOMIQUES ILLUSIONNISTES

 

par Paul Kloboukoff

 

Dès la grande crise de 1929 et des années 1930, la nécessité de disposer d’une représentation de l’économie nationale vue dans son ensemble (macroéconomique) est apparue aux dirigeants comme une nécessité impérieuse. Parmi les pionniers créateurs de la Comptabilité nationale, conçue à cet effet, et les autres prestigieux économistes qui l’ont fait évoluer par étapes figurent d’abord l’anglais John Maynard Keynes en 1941, pour la préparation des accords de Bretton Woods, puis l’américain Wassily Leontieff et le néerlandais Jan Tinbergen.

 

En France, on peut trouver sur le site de l’INSEE des séries de comptes nationaux annuels qui remontent à1949. Jusqu’en 1970, les comptes ont mis en exergue un agrégat, la production intérieure brute (pib), indicateur global principal utilisé pour évaluer la création annuelle de « richesse nationale » et la croissance économique. La pib totalisait les valeurs ajoutées (VA) des branches considérées comme « productrices », c’est-à-dire essentiellement celles de l’économie marchande, à l’exclusion, au début, des institutions de crédit et des entreprises d’assurance, intégrées à la production marchande par la suite. Les activités des administrations n’étaient alors pas considérées comme productrices et participant directement à la création de la richesse nationale. Elles n’étaient pas incluses dans la pib.

 

Cette conception et la quantification relativement restrictives de la production avaient pour vertus de fournir un agrégat centré sur l’économie de marché, génératrice de ressources, et d’être homogène, en particulier, avec les importations et les exportations, par nature marchandes. Il permettait ainsi de mesurer à l’aide des ratios significatifs importations/pib et exportations/ pib les performances, la compétitivité, de l’économie française, notre ouverture et notre dépendance vis-àvis de l’extérieur. Du côté de la demande intérieure, la consommation des ménages, celle des administrations et les investissements, étaient, bien entendu, analysés et chiffrés aussi.

 

Périodiquement, avec l’enrichissement des statistiques et le développement des comptes publics, la Comptabilité nationale a connu des modifications, des améliorations, sans qu’il soit porté atteinte au concept dominant de pib. Jusqu’en 1971, où, imitant en cela les comptables européens et ceux de l’ONU, nos comptables nationaux ont introduit un changement majeur, déterminant, en abandonnant le concept de production intérieure brute au profit de celui de produit intérieur brut (PIB), toujours en usage. Avec ce nouveau (il y a quarante ans) concept, le statut de « producteur » a été accordé aux administrations. Les données sur les dépenses effectuées par celles-ci, avec les moyens correspondants mis en oeuvre, ont servi à valoriser la nouvelle production des administrations et sa VA. Celles des services de l’éduction, de la santé, etc. Ainsi, loin d’être marginales, des dépenses publiques sont devenues des composantes de la nouvelle « création de richesse nationale », « acteurs » directs de la croissance. La production en a été automatiquement majorée. De l’ordre de + 20 %. Et nos nouveaux indicateurs de dépendance à l’égard de l’extérieur importations/PIB et exportations/PIB ont été diminués dans les mêmes proportions, minimisant ainsi, en apparence, le rôle, la portée et les impacts des échanges extérieurs sur notre économie.

 

Avec cette « nouvelle » vision, plus les dépenses des administrations augmentent, plus le PIB croît. Mécaniquement. Et pendant de nombreuses années, le rythme de l’augmentation de ces dépenses a été supérieur à celui des activités marchandes. Par des politiciens, des médias et une partie non négligeable du public, il a été regardé comme un stimulant, en réalité artificiel, de la croissance du PIB. Selon les périodes, cette influence trompeuse sur l’appréciation des capacités réelles de notre économie a sévi avec plus ou moins de vigueur. Elle a aussi poussé ou conforté la conviction que les dépenses publiques étaient un moteur, assez puissant, de l’économie. C’est devenu une idéologie, à gauche plus qu’à droite. Le dernier (08 novembre 2011) « plan de relance » de M. François Hollande le montre encore, qui prône l’augmentation des impôts pour financer autant que possible (ou déraisonnable) de dépenses publiques.

 

Quant à M. Nicolas Sarkozy, il prévoit maintenant d’augmenter assez copieusement les impôts pour ne pas être contraint de réduire trop les dépenses publiques, afin, en particulier de ne pas brider ou « briser » une reprise de la croissance qui se fait attendre… avec plus ou moins d’espoir. De ce point de vue, le PIB a été un leurre pour des dirigeants dont les comportements ont conduit à la situation actuellement déplorée de surendettement de l’État et de déficit public géant, que les crises financières récentes ont sévèrement aggravée. Il est regrettable qu’ils aient autant cru à la pertinence de l’indicateur dominant et abusé de la référence à ce PIB total majoré (marchand et non marchand) sans prendre assez en considération le PIB marchand. Pourtant, jusqu’en 1995, les Comptes nationaux ont quantifié et présenté le PIB total et ses deux composantes, le PIB marchand (environ 82 à 83 % du PIB total entre 1992 et 1995) et son compère le PIB non marchand (17 à 18 % du PIB). Après 1995, on ne retrouve plus que le PIB total, sans évaluation de chacune de ses deux composantes.

 

Aussi, pour avoir une idée approximative du montant et de l’évolution du PIB non marchand eston poussé à se rabattre sur les données annuelles affichées au titre des « services principalement non marchands » dans les tableaux des valeurs ajoutées (VA) par branches. Ces services comprennent l’administration publique et la défense, ainsi que la sécurité sociale obligatoire, l’enseignement, les activités de santé humaine, l’hébergement social et l’action sociale. En 2010, la VA attribuée à ces services (approximation par défaut du PIB non marchand) s’est élevée à 393,1 milliards d’euros (Mi €), soit à 20,3 % du PIB total, chiffré, lui, à 1932,8 Mi €. Cette année-là, le seul PIB marchand n’a été, en conséquence, pas supérieur à 79,7 % du PIB, soit1539,7 Mi €. Avec ces données, le ratio habituellement regardé : importations/PIB est de 537,5 Mi €/1932,8 Mi €, soit 27,8 %. C’est déjà beaucoup ! Résultat d’une perte de compétitivité prolongée et de parts de marché de nos produits en France. Plus inquiétant, les importations ne valent pas moins de 34,9 % du PIB marchand. Ceci montre mieux la place envahissante que prennent les importations dans l’approvisionnement de notre économie, que le rapport des importations au PIB total a flatteusement diminuée.

 

Quant aux exportations, chiffrées à 492,2 Mi €, elles sont présentées comme valant 25,5 % du PIB. Elles se montent aussi à 32 % du PIB marchand seul. Ce qui montre également mieux la dépendance de la croissance de notre économie soumise à la concurrence extérieure, à sa compétitivité et à son dynamisme. Les exportations ne doivent pas rester l’apanage des seules sociétés du CAC 40 et se passer des potentiels que recèlent les PME. L’État doit les y aider. Il ne suffit pas d’en parler. Il faut des actes, des soutiens publics, même si l’UE les condamne.

 

Les Allemands et les dirigeants d’autres pays du nord de l’Europe ont bénéficié de la compétitivité des PME et présentent des soldes commerciaux positifs. De notre côté, c’est un déficit de – 2,3 % du PIB qui est affiché, atteignant aussi – 2,9 % du PIB marchand. Encore faut-il souligner qu’une partie des branches marchandes sont peu exposées à la concurrence extérieure, comme le BTP ou des services aux particuliers, par exemple. La dépendance vis-à-vis de l’étranger (Europe comprise) est plus forte et les déficits plus grands dans des branches comme celles de l’industrie. On ne peut s’empêcher de constater que la mondialisation, ainsi que la construction de l’UE, le marché unique et l’euro n’ont pas arrangé les choses. Un euro surévalué et trop de déprotection sans contreparties appropriées contre les « concurrences déloyales » tuent nos activités exposées, souvent vitales... ainsi que nos emplois.

 

La minoration du rôle de l’extérieur dans le développement de la France a été contrebalancée par une majoration, une exagération, du rôle moteur de notre demande intérieure, à l’évolution de laquelle on a attribué systématiquement la plus grande part de la croissance. Arithmétiquement, en considérant que la demande intérieure était égale au PIB diminué du solde (négatif) du commerce extérieur, on ne pouvait, en effet, que surpondérer son importance pour notre développement et réduire à la portion congrue notre dépendance extérieure. La foi en la demande intérieure, depuis des années dominée par celle des services, ne date pas d’hier. Et entre 2000 et 2010, la consommation finale (administrations et ménages essentiellement) a crû davantage que le PIB, passant de 79 % à 83 % du montant de celui-ci. De nombreux « analystes » ont jugé satisfaisant de la voir ainsi augmenter plus vite que nos ressources. Il est bien heureux que la consommation remorque le PIB, a-t-on clamé.

 

Mais il était très malheureux qu’elle tire nettement plus vite encore les importations… et le déficit extérieur. Évidemment, derrière ces évolutions, on retrouve une montée inexorable, encouragée et incontrôlée, de l’endettement des agents, des administrations en particulier. Elle a « permis » de dépenser plus que ce que notre économie marchande était capable d’apporter comme ressources (malgré le choix fait d’une pression fiscale forte) pour payer et rembourser, au lieu de s’endetter davantage chaque année. On s’est vite accommodé à enregistrer, sans trop d’inquiétude jusque-là, que la dette publique (DP) dépassait 80 % du montant du PIB (60 % était la limite supérieure fixée à Maastricht). Pour ne pas montrer clairement qu’elle est supérieure à 100 % du PIB marchand, et que notre situation d’endettement est plus grave qu’on l’a laissé paraître. Depuis des années déjà.

 

L’endettement a été et reste considéré comme la potion magique anti stagnation et récession. Et il apparaît bien difficile aujourd’hui d’imaginer comment nos économistes et nos dirigeants pourront changer de stimulant, de « fortifiant », dans les années à venir. On parle assez peu d’investissements productifs, qui rapporteront réellement. Ce qui n’est pas forcément le cas d’infrastructures, telles celles du Grand Paris, du soutien aux dépenses écologiques et économies d’énergie, comme les éoliennes et les panneaux solaires, ou encore des dépenses consacrées à un système éducatif dont l’efficacité est en berne.

 

Les plans nationaux et internationaux de relance et/ ou de sauvetage actuels ne manquent d’ailleurs pas de chercher à restaurer les capacités d’endettement des agents, et les capacités de prêts des banques. On peut considérer, sous cet angle, que la restructuration et la remise de 50 % de la dette souveraine grecque offrent à la Grèce la possibilité, non pas d’apurer la dette (de 50 %) restante, mais d’emprunter à nouveau dans de meilleures conditions, à des taux d’intérêts moins onéreux, tout en essayant de réduire son déficit public. Il ne faut pas, non plus, se fourvoyer sur la signification d’affirmations que l’on entend quotidiennement depuis que la France est menacée de perdre sa notation AAA, telles « La France est une grande puissance mondiale (au vu des seules comparaisons des PIB, soit dit en passant, et non des performances réalisées). Elle est tout à fait capable de rembourser sa dette publique ».

 

En vérité, personne n’y songe vraiment. Cette dette est trop forte pour cela. Combien de décennies d’excédents budgétaires seraient nécessaires ? Tout au plus s’engaget- on à ne plus accepter de déficits (demain, d’ici quelques années…) et de réduire le ratio dette publique/ PIB (encore lui) jusqu’à un niveau qui « rassure les marchés financiers » afin que les taux d’emprunt de la France ne soient pas trop pénalisants. Quant à l’UE, divisée, elle semble avoir renoncé aux exigences initiales de Maastricht et être complètement dépassée. Aussi, nos efforts pour être optimistes doivent-ils être tempérés, et nos espoirs se fonder sur la reprise d’une croissance mondiale très vigoureuse, insufflée par des pays émergents… sans qu’il y ait de bouleversement radical dans les comportements économiques et financiers. En outre, il me paraît peu prometteur de vouloir compter sur une banque centrale européenne planche à billets et de songer à déresponsabiliser (pour le moins) les États en « mutualisant » leurs dettes au sein de la zone euro.

 

En attendant que la recherche de substituts à l’endettement pour parvenir à un développement durable soit résolument entreprise… et aboutisse, le présent article vise modestement à encourager le choix et la diffusion d’indicateurs macroéconomiques significatifs qui répondent honnêtement aux problèmes posés. L’usage, pour les analyses, et la publication du PIB avec ses deux composantes, le PIB marchand et le PIB non marchand, seraient, non pas un retour en arrière, mais un pas en avant dans la bonne direction. L’indicateur macroéconomique PIB joue un rôle clé. Mais il en est d’autres qui mériteraient d’être réexaminés, voire redéfinis ou remplacés. Non pas pour partir à la quête d’un indicateur du bonheur national brut (ou net) qu’on essaierait ensuite de rendre opérationnel et directif. Mais pour mieux représenter notre économie, mondialisée et de plus en plus « intégrée » dans l’UE, européanisée. Il serait intéressant, par exemple, d’identifier et de quantifier les bienfaits de cette « intégration » pour la France. Eurostat, qui dispose de nombreuses informations utiles, sur les échanges intracommunautaires, notamment, n’est pas spécialement chargée de cette mission. Nicolas Sarkozy (NS) et Angela Merkel en sont au stade des fiançailles, et NS s’évertue à attirer la France dans les bras de l’Allemagne, vers de salvatrices épousailles. Il ne serait pas inutile qu’un tel scénario soit éclairé par une analyse comparative rigoureuse de nos économies et de nos sociétés respectives, ainsi que par une tentative sérieuse d’anticipation et d’illustration de ce que serait, quelques années après le mariage, la famille recomposée germano française (à côté du reste de l’Europe) à laquelle des politiciens et des « grands patrons » rêvent.

 

Autre remarque, depuis la trimestrialisation des comptes nationaux, l’attention est de plus en plus portée par les statisticiens au très court terme, à la conjoncture, à la fourniture instantanée d’informations aux décideurs politiques et aux acteurs des marchés financiers. Sans, toutefois, qu’une relation précise soit établie et exposée au public entre ce qu’on appelle l’économie réelle et « l’autre monde », celui des mouvements financiers, de la spéculation et des délocalisations. Dans la période de crise actuelle, c’est un manque auquel il serait bon de remédier. Sur ces sujets, en particulier, des analyses de fond, annuelles et pluriannuelles nous permettraient, ainsi qu’à nos dirigeants, de mieux ouvrir les yeux.

 

 
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14.12.2011
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