En
présence de Messieurs Henri CONZE et Jean-Dominique GIULIANI
UNE
DEFENSE EUROPEENNE COMMUNE
EST-ELLE
SOUHAITABLE ET EST-ELLE POSSIBLE ?
Par
Christine ALFARGE
« L’esprit
régalien n’est jamais aussi fort que lorsqu’il s’agit de l’armée incarnant à la
fois la souveraineté nationale, le progrès technologique et scientifique, la
protection de la nation contre toutes les menaces
extérieures ».
Au
regard de l’Histoire, c’est en 1932 que le Général de GAULLE faisant partie du
secrétariat du Conseil supérieur de la Défense nationale, rédige « le
Fil de l’épée », un écrit politico-philosophique et militaire consacré
aux conditions morales, politiques et stratégiques nécessaires à une défense
nationale. En 1934, il publie « Vers l’armée de métier », puis
quatre années plus tard, « La France et son armée », un livre
censé alerter les pouvoirs publics sur l’urgence absolue d’une nouvelle doctrine
stratégique devant intégrer les armes mécanisées et leur utilisation offensive.
Pendant la « drôle de guerre », il tente encore une fois d’attirer
l’attention du pouvoir politique et de l’état-major sur la nécessité
incontournable de disposer de divisions blindées face au péril allemand. Il
préconise la création d’un corps d’armée mécanisé permanent d’au moins 100 000
hommes capable de se porter en première ligne comprenant plusieurs divisions
d’infanterie dotées de chars en quantité, d’artilleries lourdes et de
transmissions modernes. Ses théories en matière d’armement et de défense ne
seront pas admises dans l’état-major français et l’ironie du sort veut que ce
soient les généraux allemands qui aient compris la démarche du Général de GAULLE
en enrichissant leurs propres stratégies en France, en Russie et en Afrique du
Nord.
Le
Général de GAULLE développera des idées modernes sur l’armée de métier et
militera pour la création d’un corps professionnalisé, jeune rigoureusement
formé durant plusieurs années d’études aux innovations technologiques avec pour
atouts premiers de cette armée importante, la mobilité et la haute
qualification. Il plaidera en faveur des méthodes sophistiquées de transmissions
et de renseignements indispensables pour vaincre dans des guerres
modernes.
Un
monde en mutation et imprévisible.
Si
la guerre froide fait maintenant partie de l’histoire, il n’en demeure pas moins
que des questions se posent sur les menaces potentielles traditionnelles. La
France reste, comme les autres pays européens, exposée à une diversification de
risques qui peuvent prendre des formes très diverses allant du terrorisme au
crime organisé, en passant par des conflits locaux ou régionaux. Le risque de
confrontation majeure s’est éloigné avec l’effondrement de l’Union soviétique,
mais qui peut dire comment la Russie, confrontée à des enjeux pétroliers d’Asie
centrale, évoluera dans les prochaines décennies. Pour la Chine, acteur
stratégique de premier plan, sa montée en puissance militaire lui fera jouer un
rôle régional déterminant dans le triangle nucléaire Chine, Inde, Pakistan. La
montée en puissance de la Chine se fera-t-elle de manière pacifique, tant sur le
plan intérieur qu’international ? L’accroissement de consommation de l’Asie
ne risque t-il pas d’engendrer des conflits violents sur le contrôle des
matières premières et la redistribution des ressources essentielles. Quant à
l’Europe, son évolution va dépendre de trois facteurs majeurs : le
redéploiement stratégique des Etats-Unis en direction de l’Asie, les rapports
entre rive Nord et rive Sud de la Méditerranée et sa capacité à construire une
structure politique. Le rôle de certains acteurs régionaux dans les pays d’Asie et du Moyen-Orient, sera également déterminant
pour l’équilibre de l’ensemble européen, voire du monde.
L’émergence
d’une Europe politique nécessaire.
Henri
CONZE qui se décrit comme un européen convaincu, pense qu’il faut répondre
à la question de l’avenir, « Ce qui s’est passé en Lybie doit nous
intéresser car c’est la première fois que l’Europe a pris des initiatives, ceci
après la réintégration de l’Otan mais qui ne change rien à notre
souveraineté ; Cette affaire de Lybie va conduire à poser les limites de
cette coopération qui demeurent une aventure à la carte. Il y a bien une
tentative vers une Europe plus politique depuis la crise financière et
économique mais les difficultés à se mettre d’accord ressemblent plus à une
coquille vide qu’on a rempli, d’autres ne se sont jamais remplies. Pour lui, il
n’y a pas de défense européenne, le seul espoir, voir émerger une Europe
politique, c’est la grande question qui se pose aujourd’hui parce que nous
sommes en pleine crise et que nous n’avions pas su décider d’une monnaie unique
sans avoir défini en commun les secteurs de compétitivité, de l’inflation, des
problèmes sociaux conduisant fatalement au chaos que nous connaissons. Il faut
se mettre d’accord sur toute la conduite à tenir basée sur le rapprochement
franco-allemand ».
Il
n’y a pas de défense sans richesses.
Le
poids et l’évolution de la puissance américaine auront une influence
déterminante sur la conflictualité du monde. Par leur puissance économique et
militaire, les Etats-Unis constituent le point de référence par rapport auquel
se construit tout effort stratégique. Pour contenir l’émergence et
l’expansion de grandes puissances concurrentes potentielles, ils devront
maintenir dans la durée leur supériorité économique, technologique et militaire.
Nous sommes entrés dans un autre monde où les guerres sont et seront d’un type
nouveau. Selon Jean-Dominique GIULIANI : « Les Etats-Unis doublent leur
puissance maritime parce qu’ils sont les plus riches. L’objectif de la défense
est une domination stratégique. » Il se dit optimiste parce qu’il
croit que « ce qui est nouveau, c’est l’objectif stratégique de la
puissance militaire, sans rien imposer mais convaincre ses voisins. Au lendemain
de 1940, grâce au Général de GAULLE, tout s’appuie sur une croissance forte,
aujourd’hui les pays pauvres affichent 20% de la richesse mondiale, 34% l’Europe
et 28% l’Amérique du Nord. Tout ce mouvement nous a donné la paix, la prospérité
où l’on s’est peut être endormie depuis une dizaine d’années. Nous sommes les
champions de la guerre, cet accomplissement stratégique est la force
d’attraction de l’ouest. Nous ne pouvons pas nous imaginer sans armée, nos
militaires n’envisagent plus d’intervenir sans coopérations ». En cela, le
Général de GAULLE était un visionnaire, contre les périls de la
supranationalité, il énonçait publiquement son projet sur la construction
européenne en septembre 1961 : « Assurer la
coopération régulière des Etats de l’Europe occidentale, c’est ce que la France
considère comme souhaitable, possible et pratique, dans les domaines politique,
économique, culturel et dans celui de la défense … Cela comporte un concert
organisé, régulier de gouvernements responsables et le
travail d’organismes spécialisés dans chacun des domaines communs et subordonnés
aux gouvernements … ».
Les
fondements de la politique de défense de la France reposent sur une conception
globale de la défense, l’autonomie stratégique et la solidarité européenne et
transatlantique. L’ordonnance 59-147 du 7 janvier 1959, portant sur
l’organisation générale de la défense, la définit ainsi : « La
défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre
toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi
que la vie de la population. Elle pourvoit de même au respect des alliances,
traités et accords internationaux ».
Si
l’Otan reste le fondement de la défense collective de l’Europe, la Politique
Européenne de Sécurité et de Défense (PESD) est un volet majeur de l’Union
Européenne. La France dont la stratégie militaire se décline en quatre fonctions
stratégiques : dissuasion, prévention, protection et projection,
affirme le rôle moteur qu’elle entend y jouer, notamment dans le renforcement du
pilier Défense sur la réflexion prospective des systèmes de forces. Cette
réflexion est basée sur plusieurs domaines : les capacités opérationnelles
dont l’Union européenne a besoin pour faire face aux évolutions géostratégiques
et aux nouvelles menaces, les capacités technologiques ainsi que les capacités
techniques et industrielles, dans un cadre national et européen de l’équipement
des forces.
Dans
un souci d’efficacité globale et de préservation de la souveraineté nationale,
cette réflexion prospective doit intégrer d’une part la mutualisation
des capacités pour laquelle chaque pays adhère à une capacité collective
confiée à la communauté sous une seule autorité organique, comme le souligne
Jean-Dominique GIULIANI : « La mutualisation met à notre
disposition les moyens financiers que nous ne pourrions pas financer
nous-mêmes », d’autre part le partage capacitaire pour lequel un pays
avec dépendance librement choisie, confie à d’autres tout ou partie d’une
capacité qu’il renonce à exercer lui-même dont les règles et les domaines
d’application devront être définis lors de travaux futurs sous l’égide de
l’Agence européenne de défense (AED).
L’enjeu
actuel, notre capacité de dissuasion.
La
dissuasion nucléaire est la garantie fondamentale contre toute menace pesant sur
les intérêts vitaux de la France, elle doit également contribuer à la sécurité
de l’Europe sur le principe de solidarité croissante des pays de l’Union
européenne. Le maintien de la dissuasion nucléaire après 2015 ne se pose pas,
maintenir le cap de la dissuasion pour le futur est une question de bon sens, le
nucléaire ne va pas disparaître mais la tentation peut exister. La diplomatie et
la défense vont de paire et sont indispensables pour approfondir le dialogue.
Une réflexion portant sur l’ensemble des programmes et l’autonomie militaire ne
peut se faire que dans un cadre européen, la France est capable de moderniser
mais elle n’a pas les moyens de financer seule. Une coopération technique doit
lui permettre de valider ce qu’elle dit depuis des années en faveur d’une
consolidation européenne.
L’espoir
de l’action politique pour retrouver la condition militaire.
L’évolution
des sociétés et des crises est un vrai défi pour l’institution militaire.
L’effort de coopération et d’interopérabilité n’est pas simplement une
obligation absolue qu’il faut exiger d’autrui, dans l’objectif d’une
synergie des efforts, d’une mise en commun des capacités et des expertises,
d’une recherche de maîtrise des coûts, surtout des coûts fixes qui deviennent
considérables dans des armées de haute technologie, notamment quand la taille
des armées se réduit, c’est aussi un impératif que l’armée française peut se
fixer pour elle-même. Cependant l’interopérabilité doit moins être subie que
décidée, réfléchie en fonction de finalités tactiques, mais surtout politiques.
Elle doit avoir un sens opérationnel, mais plus encore un sens politique. La
seule interopérabilité qui vaille c’est « l’interopérabilité
différenciée » en fonction des milieux d’action et des visions
politiques.
Une
Défense européenne commune est avant tout une volonté politique et la
capacité d’adaptationd’une culture stratégique et militaire qui constitue le cadre dans lequel
concepts stratégiques et décisions de défense doivent être débattus et décidés
pour quels besoins, quels coûts, par rapport à quelles menaces extérieures,
l’avenir de nos propres armées en dépend.