Ces questions ne me paraissent invalider ni l’idéal laïque ni le droit qui
l’accomplit et l’exprime, mais elles nous invitent à en évaluer les perspectives
d’accomplissement. Il s’agit en fait de mettre à l’épreuve un idéal propre à
redonner espoir en trouvant ce qui peut unir les hommes par-delà leurs
différences. Il s’agit donc de réfléchir très concrètement à quelques chantiers
dans lesquels nous pouvons être utiles à notre rang et à notre place. Il s’agit
de se mettre au travail.
• Pour le fond, le premier chantier concerne les aspects juridiques de
la laïcité.
• Légiférer ne sert à rien si la loi n’est pas appliquée et c’est même
contre productif car l’on court deux risques :
celui de servir les intérêts d’islamistes souhaitant polariser la société
française autour de leur version rigoriste de la religion et celui de rallumer
une guerre de religions qui, actuellement, n’existe pas.
• Le fait que certains chefs d’établissement aient réclamé une loi de
manière à pouvoir appliquer clairement un interdit existant en dit long sur leur
connaissance de nos valeurs républicaines. À leur décharge, il est vrai que la
République laïque a pu sembler parfois flottante, en adoptant des formulations
comme celles du conseil d’État qui, dans son avis du 27 novembre 1989, admet la
compatibilité du port de signes extérieurs d’expression religieux avec la
laïcité comme découlant de la liberté d’expression sauf si le port est
ostentatoire et traduit un prosélytisme qui atteint la laïcité et la liberté de
conscience des autres élèves.
• Même si le nombre d’élèves porteuses du voile ne représente que
quelques centaines par rapport aux douze millions et demi d’élèves en France,
cet exemple est symbolique et significatif.
– Symbolique de l’évolution de l’école, autant que de notre relation à
l’islam, et de la relation de l’islam avec la laïcité et avec la
femme.
– Significatif aussi de notre manière d’aborder les grandes questions de
société sous l’emprise conjuguée des médias et d’un recours exacerbé à la
justice, comme mode d’arbitrage de nos doutes et de nos ambiguïtés. Le port du
voile n’est requis en fait que par une certaine interprétation intégriste de
l’islam. En effet, d’une simple recommandation de pudeur, les intégristes font
une obligation identitaire, incorporée à la logique juridique d’un code de
statut personnel. C’est dire que le port du voile est autre chose qu’une simple
expression individuelle, isolable. Il s’insère dans tout un ensemble qui
ressortit à la place subalterne de la femme dans la société. La manière dont les
Talibans, en Afghanistan, ont englouti le corps de la femme sous
laburkha, cet uniforme dont le seul orifice est un grillage de toile pour
permettre de voir, est symbolique de l’usage extrême qui peut être fait de ce
symbole.
De plus, en ce qui concerne la burkhaou le niqab, ils sont une atteinte à l’intégrité de l’être humain. Je te reconnais à
travers ton visage, en voyant ton regard et en lisant tes yeux. La burkhaet le niqabsont-ils à considérer comme la taille trente-huit en France et les pieds
bandés au Japon ? Sontils de simples contraintes pour
les femmes ? Non, car la privation d’études, la relégation en dehors de toute
activité civile ou politique, la répudiation unilatérale, l’impossibilité de
choisir son conjoint, entre autres, font système dans l’univers intégriste. Il
serait donc naïf de dissocier le port de ces vêtements d’un tel ensemble et d’y
voir la manifestation du libre arbitre individuel, bref de le banaliser en en
méconnaissant la portée. Naïveté qui confine à l’irresponsabilité lorsque, sous
prétexte de tolérance, on confère en réalité le pouvoir d’une communauté et de
ses chefs religieux sur ses membres, en réduisant d’autant leur liberté
individuelle.
• Devant une telle perspective, les bons sentiments qui conduisent à
admettre provisoirement le voile pour que la jeune fille scolarisée sans
condition prenne à terme ses distances, relèvent d’une sorte
d’angélisme.
– D’abord, parce que le voile, le plus souvent imposé et non désiré,
prend place dans une série d’actes de soumission
indissociables.
– Ensuite, parce que toute une stratégie, soutenue par une organisation
transnationale, vise à détruire la laïcité, tenue pour un dangereux levier
d’émancipation et de distance artistique à l’égard du fidélismereligieux. Il est étrange qu’alors on veuille reconnaître en l’élève un
sujet de droit comparable au citoyen adulte, on puisse consacrer ainsi son
statut de porte-drapeau d’une conception religieuse de laquelle elle n’est
nullement libre de se démarquer.
Qui est alors sujet de droit ? L’élève, la famille, la communauté
particulière ?
Reste que l’instruction est obligatoire et que la République la doit à
tout enfant. Mais la leur doit-elle à n’importe quelle condition ? Là est toute
la question. L’obligation de scolariser s’assortit ordinairement d’exigences
sans la satisfaction desquelles le travail scolaire n’est guère possible ou du
moins perd la sérénité qui conditionne sa réussite. Que serait une institution
publique qui ne pourrait faire valoir aucune exigence propre à son bon
fonctionnement ? Admettre a priori qu’il ne saurait être question de sanctionner quiconque bafoue les
règles ; c’est démissionner d’emblée et rendre celles-ci à la fois inutiles et
impuissantes. La salle de classe, à ce régime, peut devenir le lieu de
manifestations intempestives de tous les clivages qui déchirent la société
civile et se banaliser en un lieu comme un autre, dans l’oubli complet de sa
destination et des conditions qui la rendent possible. Surtout, en croyant user
de tolérance et pratiquer une pédagogie douce de l’émancipation en commençant
par admettre le voile, on ne fait en réalité que consacrer une tutelle
communautariste ou familiale, bientôt assortie d’autres. En son temps est paru
un livre au titre se passant de commentaire : Le foulard islamique et la République Française : mode d’emploi,
signé du Docteur Abdallah et publié à Bobigny aux éditions
Intégrité, et expliquant aux familles et aux groupes religieux comment exploiter
toutes les possibilités juridiques d’imposer le voile dans les écoles en toute
impunité.
• C’est dire qu’en face de la bonne volonté individuelle du professeur
ou du chef d’établissement, il y a une entreprise très méthodique, conduite au
niveau national, de subversion de la laïcité scolaire, jugée dangereuse pour la
domination communautariste.
• Certes, m’objectera-t-on, certaines jeunes filles portent le voile de
leur plein gré. Oui, et même certaines font de la provocation consciente. En ne
faisant par ailleurs aucune distinction entre enfant majeur et mineur, en
feignant de croire que le même régime de liberté doit prévaloir dans la société
civile et dans l’école, alors qu’on croit consacrer la liberté d’un sujet maître
de ses décisions, on ne fait bien souvent qu’entériner la soumission d’une
personne infériorisée. Ouvrir ainsi l’école, c’est y installer un principe de
fermeture.
• Quant à la détresse
sociale qui peut susciter des postures ou des allures de provocation
compensatrice, elle requiert un traitement approprié, dont le volet scolaire ne
peut consister à légitimer la solution illusoire de la fuite dans une identité
imaginaire : dans une telle hypothèse, l’aliénation serait paradoxalement
renforcée au coeur de l’institution qui doit mettre en
cause sa consécration mentale.
• Quant à l’insistance unilatérale sur les dangers d’une exclusion des
jeunes filles voilées, il faut rappeler que l’exclusion, de durée variable, est
une sanction usuelle dans les établissements scolaires, même si elle doit
intervenir de façon exceptionnelle. L’exclusion ne vise pas en l’occurrence le
port du voile, en tant que tel, mais le manquement à un règlement intérieur qui
comporte bien d’autres exigences. À noter, l’obligation scolaire, le temps de
l’exclusion, est assurée par le CNED (Centre National d’Enseignement à
Distance).
• Je ne suis pas naïf au point de croire à un retour à l’âge d’or d’une
école républicaine capable de tenir à distance la multiplication des identités
et tous les désordres. La gratuité du rapport aux études résiste mal au fait que
les diplômes sont devenus indispensables dans la vie professionnelle et que
chacun en recherche l’utilité. La culture scolaire ellemême doit affronter, aujourd’hui, la concurrence d’une
culture de masse bien plus puissante avec ses marques, ses rites, sa « pub » que
l’étaient les moeurs et les coutumes locales
combattues par l’école républicaine. Quant à la discipline, elle ne peut plus
s’imposer de la même manière indiscutable et sacrée dans une société où chacun
considère qu’il doit être autonome et libre, une société dans laquelle chacun
entend être reconnu comme un sujet singulier dans sa vie professionnelle,
familiale et dans la plupart de ses activités.
• Reste que tous les intégristes, qu’ils soient chrétiens, juifs ou
musulmans sont unis contre la laïcité.
• Que devons-nous garder de nos traditions ?
• Quelle place faire aux religions, quand la culture, fut-elle laïque,
n’est plus tout irriguée de christianisme, ce qui fut le cas, jusqu’à présent
?
• Quelle doit-être aujourd’hui l’identité commune défendue par l’école
si l’on ne veut pas laisser à la télévision et à internet le monopole de cette
définition ? Redéfinir cette identité commune, est nécessaire mais pas suffisant
: parce que l’espace des choix s’est ouvert, parce que bien des identités
perçues, comme naturelles ne le sont plus, parce qu’il ne suffit pas d’hériter
pour être, l’identité individuelle est aussi une construction continue de
soi-même.
C’est la laïcité qui peut être le ciment de ce nouveau contrat
culturel
– Pas par le laïcisme qui a le caractère d’idéologie partisane qui prône
la religion de l’irréligion.
– Pas non plus par une laïcité ouverte qui supposerait que la laïcité
est fermée dans ses principes, ni une laïcité plurielle car son statut est
en-deçà de toute pluralité de fait. Une laïcité éclairée. Bref, une laïcité
intelligente.
• Par laïcité intelligente, j’entends une laïcité qui ne transige pas
avec ses principes mais qui respecte la quête du sens de la vie pour soi-même
comme pour l’humanité.
• Par laïcité intelligente, j’entends également une laïcité qui
considère que l’islam n’est pas forcément hostile à la laïcité et que le fait
religieux existe. Une sourate du Coran précisant que le croyant peut faire ses ablutions dans le désert même avec une
pierre... nous rappelle que l’islam peut supporter l’approche laïque, voire
l’accueillir, d’autant que les appels de rationalité sont très explicites et
très nombreux dans le Coran.
• En effet, deux caractéristiques prédisposent cette religion à une
telle attitude : la démythologisation (excuser ce barbarisme) des conceptions religieuses d’une part, et
l’attachement explicite à la rationalité au niveau des représentations et au
niveau des législations d’autre part.
• Certains tenants de l’islam arguent leur hostilité à la laïcité du
fait qu’elle est fondée sur des lois et donc des principes auxquels ils n’ont
pas été associés en tant que religion. Sauf erreur de ma part, je crois qu’en
arabe le mot laïcité comporte une négation ambiguë. Littéralement, ce mot
voudrait dire non religieux ou antireligieux. Cette confusion continue
d’imprégner même des spécialistes et me paraît être à l’origine de beaucoup de
malentendus relatifs à la laïcité.
• La laïcité intelligente se doit de rappeler ses principes et
d’accompagner tous les efforts pour intégrer les musulmans dont la plupart sont
des laïcs au sens où ils séparent leur foi et leur pratique religieuse. Beaucoup
de musulmans de France ne réclament pas le droit à la différence. Bien au
contraire, ce qu’ils revendiquent c’est un droit à l’indifférence. C’est le
début d’une définition de l’intégration.
• Enfin, la laïcité ne transige pas avec ses principes à mon sens, si
elle rappelle que le fait religieux existe. Face au désenchantement du monde, le
retour du religieux témoigne à la fois d’un malaise interne et d’une crise
institutionnelle.
Je ne sais plus qui a dit le religieux, depuis qu’il s’enfuit, ne cesse de revenir, mais c’est exact. Si la question religieuse se repose en France au
début du XXIe siècle, ce n’est pas au sens où en avait rêvé André Malraux. Il
s’agit moins de partager une grande aspiration spirituelle que de savoir comment
traiter les nouvelles guerres de religions, nationales et
mondiales. Car le désenchantement du monde qui peut caractériser l’Europe
ou une partie de l’Europe, ne semble pas universel, bien au contraire. Il y a
des prosélytismes qui réussissent et nous menacent, auxquels on ne saurait
répondre à la manière française qui voudrait traiter le problème religieux comme
une affaire privée de croyance personnelle.
Aujourd’hui, cette attitude pourrait se révéler être un renoncement, une
manière d’éluder la question, une autre forme du nihilisme contemporain. Comme
le suggère Régis Debray, l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque redonnerait sens à
un certain nombre de concepts. Pour beaucoup, l’apocalypse c’est un film américain, Caïn et Abel deux
rappeurs, et la Bible un roman écrit par un certain Jean-Luc...
• Plus sérieusement, l’enseignement du fait religieux s’impose à une
Europe une fois de plus très diversifiée sur ce sujet. Les débats de la
Convention européenne ont montré que le fait religieux était partie prenante de
la plupart des constitutions des autres pays de l’Union Européenne. Si l’on veut
éviter que le caractère religieux des É tats- Unis
d’Amérique ne devienne la référence en matière de protection pour beaucoup
d’Européens, notre réflexion doit prendre en compte le fort besoin de
spiritualité qui s’exprime. Il faut simplement démontrer que la spiritualité
n’est pas exclusivement religieuse.
∴
Au total, la laïcité n’est pas un droit, c’est un combat. La laïcité, si
elle fait partie désormais de notre patrimoine national, reste un combat. La
laïcité, c’est le moyen d’éviter le communautarisme universel qui serait celui
de la majorité ou du dominant. La laïcité, c’est la volonté de construire un homme capable de mettre en
oeuvre de manière active la distinction entre la foi
et le savoir. Dénoncer l’hypocrisie, ce n’est pas invalider l’idéal, mais au
contraire en souligner la valeur et porter l’attention sur ce qui le contredit
effectivement. Comme nous l’explique à nouveau le professeur Henri Peña-Ruiz, le souci de l’universel n’appelle aucun reniement mais une culture de
la distance réflexive qui permet de retrouver ce qui, essentiellement, fonde
l’unité de l’Humanité. Avec des mots. Il y a des mots qui sont des fenêtres
ouvertes dans les murs de nos certitudes. Si l’un de nous rêve, c’est un rêve.
Si deux d’entre nous rêvent, c’est déjà le début de la
réalité... Ainsi, se trace peut-être le programme de la
fraternité.