التصدّعات العربية

BUDGET 2011:

SALE TEMPS POUR LA DÉFENSE !

 

par François Lardeau

 

« S’agissant de la rénovation du Mirage 2000 D, la faute est qu’il y a quinze ans on avait conçu un avion pour faire la guerre à l’URSS et pas pour répondre aux temps de crise. Qu’en adviendra-t-il ? On sera peut-être appelé à faire des choix déchirants. Le retard à l’exportation des Rafale permettra au moins de monter en puissance plus vite, ce qui, sans compenser, atténuera la douleur. » (sic !). Audition de l’amiral Guillaud, chef d’État-major des armées.

 

 

Deux événements politiquement majeurs survenus en novembre, les accords franco-anglais de Londres et le sommet de l’Otan à Lisbonne, étaient censés apporter réponse aux questions que posait, faute des ressources nécessaires, l’inévitable remise en cause du système de défense national tel que défini dans le Livre blanc de 2008. Les premiers résultent d’un constat commun aux deux pays : leurs forces armées ne sont plus en mesure d’assurer les missions correspondant au rôle que jusqu’à présent ils pouvaient prétendre jouer dans la gestion des affaires du monde. Puissances nucléaires de second rang et dites aujourd’hui de « juste suffisance », membres permanents du conseil de Sécurité de l’onu aux côtés des États-Unis, de la Chine et de la Russie, ils sont souvent apparus comme des vassaux des premiers, ce qu’a encore récemment confirmé le retour de la France dans les instances dirigeantes de l’Otan, organisation elle-même à la recherche d’une stratégie justificatrice de son existence… En regard, l’échec concomitant du projet de défense européenne - dont sont à la fois responsables le Royaume-Uni et l’Allemagne, partenaires maintes fois sollicités par la France à ce sujet mais en vain - ne pouvait que conduire à rechercher d’autres formes de coopération plus effective avec des pays soucieux de préserver leur statut de puissance à l’échelle mondiale (on dit « puissance globale »). La France et le Royaume-Uni ont donc décidé à cet effet :

 

- d’une utilisation croisée de leurs porte-avions, aucun des deux pays n’arrivant à se doter d’un second bâtiment ;

 

- de la création d’une force de projection commune de composition interarmées et

 

- d’une coopération dans le domaine du nucléaire militaire, « les deux pays restant souverains en matière de dissuasion nucléaire » (D. Cameron). Devrait s’y ajouter un rapprochement des industries d’armement que pourraient préfigurer les discussions en cours entre l’anglais bae et le français Dassault pour la fabrication en commun de drones, domaine d’infériorité marquée des pays européens. L’avenir dira si ces nouveaux accords connaîtront un meilleur sort que ceux de Saint-Malo de 1998, restés de fait lettre morte ! Le second qui devait précisément servir à définir une nouvelle stratégie pour l’Otan a été principalement consacré à la recherche d’une sortie « honorable » du guêpier afghan. Le retrait des troupes de la coalition occidentale a été fixé à l’année 2014, postulant un niveau suffisant à cette date des capacités militaire et policière des forces afghanes pour sécuriser le pays et assurer le fonctionnement normal de l’État. L’Otan ne pouvant justifier son existence que face à un ennemi « désigné », désormais l’Iran, on est convenu de mettre en place un bouclier anti-missiles protégeant l’Europe des missiles balistiques iraniens (portée supérieure à trois mille kilomètres), mais dont les États-Unis fourniraient les systèmes d’armes et assureraient, bien entendu, le commandement.

 

La France qui, s’en tenant à la dissuasion, n’était pas favorable au départ à cette évolution du rôle de l’Otan, a fini par s’y rallier sans que la question de son financement n’ait été abordée … Où prendra-t-on les crédits nécessaires, s’agissant du budget national ? Sur le budget des armées – et aux dépens de quoi ? Dans l’immédiat toutefois, rien de ce qui a été décidé à Londres et à Lisbonne ne change quoi que ce soit aux difficultés d’ordre budgétaire et financier qui compromettent la menée à bonne fin des mesures de reformatage et de rééquipement des armées inscrites dans le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale adopté en 2008.

 

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On pourra se faire une première idée de l’impasse dans laquelle se trouvent désormais engagées les armées françaises en se reportant à l’avis donné par la commission des Affaires étrangères sur le Projet de loi de finances pour 2011 concernant la Défense (n° 2861, tome iv, rapporteur M. Boucheron) qui, d’une part, dresse un constat éclairant et quelque peu désabusé du décrochage européen en matière de défense par rapport au reste du monde et de la perte d’autonomie et donc d’influence qui ne peut manquer d’en découler, et qui, d’autre part, montre combien sont réduites dans ce domaine les marges de manoeuvre de notre pays. Il est clair que, dès à présent, en ce qui concerne les armées françaises, les cibles visées dans le Livre blanc de 2008 en matière de renforcement après reformatage sont hors de portée, ce qui signifie que ces dernières ne seront pas en mesure, à l’horizon 2020, de remplir les missions « contractualisées » qui leur sont imparties, faute de disposer des capacités opérationnelles nécessaires.

 

On peut malheureusement dire que la chose était prévisible. Les quelques responsables politiques, militaires et industriels, qui constituent de fait le complexe militaro-industriel français, ont en effet été bien imprudents et se sont eux-mêmes illusionnés en proposant d’équilibrer le financement des grands programmes d’armement, d’une part, par des ressources exceptionnelles à venir de ventes d’actifs immobiliers et de ventes de fréquences hertziennes, et, d’autre part, par des ventes à l’exportation dont pratiquement aucune n’était réellement assurée. Ni les unes ni les autres de ces ressources escomptées n’étaient au rendez-vous en 2010, ce qui traduit à la fois un manque de réalisme et de sincérité, contraire en tout point aux règles de préparation des lois de finances. À leur absence de responsabilité nationale s’ajoutent, sous des contraintes budgétaires analogues, les remises en cause, par des pays européens partenaires, des parts de programmes qu’ils s’étaient engagés à acquérir.

 

C’est ainsi que l’Allemagne réduit respectivement de 80 à 40 (- 50 %) et de 122 à 80 (- %) ses commandes des hélicoptères Tigre et NH 90, et de 60 à 53 celle de l’avion de transport stratégique et tactique polyvalent AM 400 ; que l’Italie pourrait ne commander que 6 frégates multi missions (Fremm) au lieu des 10 prévues initialement et que l’acquisition de 6 autres par la Grèce, sans être officiellement remise en cause, devient douteuse, etc. De telles réductions ont évidemment pour conséquence d’augmenter en proportion les coûts unitaires des programmes en cause, la réalisation de ceux-ci relevant désormais principalement des ventes à l’exportation, ce qui, comme on l’a vu, est loin d’être acquis ! Sans oublier les effets pervers des contraintes de partage initial des marchés entre les industries nationales qui peuvent conduire à de moindres performances, comme dans le cas des Fremm pour lesquelles c’est un système de propulsion italien qui s’est trouvé imposé. Les Fremm fileront au mieux 26 noeuds quand leurs homologues étrangères en fileront au moins 30 !

 

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La Défense française est donc à nouveau entrée financièrement dans un cercle vicieux. Faute de pouvoir acquérir les équipements prévus au Livre blanc de 2008, non seulement elle va connaître les déficits capacitaires déjà évoqués et qu’on peut craindre irrattrapables, mais surtout l’outil subsistant aura perdu toute la cohérence nécessaire à son déploiement pour la défense des intérêts nationaux les plus vitaux lorsqu’ils seront directement menacés.

 

Or, par ailleurs, toujours selon le rapporteur de la commission des Affaires étrangères, M. Boucheron, ni l’Otan, ni l’Union européenne (UE) ne peuvent relancer la défense européenne. Ainsi il n’est pas réaliste de s’en remettre à ces collectifs pour ses besoins de défense et c’est assurément un grand manque de lucidité que de se référer sans cesse aux clauses de solidarité souscrites dans le cadre du traité de l’Atlantique (article 5) et dans celui du traité sur l’Union européenne (article 42), autrement dit au postulat selon lequel « la Défense ne peut plus être nationale » et qu’elle est désormais « effectivement et juridiquement ( ?) devenue collective, plusieurs États intervenant dans sa mise en oeuvre » (projet de loi de finances pour 2011 « Défense : équipement des forces, dissuasion » par le député François Cornut-Gentille (avis n° 2862, tome vii, page 150). Il est difficile d’aller plus loin, sans en mesurer les conséquences, dans le renoncement à la souveraineté nationale et à l’obligation qui en découle de garantir au peuple son droit à disposer de lui-même, ce qui, dans le cas où ne pourrait être exclu un conflit de civilisations, serait bien l’enjeu suprême des temps à venir.

 

Or, l’Histoire, dans ses plus récents développements, n’a cessé de montrer qu’un peuple est toujours seul, face à son destin, aux moments les plus critiques de l’engagement de celui-ci. Ce ne sont pas les Alliés qui ont créé la France Libre ni la Résistance et il a fallu du temps pour qu’une réelle coopération, reconnaissant enfin la représentativité de ces instances, s’installe. Plus récemment, le général Gallois avait pris acte, pour justifier la dissuasion française, des réticences américaines à prendre le risque d’une guerre nucléaire avec les Russes si l’Europe de l’Ouest était attaquée par eux.

 

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On est ainsi ramené une fois de plus à ne prendre en compte que ce qui dépend effectivement des moyens mobilisables au niveau national, en cherchant à leur associer - pour autant qu’il y ait convergence de vues et d’intérêts nationaux, et donc que cela soit crédible - des coopérations qui ne peuvent guère être que bilatérales et d’opportunité, d’où la justification présentée du récent accord franco-britannique. Il faut bien entendu être crédible soi-même, et cela mérite examen, surtout si l’on se préoccupe du sort qui sera fait aux dépenses de défense dans le cas d’une prochaine alternance socialiste, de tendance sans aucun doute fédéraliste, au niveau présidentiel.

 

Au stade actuel des contraintes budgétaires, il manque quelque 3,5 milliards d’euros pour financer complètement la loi de programmation (LPM 2009-2014), faute d’engranger les recettes exceptionnelles et les ventes à l’exportation attendues. D’où le report au-delà de 2013 d’un certain nombre de programmes pourtant déterminants en termes de capacités opérationnelles. Pour ne prendre qu’un exemple, mais c’est sans doute le plus significatif, on s’intéressera plus spécialement au report du programme de rénovation des 77 Mirage 2000 D. Conçus initialement « monomission» avec des capacités exclusivement air-sol, ces appareils, pour un coût unitaire de l’ordre de dix millions d’euros, devaient être dotés d’un nouveau radar Thalès rdy-3 et adaptés à l’emploi de missiles de combat moyenne portée Mica em/ir qui accroîtraient leur polyvalence air-air et air-sol.

 

Les appareils modernisés seraient livrés entre 2015 et 2020 avec une durée de vie prolongée jusqu’en 2030, ce qui assurerait de disposer en permanence d’une flotte de 225 avions de combat polyvalents pendant toute la période d’acquisition des Rafale, laquelle ne pourrait se faire qu’au compte-gouttes compte tenu de la priorité donnée aux exportations. Ainsi « optimisé » mais réduit au strict nombre d’avions nécessaires, le parc reposerait sur deux composantes, l’une ancienne, faite des Mirage 2000 D rénovés, l’autre moderne, faite progressivement de Rafale, dont une cinquième tranche resterait à commander en 2006-2007, ce qui est loin d’être acquis. Ce brillant montage n’a pas résisté à la non-concrétisation des contrats d’exportation du Rafale attendus, notamment avec le Brésil. Conséquence du pari quelque peu imprudent fait sur ces douteuses espérances d’exportation, l’armée de l’Air se voit obligée aujourd’hui d’acquérir… les avions non exportés, afin de ne pas remettre en cause la chaîne de production de cet avion chez Dassault, ce qui implique une production annuelle minimale de onze appareils. Il s’ensuit que, faute de provision budgétaire pour le financement de ces livraisons non attendues, les crédits nécessaires ne peuvent être trouvés qu’en ponctionnant d’autres grands programmes, d’où en premier le report de la rénovation des Mirage 2 000 D qui pourrait bien en fait être totalement remis en cause.

 

D’une part, il n’est pas certain que le programme puisse être relancé à temps et évite l’annulation. Entre la notification du marché à l’industriel et la livraison des premiers avions rénovés, le délai est de quatre ans, ce qui, dans l’hypothèse d’un report limité à 2013, repousse les premières livraisons à 2017 et les dernières à 2023. L’intérêt du programme deviendra discutable d’autant que dès 2020 certains Mirage2000 D seront déjà atteints d’obsolescence définitive et donc à retirer du service en même temps que d’autres Mirage aux missions spécifiques que les appareils rénovés, devenus multi missions, devaient remplacer. L’armée de l’Air se trouverait ainsi réduite en 2020 à seulement quelque 110 avions de combat, d’où un déclassement au niveau mondial qui entraînerait celui de l’ensemble des forces françaises.

 

D’autre part, la nécessité de traiter entre temps les obsolescences incontournables que connaîtra d’ici à 2020 la flotte des Mirage 2000 D ne manquera pas d’amputer pour une bonne part les 740 millions d’euros (de plus de 300 millions d’euros selon le rapporteur) que le report devait rendre disponibles selon le ministère de la Défense, ce qui enlève beaucoup de rationalité à un choix qui dès lors ne devait pas se limiter au seul report de ce programme.

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On peut effectivement considérer que le report du programme de rénovation des Mirage 2000D posait à lui seul la nécessité, pour ne pas dire l’obligation, de réexaminer dès maintenant, en profondeur et pas seulement en termes quantitatifs, comme il en est le plus souvent, un document aux orientations et aux objectifs mort-nés. De fait, nombre d’autres programmes majeurs répondant aux orientations fixées dans le Livre blanc ont été soit reportés, soit remis en cause, la décision relevant davantage d’une option budgétaire (certaines ressources exceptionnelles étaient préaffectées) que du souci de conserver la cohérence à laquelle on prétendait.

 

Le souci principal devrait donc être aujourd’hui de rechercher et retrouver cette cohérence indispensable de l’outil militaire national au regard d’ambitions raisonnables, revues pour donner la priorité à la défense des intérêts vitaux spécifiques à notre pays, lesquels sont physiquement bien concrets et ne se mesurent pas à l’aune idéologique des valeurs dites démocratiques, lesquelles, au demeurant, sont souvent bafouées par nos partenaires américains dans les interventions où ils nous entraînent et qui détournent ainsi nos armées des missions qui sont réellement les leurs.

 

C’est donc une évidence que les multiples entorses faites aux programmes inscrits dans la LPM 2009-2014 et les hasardeux reports de la majorité d’entre eux dans la suivante compromettent la cohérence indispensable en premier à la défense de nos intérêts vitaux, notamment aujourd’hui dans le domaine économique (approvisionnement en matières premières et production d’énergie ; exercice de notre souveraineté côtière, etc.). Aucune armée n’a été épargnée, pas même la dissuasion, alors que, sur le plan technique, la plupart des programmes en cause connaissaient des développements satisfaisants et qui répondaient aux besoins nationaux exprimés par les opérationnels.

 

Liste de loin non exhaustive, c’est ainsi que se trouvent aujourd’hui compromis des programmes dont la nonexécution ou le report, en fait sine die, conduisent à des impasses majeures :

 

- pour l’armée de Terre, le gel du programme Scorpion, qui avait pour premier objectif de renouveler la capacité de combat des forces terrestres regroupées en 8 groupements tactiques interarmes (gtia), dont3 dès 2014, le fait entrer dans une phase critique de réalisation qui le remettrait en cause si d’autres reports devaient intervenir, en 2013 par exemple ;

 

- pour l’armée de l’Air, le report du programme Scoa iv, qui visait à remettre à niveau la couverture radar du territoire, comporte un risque de rupture capacitaire quant à l’exercice permanent de la souveraineté nationale sur notre espace aérien ;

 

- pour la Marine, les réductions du nombre de frégates multi missions (Fremm) commandées (on est passé de 17 à 11 pour la France et vraisemblablement de 10 à 6 pour l’Italie – soit plus d’un tiers en moins) vont entraîner des surcoûts qui risquent de ne pas pouvoir être couverts, alors que la totalité des moyens de lutte anti-navire, anti-sous-marine et antiaérienne que ces bâtiments concentrent est indispensables à la couverture du déploiement des sous-marins lanceurs d’engins (snle), du porte-avions et des bâtiments de projection et de commandement (bpc) ; - et s’agissant de la dissuasion, son financement au niveau inscrit pour 2011 a été lui aussi imprudemment subordonné pour une part importante aux ressources exceptionnelles attendues des cessions de fréquences (programme 146).

 

On mesurera à cet énoncé très partiel le risque que prend notre pays, faute de réalisme et de clairvoyance politique, de ne plus disposer des moyens de sa défense à un horizon qui ne dépasse pas quelques années, alors que les menaces, pour diffuses et parfois plus difficiles à cerner qu’elles soient, ne cessent de se multiplier, en même temps que s’accroît l’incertitude politique sur le plan national… Conclusion, on l’espère provisoire : il ne nous reste plus qu’à croiser les doigts !

 
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18.01.2011
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