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MICHEL BARNIER, COMME JACQUES DELORS

 

par Alain Rohou et Hélène Nouaille

«LUnion européenne doit revenir aux principes d’une économie sociale de marché parce que les citoyens ne se sentent plus bénéficiaires du marché unique », a déclaré le commissaire européen au Marché intérieur, Michel Barnier. Parlant à un groupe de journalistes lundi20 septembre, l’homme politique français de centre droit a plaidé pour la recherche de « moyens qui permettent de réconcilier les citoyens et le projet économique européen. Et pour retrouver l’objectif initial (de la communauté européenne) qui était pour beaucoup une économie sociale de marché ». Le papier d’Honor Mahony paru dans EUObserver du 22 septembre (1) est intéressant d’abord parce qu’il est le seul à nous livrer le compte rendu de cette partie l’interview de l’ancien ministre français de l’Agriculture et de la Pêche, vice-président du Parti populaire européen (PPE), devenu commissaire le 10 février 2010 après avoir été élu député européen le 7 juin2009 pour la circonscription d’Île-de-France. Pourquoi Michel Barnier éprouve-t-il le besoin d’évoquer le « projet initial » de la communauté européenne?

 

Le dernier traité en date que les États membres ont signé, le traité de Lisbonne, reprend bien l’idée « d’une économie sociale de marché hautement compétitive » qui doit tendre « au plein emploi et au progrès social » (2) dans le cadre d’un « marché intérieur « . Et Michel Barnier qui a été membre du groupe qui a proposé une réécriture du traité constitutionnel, dit groupe Amato (3), ne peut en ignorer le contenu, ni le sens, qui a nécessairement évolué depuis l’origine du concept, né en Allemagne dans les années 30, « prônant la liberté économique, faisant confiance aux initiatives individuelles et aux mécanismes du marché et s’opposant à toutes les formes de socialisme et de dirigisme » (4) tout en s’opposant au laisser faire et aux « conséquences économiques sociales et politiques négatives d’une liberté sans règles et sans limites ». Admirable de clarté, François Bilger pose en peu de mots la problématique qui éclaire les propos de Michel Barnier : « Après l’effondrement quasi général des économies planifiées, l’ancienne concurrence entre les systèmes a cédé la place à une sorte de compétition entre les divers sous-systèmes ou variantes possibles de l’économie de marché, de l’économie individualiste de marché américaine jusqu’à l’économie collectiviste de marché chinoise en passant par des formes mixtes telle que l’économie sociale de marché allemande. Cette conception intermédiaire, appelée parfois capitalisme rhénan par opposition au capitalisme anglo-saxon, a influencé fortement depuis1958 la construction économique européenne » (4). Le texte est écrit en 2005, avant donc que la crise financière née aux États-Unis ne vienne illustrer les conséquences négatives « d’une liberté sans règles et sans limites » dans tous leurs aspects – et n’affecte particulièrement, souci de Michel Barnier, la vie quotidienne du citoyen et son intérêt pour le projet européen.

 

S’il faut « revenir aux principes d’une économie sociale de marché », c’est, dirait La Palice, que l’on s’en est écarté. Pourquoi ? Eh bien parce qu’après la chute de l’empire et du système soviétique, c’est bien le projet américain (globalization) qui s’est imposé dans le monde, surinterprétant la main magique du marché, auto régulatrice pour la prospérité de tous. En Europe, la gauche socialiste a d’ailleurs rendu les armes, se rangeant plus ou moins ouvertement à l’économie sociale de marché inscrite dans les textes. Mais le modèle social rhénan d’origine – compromis historique qui suppose politique industrielle et protection sociale concomitante n’a pas résisté à la mise en concurrence des États membres entre eux et encore moins à l’ouverture totale de l’UE aux marchés mondiaux, capitaux compris qui imposent unilatéralement – rentabilité oblige– une pression forte sur les salaires et l’emploi. Le souci de Michel Barnier est réel : le chômage a explosé et le retour très timide à la croissance ne le voit pas se réduire, l’objectif de « plein emploi et de progrès social » remis aux calendes.

 

Selon les voeux du commissaire européen au Marché intérieur, qui ne se trompe pas sur les raisons d’une désaffection que nous avons notée (5) « réconcilier les citoyens et le projet économique européen » passerait par un retour, pour le dire brutalement, à des principes qui ont disparu avec le capitalisme rhénan ? Poser la question contient la réponse. Les marchés financiers mondialisés imposent, pour des raisons de rendement des capitaux, leur loi aux entreprises comme aux États, pesant nécessairement sur le niveau des salaires et des dépenses sociales, donc sur le pouvoir d’achat des citoyens. Fidèle aux objectifs du Parti populaire européen, dont il est vice-président, Michel Barnier voit-il dans l’approfondissement du marché unique « seule réponse durable à la mondialisation et à la crise économique » (pages 3 et 9 du programme) l’opportunité de « d’atteindre des taux élevés de croissance économique et d’élargir le choix » de citoyens devenus et réduits à être « des consommateurs » ? Certainement puisqu’il révèle un train de mesures (un pacte pour un marché unique) qui vient après ce que Jean Quatremer, peu suspect d’euroscepticisme, appelle« le petit calibre anticrise » (6) touchant au paysage réglementaire de la finance européenne. Michel Barnier croit-il lui même à l’efficacité des mesures mises en place ?

 

On ne sait trop, puisqu’il semble regretter, dans le même entretien (1), que les banques (pas toutes, souligne-t-il) « nous disent que le business as usual a repris ses droits ». Le monde de la finance ne risque-t-il pas de chercher un autre terrain de jeux, où les règles seront aussi souples qu’il le souhaite ? lui demande-t-on ailleurs (7). « La réponse c’est le G20 ! Si tous les dirigeants du G20 font ce qu’ils ont promis en termes de régulation, de supervision, de contrôle des paradis fiscaux, il n’y a pas de raison ! ». Sauf que le G20, en admettant qu’il tienne ses promesses, ne promeut pas le modèle de développement européen, cette économie sociale de marché qui n’existe que dans les textes. Conclusion ? Ce ne sont pas les banques seules qui ont repris leur business as usual mais l’institution européenne elle-même, incapable d’infléchir sa course, même quand les signes de désamour se multiplient chez les Européens.

 

La responsabilité en est-elle à la seule bureaucratie bruxelloise? Non, les politiques, les élus – crainte d’affrontements, irrésolution, à droite comme à gauche – n’ont pas levé l’ambiguïté fondamentale du modèle qu’ils proposent aux électeurs, invoquant l’Europe sociale comme un mantra, mais ayant laissé et laissant encore un autre modèle s’imposer de facto – depuis des lustres. « J’ai dû me rabattre sur un objectif pragmatique correspondant aussi à l’air du temps, puisqu’à l’époque il n’était question que de dérégulation, de suppression de tous les obstacles à la compétition et au jeu du marché » reconnaissait en 1994 un artisan de l’Union telle qu’elle est, Jacques Delors (8). Michel Barnier (UMP-PPE), comme Jacques Delors (PSPSE), vendent aux citoyens la même promesse, invoquent le même bouclier européen, le même dieu de la prospérité.

 

Pendant ce temps l’Union renonçait à se donner un modèle propre pour se laisser imposer au nom de l’air du temps– de la modernité, celui que Michel Barnier continue de promouvoir. Sont-ils sincères ? Chacun jugera. Mais de ce contrat léonin, les citoyens sont en train de divorcer.

 

 

 

 (1) EUObserver, le 22 septembre 2010, Honor Mahony, EU citizens no longer see benefits of internal market, Barnier says,

 

http://euobserver.com/9/30845/?rk=1(2) Traité de Lisbonne, article 2 paragraphe 3. Le

 

traité est téléchargeable en français à l’adresse :

http://bookshop.europa.eu/is-bin/INTERSHOP.enfinity/ WFS/EU-Bookshop-Site/fr_FR/-/EUR/ViewPublication-

 

Start?PublicationKey=FXAC07306« L’Union établit un marché intérieur. Elle oeuvre pour le

 

développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique. »

 

 (3) Du nom de Giuliano Amato, ancien vice-président de la Convention européenne qui a abouti au projet de Constitution européenne.

 

 

 (4) François Bilger, l’école de Fribourg, L’ordolibéralisme et l’économie sociale de marché,

http://www.blogbilger.com/blogbilger/2005/04/lcole_de_ fribou.html

 

 (5) Voir Léosthène, n° 573/2010, Union européenne : le compte à rebours.

 

 (6) Libération, le 16 septembre 2010, Jean Quatremer, L’UE sort le (petit) calibre anticrise (accès libre), http://www.liberation.fr/economie/01012290465-l-ue-sort-lepetit- calibre-anticrise

 

 (7) Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA), le 23 septembre2010, Camille Beckelynck, Barnier : Responsabilité et

 

transparence, http://www.dna.fr/fr/infos-generales/monde/ info/3832406-Marches-financiers-Pour-lutter-contre-les-causesde- la-crise-Barnier-Responsabilite-et-transparence

 

 (8) Jacques Delors, livre d’entretiens publié en1994, L’unité d’un homme, éditions Odile Jacob.

 

Jacques Delors évoque son arrivée comme président à la Commission (1985).

 
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18.01.2011
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