directrice
de la rédaction de La
Lettre de Léosthène (helene.nouaille@free.fr).
La guerre, nous dit le Littré (première
édition, 1863), est la voie des armes employée de peuple à peuple, de prince à
prince, pour vider un différend. À observer les guerres occidentales
d’aujourd’hui – c’est à dire essentiellement les guerres américaines, on sent
bien que malgré les innombrables acceptions relevées par Émile Littré sur
plusieurs pages, aucune ne convient vraiment à ce qui se passe effectivement
d’aujourd’hui. En effet, « l’observation des conflits actuels (...) montre une
évolution notable par rapport à nos savoirs historiques...
L’un des peuples adversaire n’y est
représenté que par délégation, rompant par là le lien “ancestral” qui veut que
les guerres des démocraties se fassent via le peuple rassemblé » note Thierry
Allemand pour la revue du CIRPES, le Débat stratégique (1). L’un des peuples
adversaire n’y est représenté que par délégation : c’est ce que les experts
nomment un conflit asymétrique, quand une armée se bat contre des « insurgés »
ou quelle que soit l’appellation donnée à l’ennemi qu’elle affronte. « Le
développement des conflits asymétriques s’est réalisé concomitamment à un
dessaisissement des “affaires de défense”des peuples occidentaux. La suspension
de la conscription et la professionnalisation des unités combattantes - ainsi
que le recours à des milices privées - ont été de pair avec la virtualisation de
la guerre dans la culture occidentale (...) ». Virtualisation ? « Pour s’en
faire une idée on regardera le “clip” de promotion des armées du ministère de la
Défense, où les images de synthèse, style “Counter-Strike”, se glissent à
celles- classiques - d’un reportage. Chacun y est juste... l’oeil d’aigle, la
mâchoire volontaire, le geste comminatoire... les armes intégrant les dernières
technologies ... tout est vrai, sauf que tout est “faux”... »
(2).
Et les peuples occidentaux ne sont pas
favorables à l’engagement de leurs soldats, au moins en Europe, pas plus qu’ils
ne le sont au Japon ou en Australie. « La question centrale est bien celle de la
“mobilisation” au sein de nos sociétés ; les sondages actuels en Grande-Bretagne
montrent bien ce décalage entre direction politique et nation. Les pouvoirs
politiques actuels n’estiment pas qu’il faille maintenir ce lien démocratique
entre eux et la nation... Ceci aboutit autant aux errements dans les formes de
la guerre (...) comme cela permet toutes les manipulations économiques via les
investissements dans les armements ». La Grande-Bretagne est un exemple bien
choisi, où les raisons de l’engagement en Irak soutenues par Tony Blair et son
gouvernement sont soumises à critique par une commission ad hoc présidée par Sir
John Chilcot (3). Mais les opinions ne sont pas si différentes dans le reste de
l’Europe.
L’effort de guerre des États-Unis, qui
est considérable (4), avec près de huit cents bases dans le monde et la moitié
du budget militaire mondial, rencontre l’approbation d’une grande partie de la
population américaine, lié dans sa présentation et dans sa réalité économique à
la sécurité et à la prospérité du pays et largement soutenu par les groupes de
pression relayés par des médias (et par l’industrie télévisuelle et
cinématographique) qui en appellent à un sentiment de patriotisme dont les
peuples européens se défient. Le changement de vocabulaire voulu par le
président Obama (abandon, par exemple de la « guerre contre la terreur » promue
par l’administration Bush) ne remet pas en cause l’idée que les États-Unis ont
vocation à mener un rôle de leader dans le monde (historiquement une « destinée
manifeste »), idée plus ou moins consciemment partagée par une majorité
d’Américains. Pour autant, les « affaires de défense » restent le bras d’une
politique étrangère qui n’est pas première dans les préoccupations des citoyens
(5).
Les plus de deux cent cinquante soldats
américains déployés dans le monde aujourd’hui, sans compter les forces dites «
privées » à leur service, ne mènent pas une guerre « de peuple à peuple» - pas
plus que celles de leurs alliés de l’OTAN. Se pose alors clairement la question
des buts de guerre. Que demande donc le pouvoir politique aux armées ? La
récente éviction du général américain Mc Chrystal, qui commandait en Afghanistan
aux forces de l’OTAN, à la suite d’un entretien accordé à la presse (6), au
profit du général Petraeus, comme, en France, la forte réaction du nouveau chef
d’État major, l’amiral Guillaud aux déclarations que général Vincent Desportes,
directeur du Collège interarmées de défense a faites au Monde (7) sur la
conduite de la guerre en Afghanistan révèlent pour le moins un malaise. « On ne
fait pas de demi-guerre » résume le général Desportes.
Demi-guerre ? « La doctrine de la
contre-insurrection traditionnelle, telle que l’a engagée McChrystal depuis un
an, avec un usage restreint de l’ouverture du feu (...)pour réduire les dommages
collatéraux ne semble pas fonctionner. » Les dégâts collatéraux sont une façon
pudique de désigner les pertes infligées, souvent par accident à la suite de
frappes aveugles (drones et missiles), à la population civile. « Tout se passe
comme si le président (américain) n’était pas très sûr de ses choix. (...) À
l’issue des débats sur les renforts nécessaires, il y a un an, il a opté pour
trente mille soldats de plus. Tout le monde savait que ce devait être zéro ou
cent mille de plus. » Des renforts nécessaires, estimait le général McChrystal
pour pouvoir occuper l’espace où vivent les insurgés – gagner militairement la
bataille. La demi-mesure à laquelle il a été contraint (accompagnée de
l’injonction de « gagner les coeurs et les esprits » des populations (?)) a mené
à l’échec : « la situation n’a jamais été pire »...
De plus, ajoute le général Desportes, «
chez les militaires, un courant remettant en cause le mode d’action “gagner les
coeurs et les esprits” suscite une adhésion grandissante. Cette remise renforce
l’écart entre la troupe et la stratégie générale. Or, on ne peut pas faire la
guerre contre le moral des soldats ». Mais la faire durer ? Certes le coût en
est astronomique, mais les intérêts imbriqués des dirigeants politiques, des
scientifiques, des entreprises qui conçoivent et vendent des armes de plus en
plus sophistiquées en sont préservés. Il faut à chacun du temps. À l’industrie
de l’armement pour rendre ses programmes rentables – même si la complexité des
systèmes ainsi conçus ne correspond pas aux besoins du terrain, ni dans le
maniement ni au moment des engagements, aux politiques pour maintenir une
tension acceptée par leurs opinions : « l’objectif estil de gagner ou de faire
durer et entretenir des peurs manipulables à tous niveaux ? » se demande ainsi
Thierry Allemand. Une question pleine de sens.
Au moins pour les États-Unis. Parce
que, constate le général Desportes « c’est une guerre américaine. Quant vous
êtes actionnaire à 1 %, vous n’avez pas droit à la parole ». Sûrement, mais dans
l’incapacité de se donner une autonomie – ou même une pensée stratégique – les
dirigeants européens ont accepté le leadership américain, comme le font les
Japonais et les Australiens, liés par des accords de défense dont il leur est
impossible de contester l’utilité. Le président français s’est lui-même rallié,
quand le candidat Sarkozy avait déclaré en 2007 ne pas voir l’intérêt des forces
françaises à s’engager plus avant en Afghanistan, (« la présence à long terme
des troupes françaises en cet endroit du monde ne me semble pas décisive (...).
De toute manière si vous regardez l’histoire du monde, aucune armée étrangère
n’a réussi dans un pays qui n’était pas le sien. Même la Chine au Vietnam, les
Japonais, aucune, quelle que soit l’époque, quel que soit le lieu »)
(8).
C’est donc à l’ordre souhaité par les
dirigeants américains que leurs alliés ont inféodé leur politique – et les
armées qu’ils ont engagées, quelles que soient les réticences qu’expriment leurs
généraux ou leurs populations. Et cet ordre est destiné à durer : la pax
americana - faite d’un mélange d’interventionnisme, d’exportation d’un modèle et
de règles économiques favorables « aux intérêts nationaux américains » mais
sensées bénéficier à tous, d’arrièrepensées « d’endiguement » des puissances
rivales ou en passe de le devenir – génère en effet ce contre quoi elle affirme
lutter : des acteurs non-étatiques issus de la structure sociale du pays, qui
peuvent être multiples et rivaux, se lèvent pour résister à l’occupation,
assurer les fonctions régaliennes abandonnées par leurs gouvernements
traditionnels, s’approprier ou se réapproprier un pouvoir qu’ils refusent aux
troupes d’occupation avec l’approbation ou dans l’indifférence des populations
qui ne pensent qu’à survivre dans un contexte de violence.
À la réflexion, ce modèle de guerre
moderne est durable, mais il est dans l’ordre des choses que les forces armées
dont la mission n’est pas clairement définie ni les intérêts prioritaires, et
qui ne bénéficient plus du lien « ancestral » qui assurait en démocratie leur
légitimité et donnait un sens à leur sacrifice, se trouvent dans la situation
d’impuissance dénoncée par certains de leurs chefs.
Documents:
Le
Littré numérisé
sur Gallica
(Bibliothèque
nationale de France) :