UNION
EUROPÉENNE : LE COMPTE À REBOURS
par
Alain
Rohou
et
Hélène
Nouaille
À
tout seigneur tout honneur : puisque
c’est à Jacques Delors que l’on doit les prémices de l’Union économique et
monétaire (rapport du comité Delors en 1989), rapport venant après l’Acte unique
(1986), et qu’il a été pendant dix ans, de janvier 1985 à janvier 1995, le
président influent de la Commission européenne, écoutons ce que dit aujourd’hui
l’un des pères de la monnaie unique sur la situation européenne puisqu’il a
accordé, le 21 avril dernier, un entretien à Paris-Match (1). Anne-Sophie
Lechevallier introduit très directement le sujet : « La gestion de la crise
grecque révèle de grandes dissensions dans l’Union européenne. Pourquoi ? ».
Jacques Delors répond tout aussi directement : « Je déplore que l’on ait bâti
l’union économique et monétaire sur un déséquilibre en faveur du pôle monétaire
en négligeant le pôle économique. Il explique, avec la crise, les difficultés
actuelles. Ce fonctionnement est contraire au rapport du comité Delors de 1989.
Nous consacrions plus de pages à la dimension économique qu’à la dimension
monétaire. Mais en 1997, le Conseil européen n’a pas maintenu l’esprit de nos
propositions. Je l’ai dénoncé depuis, mais en vain ». Or la consultation de
son rapport (2), un texte clair qui est disponible en ligne, confirme la
préoccupation des rédacteurs de l’époque. L’achèvement du marché unique «
exigera une coordination plus efficace de la politique économique entre les
différentes autorités nationales » (paragraphe 10). En effet, « le
processus d’intégration exige (...) une coordination plus intensive et efficace
des politiques, non seulement dans le domaine monétaire, mais aussi dans ceux de
la gestion économique nationale qui affectent la demande globale, les prix et
les coûts de production » (paragraphe 12). « Faute de prendre
suffisamment en considération les
déséquilibres régionaux, l’union économique serait
exposée à des risques économiques et politiques graves. C’est la raison pour
laquelle il conviendrait de veiller tout particulièrement à l’efficacité d’une
politique communautaire visant à réduire les disparités régionales et
structurelles et à promouvoir un développement équilibré dans toute la
Communauté (paragraphe 29). La
lecture du rapport, qui décrit en trois parties parfaitement lisibles les
conditions nécessaires à la « création par étapes d’une union économique et
monétaire », décision prise par les États membres à La Haye, en 1969, dément
de la façon la plus nette les propos qu’Herman Van Rompuy vient de tenir depuis
le Japon, où il est en voyage: « Nous devons faire face à une situation qui
n’avait pas été prévue lorsque les règles de l’union monétaire ont été définies
» (3). Tout au contraire le rapport du comité Delors insistait sur la
nécessité de « réaliser en “parallèle” l’union économique et l’union
monétaire » (paragraphe 21). Et la consultation des résolutions des deux
Conseils européens de 1997, Amsterdam en juin 1997 (4) et Luxembourg en décembre
de la même année confirme les propos de Jacques Delors : c’est l’aspect
monétaire qui est privilégié (définition de l’indépendance de la Banque centrale
européenne, pacte de stabilité) et c’est dans ce domaine que les États membres
s’engagent ensemble. La synthèse de la résolution du Conseil de décembre 1997
(5) le dit : « Les États membres de la zone euro partageront une politique
monétaire unique et un taux de change unique alors que les autres volets de la
politique économique demeureront du ressort national
».
Et s’il est bien noté qu’un « renforcement de la
surveillance et de la coordination, par la Communauté, des politiques
économiques des États membres de cette zone sera nécessaire », il est
clairement rappelé que « cette coordination doit s’effectuer dans le respect
du principe de subsidiarité », c’est à dire laissée à l’appréciation
souveraine des États membres. À ce point, laissons les textes, dont nous sommes
sûrs. Et regardons plus largement dans quel contexte la construction de l’Union
s’inscrit à l’époque. L’année 1989 marque un tournant considérable sur le
continent européen : la chute du mur de Berlin va ouvrir une nouvelle ère
historique, avec deux ans plus tard la désintégration de l’URSS qui
permet
la réunification de l’Allemagne. L’aiguillon qui
poussait à un rassemblement sous la contrainte d’un ennemi puissant disparaît.
Le pouvoir de l’homme qui incarnait, faute de mieux, un « territoire » européen
va retourner aux élus légitimes qui vont être les grands acteurs de la gestion
politique d’une période de bouleversement dangereuse : François Mitterrand et
Helmut Kohl, en lien avec Mikhaïl Gorbatchev. Le vent favorable à l’intégration
européenne tourne. Le marché unique, soutenu par le monde des affaires et les
États-Unis est sur les rails – et il est pour eux suffisant. « J’ai dû me
rabattre sur un objectif pragmatique correspondant aussi à l’air du temps,
puisque à l’époque il n’était question que de dérégulation, de suppression de
tous les obstacles à la compétition et au jeu du marché » se souvient
Jacques Delors (6). Et puis nous sommes au coeur d’une ambiguïté fondamentale :
quelle Union (Communauté à l’époque) Jacques Delors
rêvaitil
de construire au travers des traités et des étapes
successives sur le continent européen ? Dans le domaine monétaire, il y a un «
transfert progressif du pouvoir de décision des autorités nationales à une
institution communautaire » (paragraphe 57) - mais avec en perspective un
même transfert « en parallèle » des décisions en matière économique, dont
l’importance est soulignée en forme d’avertissement : « une union monétaire
qui ne s’accompagnerait pas d’une convergence suffisante des politiques
économiques aurait peu de chances de s’inscrire dans la durée et pourrait nuire
à la Communauté » (paragraphe 42). S’il reconnaît qu’il n’est « pas
possible de s’inspirer simplement de l’exemple des États fédéraux existants »
et qu’il « faudrait élaborer une approche novatrice et originale »,
il recherche bien un modèle supranational fédéral.
Pas une fois cependant il n’aborde la question de la consultation des peuples et
de leur adhésion à ce projet, mis en place, si on lit bien son texte, par le jeu
d’accords inter gouvernementaux.
Si « le leadership pratiqué
par Jacques Delors reste (...) sans précédent dans l’histoire de la construction
européenne », constate Helen Drake (7) dans une analyse remarquable datant
de 2002, « son passage à Bruxelles fut marqué par l’exercice sans relâche
d’une influence à caractère présidentiel incontestable, aussi bien que par des
tentatives, elles beaucoup plus contestables et contestées, visant à conquérir
une légitimité jusqu’alors sans égale à ce niveau de responsabilité ».
L’homme d’influence, selon la méthode Monnet, a tenté de promouvoir « sa
propre vision ». « Mais dans des circonstances marquées par la remise en
cause des certitudes géopolitiques des principaux pays-membres de l’UE,
l’initiative en Europe allait revenir inéluctablement aux leaders nationaux » -
et la Communauté devenue Union élargie à vingt-sept membres continuerait de
vivre sans l’intégration et le transfert de souveraineté nécessaires à la
réussite du modèle qu’il avait proposé, et qui a atteint ses limites (8) dans ce
nouveau siècle.
D’ailleurs, « les échecs du
président Delors sont apparus, selon lui, lorsqu’il s’est agi pour lui de
“conquérir” une légitimité » populaire pour ses propositions touchant aux
domaines souverains (la défense, par exemple), autrement dit, lorsqu’il s’est
aventuré sur le territoire des choix géopolitico-stratégiques des relations
internationales, tentant ainsi de formuler et de représenter l’intérêt général
dans ces domaines, alors même que les chefs d’État et de gouvernement peinaient
à se décider ». Ajoutons « les limites de la demande des décideurs
politiques des États membres en faveur d’un leadership politique
réellement supranational » au manque de légitimité démocratique et à la
crise financière (« la période folle que l’on a connue sur le plan financier
a amené les États et le secteur privé à s’endetter à l’excès. Et, en l’absence
de coordination des politiques économiques, personne n’a surveillé l’évolution
financière de plusieurs pays » constate aujourd’hui Jacques Delors [1]), et
nous comprenons les ressorts de la situation actuelle. Les «structurelles. C’est
d’ailleurs ce que remarque l’économiste
grandes dissensions » dans l’Union
européenne sont Jean-Paul Fitoussi (9) pour Libération : « Il y a
surtout dans le cas grec le symptôme du dysfonctionnement de la construction
européenne. S’il n’y avait pas eu d’atermoiements à propos du sauvetage, il n’y
aurait pas eu d’affaire ». Oui, mais les atermoiements sont logiques,
puisqu’il n’y a pas eu ce « parallélisme » entre intégration économique et
intégration financière qui supposerait que le modèle fédéral cher à Delors ait
abouti – ait reflété puis rencontré le désir des peuples et de leurs dirigeants.
Nouvelle ambiguïté, ajoute encore Jean- Paul Fitoussi, et son constat est lourd
de conséquences si l’on veut bien y réfléchir pour la politique monétaire
ellemême, « nous constatons surtout un fait : c’est la zone la plus vertueuse
en matière budgétaire – la zone euro – qui paie le plus lourd tribut à la crise.
Cette crise illustre le fait que la vertu n’est pas toujours récompensée et
surtout que l’économie n’a rien à voir avec elle. Le cas européen pose ce
problème fondamental : on peut sauver une banque qui a failli, on peut sauver
une entreprise en déroute, mais on ne peut sauver un peuple dont le gouvernement
a failli ».
Quant au cas grec, sommet d’un iceberg
: « Nous sauvons les banques – parfois à fonds perdus – qui nous ont conduits
dans le précipice, et là, on fait toute une histoire pour prêter à la Grèce
alors qu’on est sûr de récupérer notre argent, intérêts et capital !
».
Alors ce compte à rebours ? Il y a un
moment de vérité où les choses apparaissent telles qu’elles sont. Il vient.
Alors, loin des chimères, l’intérêt commun sera-t-il reconnu comme une extrême
évidence.
Cartes
:
La
construction de l’Union européenne :
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/spip/IMG/jpg_QI_31_Construction_UE.jpg
La
zone euro et la croissance annuelle du PIB dans l’Union
européenne,
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/spip/IMG/jpg_QI_31_euro_et_croissance_
UE.jpg
Les
déficits publics dans la zone euro (Automne 2009, source Commission
européenne),
http://www.touteleurope.fr/fileadmin/CIEV2/cartes_comparatives/100210_comparatif_
deficit.jpg
Notes
:
(1)
Paris-Match,
le 21 avril 2010, Anne-Sophie Lechevallier, Jacques Delors : je
suis
meurtri
par l’intervention du FMI en Grèce,
http://www.parismatch.com/Actu-Match/Politique/Actu/Delors-Je-suis-meurtri-par-lintervention-
du-FMI-en-Grece-180639/
(2)
Rapport sur l’Union économique et monétaire dans la Communauté européenne
(12
avril
1989),
http://www.ena.lu/rapport_comite_delors_trois_etapes_pour_faire_union_economique_
monetaire_europeenne_dans_monde_avril_1989-01-17916
(3)
Le
Monde/AFP,
le 24 avril 2010, Les
marchés font monter la pression sur la Grèce,
http://www.lemonde.fr/economie/article/2010/04/26/les-marches-font-monterla-
pression-sur-la-grece_1342620_3234.html#xtor=EPR-32280229-%5BNL_
Titresdujour%5D-20100426-%5Bzonea%5D&ens_id=1268560
(4)
Résolution du Conseil européen relative au pacte de stabilité et de croissance
-
Amsterdam,
17 juin 1997 (Journal
officiel,
C 236 du 02.08.1997), synthèse,
http://europa.eu/legislation_summaries/economic_and_monetary_affairs/stability_and_
growth_pact/l25021_fr.htm
(5)
Résolution du Conseil européen sur la coordination des politiques
économiques
(1997),
http://europa.eu/legislation_summaries/economic_and_monetary_affairs/stability_and_
growth_pact/l25022_fr.htm
(6)
Jacques Delors, livre d’entretiens publié en 1994, L’unité
d’un homme, éditions
Odile
Jacob.,Jacques
Delors évoque son arrivée comme président à la Commission
(1985).
(7)
Helen Drake, Jacques
Delors et la commission européenne,
Politique
européenne
4/2002
(n° 8), p. 131-145, l’Harmattan,
http://www.cairn.info/revue-politique-europeenne-2002-4-page-131.htm#citation
(8)
Helen Drake écrit en 2002, avant les consultations par référendum sur le
traité
constitutionnel,
refusé par la France et les Pays-Bas en 2005 puis limité en 2009
par
l’arrêt
de la Cour de Karlsruhe : « La
responsabilité de l’intégration européenne est en
premier
lieu entre les mains des corps constitutionnels nationaux (qui agissent) au
nom
des
peuples ».
Voir Léosthène,
n°
501/2009 UE
: une contribution allemande (accès
libre),
http://www.leosthene.com/spip.php?article995
(9)
Libération
(accès
payant) le 27 avril 2010, Jean-Paul Fitoussi, Sans
dysfonctionnement
de l’UE, il n’y aurait pas eu d’affaire grecque,
http://www.liberation.fr/economie/0101632279-sans-dysfonctionnement-de-l-ue-il-n-yaurait-
pas-d-affaire-grecque