POURQUOI
JE N’ÉCRIS PAS DANS
LA
LETTRE DU 18 JUIN
par
Pierre Lombard
Remarque préliminaire : c’est l’article de Paul
Kloboukoff dans le numéro de septembre qui m’a décidé à soumettre ce texte, déjà
en grande partie conçu en août. Paul écrit avec sa tête, moi avec mes tripes. Le
contenu est donc forcément moins riche, mais certaines préoccupations se
rejoignent. On peut regretter la faiblesse du nombre de contributeurs réguliers
à la Lettre du 18 juin. En ce qui me concerne, la discrétion que chacun peut
constater vient de ma prudence face à la conception de la liberté d’expression
que manifeste notre République. Outre les ennuis personnels, je m’en voudrais
d’en causer à l’Académie du Gaullisme.
En disant ce qu’on pense du procureur de la
République de l’Hérault, et de ses amis de la cour d’appel de Montpellier, on
risque un an de prison et 15.000 euros d’amende et déjà la moitié de ces peines
si on se contente d’exprimer son opinion sur la décision qu’ils ont rendue, de
maintenir en prison un septuagénaire « coupable » d’avoir voulu se défendre
contre des cambrioleurs. Cela n’empêchera pas des millions de Français de tenir,
en famille ou au zinc du bistrot, des propos bien plus « condamnables » qu’on ne
saurait écrire. S’ils n’ont pas d’ennemi personnel équipé pour les
enregistrements clandestins, ils ne risquent rien.
Sur un site Internet, il y avait même une « réaction
d’internaute » assez gratinée, qui en plus parlait de ces magistrats comme de «
l’équipe Sarko qui soutient les cambrioleurs ». Une telle lacune d’instruction
civique est encore plus comique (ou inquiétante ?) quand on connaît la
coloration dominante des produits issus de l’école de la Magistrature depuis
1968. Si on donne un avis déviant sur les « droits » des homosexuels, ou sur le
traitement à réserver à certaines catégories d’étrangers, c’est six mois de
prison et 25.000 euros d’amende.
En revanche, en appartenant à une certaine caste, on
pourrait diffuser en toute impunité un document illicite, colporter n’importe
quelle rumeur pour salir un homme. En effet, un degré de plus vient d’être
franchi dans l’escalade des excès de la corporation médiatique. Il n’y a plus ni
règle ni mesure, et tous les moyens sont bons pour abattre une cible humaine. Si
l’administration judiciaire confirme ces bruits, ils se félicitent de son «
indépendance », et si elle les infirme, ils prennent les mêmes accents de
sincérité indignée pour lui reprocher d’être aux ordres du « pouvoir ». Et s’ils
ne trouvent pas assez de faits légalement ou moralement répréhensibles à
l’encontre des victimes, certains n’hésitent pas à présenter comme des
turpitudes personnelles ce qui a été fait en application de la loi (bouclier
fiscal ou vente de domaines d’état), ou encore à bricoler des documents pour les
rendre scandaleux.
Que Mamère ou Montebourg fouillent dans les
poubelles, c’est explicable, puisque c’est le dernier endroit qui leur reste
pour trouver des idées, et c’est tolérable, puisqu’ils sont responsables au
moins devant leur corps électoral. Mais lorsque toute la corporation médiatique,
ou presque, se jette sur un monceau d’ordures pour en couvrir un ministre ou une
vieille dame trop riche, les uns répercutant avec empressement toutes les
affirmations des autres, sans qu’aucune responsabilité ne puisse être assumée,
cela dépasse les bornes de l’acceptable. En parlant de « presque toute la
corporation médiatique », il y a au moins une chose certaine : on ne trouvera
pas les exceptions dans l’audiovisuel « public », et il est pénible de constater
que nos impôts financent une telle meute. Toutes les bonnes âmes crient à la «
liberté de la presse », mais devant un tel dévoiement, il y a deux évolutions
possibles. La première serait de ramener la liberté de la presse à une dimension
plus raisonnable. Comment appelle-t-on un pouvoir qui dénie tout contrepouvoir?
N’est-ce pas une dictature ? Un patron qui mène son entreprise à la ruine peut
être interdit de gérer.
Un élu qui cache 1.000 euros de dépenses électorales
est systématiquement destitué. Pourquoi le titulaire d’une carte de presse ne
pourrait pas en être privé en cas de manquement à la déontologie de sa
profession ? Tout simplement parce que les règles n’existent pas et qu’aucun
responsable politique n’oserait en établir ! Il existe bien une « charte »
conçue en 1918, mais c’est une initiative interne, qui prend soin d’affirmer que
seuls les membres de la corporation ont le droit de juger leurs pairs. Curieux
relents de privilèges qu’on croyait abolis depuis 1789 (et 1945). Ne comportant
que des « devoirs » au départ, cette charte a évolué avec l’apparition de «
droits » exorbitants du droit commun, entérinés par la législation ou la coutume
dans les pays démocratiques, et méticuleusement défendus par la Cour européenne
des Droits de l’Homme. (Les deux versions de la charte sont disponibles sur le
site internet du Syndicat national du journalisme.)
La comparaison entre les devoirs admis et la pratique
observable suffit à prouver la vanité de cette charte, notamment en matière de
loyauté des méthodes, de respect de la vie privée, et de substitution à la
police. Puisque le volet « devoirs » n’est pas respecté, pourquoi les
revendications de «droits » qui complètent la version actuelle auraient-elles
une justification ? Mais on souhaite bonne chance à quiconque oserait les mettre
en cause. Et pourtant, l’impact de ces dérives sur les masses est plus fort chez
nous qu’ailleurs : que ce soit sous un régime de la Constitution américaine,
chaque citoyen est habitué à détecter derrière n’importe quelle source
d’information un élève potentiel de Goebbels ou Beria. En France, ce réflexe
n’existe pas, et l’opinion se laisse abuser sans difficulté par le « vu à la
télé » ou le « c’était dans le journal ».
C’est ici qu’on peut entrevoir l’autre évolution
possible : donner à tous la même liberté qu’à la presse. À partir du moment où
chacun pourra dire n’importe quoi sans être inquiété pénalement (ce qui n’exclut
pas réparation au civil des abus les plus manifestes), tout le monde apprendra à
filtrer les informations reçues (y compris sur Internet, ce qui serait un
progrès). Et tant pis pour le politiquement correct et la pensée unique, tant
pis pour les imams choqués (il y a bien longtemps que les curés ne relèvent que
les plus énormes blasphèmes), tant pis pour tous ceux qui veulent dicter les
mots permis ou interdits, ils pourront toujours répliquer avec les mêmes armes.
Comme le notait Paul Kloboukoff dans son article, la puissance publique tend à
déployer les mêmes moyens judiciaires pour les dérapages verbaux que pour les
agressions physiques, seules les peines étant – parfois – plus légères, et cela
jusque dans les cours de récréation !
Dans ces conditions, la différence entre le mot et le
geste s’estompe dans les esprits, surtout juvéniles, et on peut se demander si
ce n’est pas une des causes de passages à l’acte de plus en plus fréquents.
Abolissons donc les textes pénaux sui sévissent contre les « injures à… », ou «
contestation de… », ou dont l’objet est de « réprimer tout propos, etc. ».
Réservons la rigueur de la loi aux actes que lesdits propos n’auront pas
exorcisés, et laissons les tribunaux civils accorder aux victimes d’abus des
réparations dissuasives.
L’idée de dépénaliser la diffamation est dans l’air
depuis quelque temps, et ce n’est sans doute pas pour rien que, sur l’un de ces
sites internet qui prétendent faire du journalisme, on a pu lire « dépénaliser
la diffamation, c’est pénaliser la presse ». Une certaine presse, peut-être… Y
aura-t-il un jour en France des hommes politiques prêts à considérer l’ensemble
des citoyens comme des hommes capables de raisonner et de faire la part des
choses ? Avouons que le pari est risqué, notamment à la lumière de la « réaction
d’internaute » citée plus haut, mais ne vaut-il pas d’être tenté ? Puisque tout
cela est parti des affaires de Mme Bettencourt, observons que le principal
indice d’une faiblesse du jugement chez elle est certainement qu’elle réside
encore en France, et le traitement qui lui est réservé en ce moment fera
réfléchir tous les entrepreneurs qui ne se sont pas encore enfui avec leurs
investissements, ainsi que ceux qui auraient envisagé de rapatrier leurs avoirs
dans cette France que le regretté Jacques Marseille appelait « une Union
Soviétique qui a réussi » (disons « qui ne s’est pas encore écroulée »).
On ne peut s’empêcher de rappeler le vieux problème
d’arithmétique de CE1 : « il y a six grives sur une branche, un chasseur tire et
en tue deux, combien reste-t-il de grives sur la branche ? ». Tous ceux qui
connaissent la nature savent que la réponse est « zéro » parce que celles qui
ont échappé au plomb se sont envolées. Mais notre classe médiatico-politique,
intoxiquée par les sourates de la Révélation écologique, ne sait plus chasser
autre chose que « les riches », et voudrait encore nous persuader que les
derniers resteront sur la branche en attendant le coup suivant…