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LE TROU NOIR DE L’ABSTENTION

 

par Hélène Nouaille

 

 

directrice de la rédaction de Léosthène, http://www.leosthene.com

 

 

 Il me semble que pour faire des élections, il faut trois choses : 1° un système électoral, 2° des électeurs, 3° des éligibles » écrivait un pamphlétaire, Louis Auguste Rogeard, lors des élections de 1863. Nous étions sous l’Empire, le second, et non en République. Considérant que les conditions nécessaires à un vote libre et signifiant parce que respecté n’étaient pas réunies, il appelait les électeurs à considérer « que le vote auquel le pouvoir les convie n’étant qu’une comédie, il est de leur dignité individuelle de s’abstenir ». Pourquoi ?

 

Parce que « l’abstention est, à l’heure présente, la forme la plus énergique de la résistance, le mode le plus sérieux et le seul vrai de l’action, qu’on affecte à tort de considérer comme son contraire. Agissez donc politiquement par l’abstention et non électoralement par un vote impuissant » (1). Vieilles lunes, direz-vous, nous sommes en République et il n’y a autour des urnes ni police ni armée, la presse se dit libre, les candidats aussi. Veilles lunes ? Alors pourquoi ce malaise, pourquoi un Français sur deux ne s’est-il pas déplacé ? Il y a bien eu quelques exclamations autour d’une absence qui a cruellement marqué les élections régionales françaises, aux deux tours des 14 et 21 mars derniers. Exclamations qui très vite, se transforment au fil des heures en murmures apaisants. Évidemment, dans la chaleur des résultats, certains candidats l’évoquent : « il y a un élément d’enseignement, l’abstention, qui n’est un succès pour personne et doit interroger les politiques de tous bords » (Chantal Jouanno, tête de liste à UMP à Paris). Puis oublient, pour certains tentés de croire que les sondages d’opinion donnent des indications sur ce que pensent ou veulent les absents. Pourtant, la hausse des taux d’abstention qui se confirme, et pas seulement en France mais dans les veilles démocraties européennes, d’élection en élection (2) sonne comme un avertissement, au sens strict, car enfin ceux qui s’abstiennent souhaitent bien attirer l’attention ?

 

En France en effet, historiquement, les abstentionnistes ne se considèrent pas comme hors jeu – les débats du xixe siècle, autour des élections de 1863 et 1869 montrent que l’éloignement volontaire des urnes est une arme, (la forme la plus énergique de la résistance) pas une renonciation – ce qu’ignorent nombre d’éditorialistes volontiers moralisateurs, le choix de leur vocabulaire en témoigne (désertion, légèreté, inertie, indifférence) qui stigmatise les pêcheurs à la ligne tout à leur faute de paresse ou à leur incapacité à comprendre. Curieux, ce jugement de valeur, quand on regarde comment, dans une République alors confisquée,

 

Louis Auguste Rogeard, et il n’était pas le seul, défendait la démocratie avec une vigueur dont l’usage a disparu, non pas au nom de la morale, mais au nom de la politique, de la raison, de la responsabilité de chacun, sans laquelle « un peuple devient plèbe ». Au nom de la politique. Un trait pérenne et une bien étrange manie, réfléchit le correspondant du Temps helvétique à Paris, Sylvain Besson, que de se réclamer par exemple encore « d’un document de1944, le programme du Conseil national de la Résistance, qui prévoit «une organisation rationnelle de l’économie, assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général ». C’est-à-dire de poser le principe que le politique est premier sur l’économie. Et de citer Henri Guaino, conseiller spécial du Président de la République : « La politique peut changer beaucoup de choses, elle n’est pas seulement un art de gestion dicté par le fatalisme économique. La politique, c’est l’expression de la volonté de maîtriser notre destin, opposée à tous les déterminismes, dont le plus insupportable aujourd’hui est peut-être celui des marchés.

 

Dresser la volonté humaine contre les déterminismes, c’est l’idéal des Lumières». Utopie ? « Chez les voisins d’Europe du Nord, qui se considèrent comme plus pragmatiques et performants, cette prétention française à dompter le chaos est source d’infinis sarcasmes. Dans le domaine économique, on y voit une preuve de naïveté, d’archaïsme, d’ignorance face à la globalisation » ajoute Sylvain Besson. Effectivement, lorsque l’on consulte les sacro-saints instituts de sondage, si l’économie, sur laquelle l’électeur n’a aucun contrôle, mène le monde, alors le citoyen français estime « avoir perdu le contrôle de sa vie » (3). D’ailleurs, d’autres études (4) montrent qu’il est mal à l’aise avec la mondialisation, avec le capitalisme, qu’il est, nous dit le médiateur de la République dans son dernier rapport (5), en« grande tension nerveuse », « angoissé », « défiant » ce qui supposerait qu’il est malade, encore une manière, remarquonsle, de le renvoyer à son incapacité. En bref, il est fautif et responsable, selon le discours à la mode, du malaise français.

 

De fait, a-t-il le contrôle des lieux de pouvoir ? Peut-il révoquer ceux dont les décisions, prises dans des cénacles lointains, gouvernent sa vie, omc, fmi, Banque mondiale, pour parler d’institutions d’un « gouvernement mondial » qui s’exerce sans eux ? Que peut-il contre les excès du monde financier, que ses propres gouvernants se montrent impuissants à maîtriser ? Il ne sait pas très bien, peut-être, de quand date cette spoliation mais il la ressent jusque dans les institutions européennes où gouvernent des hommes sur lesquels il n’a pas plus de prise réelle – d’ailleurs, il s’abstient (partout dans l’UE, les Français ne sont pas seuls dans leur île hexagonale) aux seules élections où on le sollicite (élections parlementaires), se souvenant de surcroît que lorsqu’il se mobilise, en masse, pour un référendum, son vote, blessure non refermée, est ignoré par ses propres représentants et le sujet tabou dans les médias et chez les politiques, tous partis dits de gouvernement confondus.

 

Bien, réfléchit Sylvain Besson, pragmatique, l’électeur français veut autre chose. « Tout le problème, bien sûr, est de savoir quel serait le contenu d’une alternative française au capitalisme dominant. Les trois chocs fondateurs du sarkozysme – Jean- Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, le rejet de la Constitution européenne et les émeutes des banlieues en 2005 – ont accrédité l’idée d’un ébranlement irrémédiable du «modèle républicain» traditionnel. Son postulat central, le mythe d’une nation communiant dans la “passion de l’égalité”, est démenti par les faits : fossé grandissant entre élites diplômées, qui s’auto-reproduisent, et lumpenprolétariat de travailleurs pauvres ; régime pyramidal où le peuple vote peu et décide peu ». Or, nous dit-il en fin observateur, « dans la sphère intellectuelle, la quête d’alternatives tourne à vide » et les élites se réfugient dans « une sorte de nihilisme ludique ». Alors, tout est-il perdu ?

 

Non, répond notre correspondant suisse, qui s’en retourne sur les bords du Léman après avoir écrit son dernier article parisien, « la France étant ce qu’elle est – insatisfaite, dissidente à l’ordre établi, en pensée sinon en actes – il y a fort à parier que d’autres, quelque part, continuent de chercher. L’idéal des Lumières, “le progrès par la liberté de la raison”, garde son actualité, écrivait le philosophe Marcel Gauchet en 2008 dans sa revue Le Débat. Avec la crise financière, et le discrédit au moins partiel du libéralisme, la vieille utopie française d’une humanité prenant en main son destin, pour inventer une société meilleure, peut retrouver sa raison d’être. À condition de lui donner un contenu qui soit autre chose qu’un pâle reflet des illusions du passé ». Non, ont peut-être répondu les électeurs, ceux qui votent blanc ou nul, ceux qui votent « contre » à défaut de choix possible, ceux qui n’ont pas voté, « mais il y a, en politique, des vérités qu’il faut redire longtemps, et longtemps rebattre, et faire tinter comme une cloche, et crier par les rues et carillonner sur les toits avant que les gens daignent lever le nez, tant ils sont occupés à regarder pousser l’herbe entre les pavés » écrivait Louis Auguste Rogeard. L’abstention comme une cloche, en somme, à l’adresse de leurs élus, pour que la démocratie ne soit pas un « cadavre debout », un signe de résistance ?

 

Il y a un élément d’enseignement, l’abstention, qui n’est un succès pour personne et doit interroger les politiques de tous bords.

 

 

Notes :

(1) Louis Auguste Rogeard, Pamphlets, l’Abstention, imprimerie de J. H. Briard, Bruxelles, 1869. (Le pamphlet, écrit le 15 mai 1863 a été interdit de publication

 

 

en France.) http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5440301h(2) TNS Sofres, historique des taux d’abstention en France.

http://www.tns-sofres.com/points-de-vue/7EB7E45F23E54562

9454F8FDF2A44E3F.aspx

(3) Brice Teinturier, État de l’Opinion 2010, Editions du Seuil. http://www.editionsduseuil.fr/livre/Etat%20de%20 l%27opinion%20%282010%29/9782020928298

 

 (4) Pipa World Public Opinion, Wide dissatisfaction with capitalism, novembre 2009.

 

http://www.worldpublicopinion.org/pipa/articles/ btglobalizationtradera/644.php?nid=&id=&pnt=644&lb=btgl

 

 (5) Jean-Paul Delevoye, médiateur de la République, Rapport2009 (PDF, accès libre)

 

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapportspublics/104000095/index.shtml

 

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07.04.2010

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